PODCAST IX/XX
Où l’on émet directement l’hypothèse que pour l’anartiste, la fabrique de l’œuvre d’art est affaire de désir inassouvi.
Le tableau La mariée mise à nu par ses célibataires, même, autrement appelé Le Grand verre est actuellement installé au Museum of Art de Philadelphie. L’œuvre de Marcel Duchamp est composée de deux vitres en verres superposées composant un panneau de près de trois mètres de haut sur lequel sont tracées des figures avec des médiums variés : huile, vernis, feuille de plomb, fil de plomb et poussière.
Conçu dès 1912, Le Grand verre donne lieu à de nombreux travaux préparatoires, des tests sur support de verre et de très nombreuses notes rassemblées dans un premier temps dans La boite de 1914, puis, en 1934 dans La boite verte. Concrètement débutée en 1915, la réalisation de l’œuvre se poursuit jusqu’en 1923, date à laquelle Marcel Duchamp la déclare « définitivement inachevée ».
En 1933, Katherine Dreier — la propriétaire de l’œuvre — apprend à Marcel Duchamp que Le Grand verre a été brisé au cours d’un transport en 1927. Marcel Duchamp décide de le réparer en conservant les fêlures et le puzzle est achevé deux mois plus tard. Il est enfin installé de façon permanente en 1954 au Musée d’Art Moderne de Philadelphie.
3 couches
Le Grand verre offre 3 lectures différentes.
La première lecture est littérale et déploie un ensemble d’actions au travers de nombreuses machines dans un rapport de causes à effets. Neuf enveloppes moulées dégazent par des filaments tandis qu’une roue à aubes entraine le va et vient d’un chariot relié au tournoiement d’un fléau qui actionne les 3 cylindres d’une broyeuse. Le gaz se liquéfie en passant par des filtres de poussière et s’évacue dans une pente d’écoulement spiralée jusqu’à rejaillir en gouttelettes qui traversent successivement des lentilles optiques, une ligne d’horizon puis neuf trous. Simultanément, un mobile-girouette vibre et évacue d’une boite des lettres d’imprimerie qui passent au travers de 3 pistons transparents, etc. etc.
La seconde lecture est sexualisante et fait se confronter deux domaines mâle et femelle. Dans le domaine des célibataires, neuf d’entre eux, chauds bouillants, dégagent un gaz qui, par les actions d’une machinerie masturbatoire se transforme en liquide qui jaillit puis éclabousse et se disperse dans le domaine de la mariée. La voie lactée accueille cette semence et insémine la mariée.
La troisième lecture est sociologique et raconte l’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art. Les neuf regardeurs actionnent leur regard critique sur les productions de l’artiste qui pense, agit et produit cycliquement. Ainsi lestées, les productions sont collectées, archivées et, passant à la postérité, deviennent des œuvres d’art encensées et diffusées dans les manuels d’histoire.
Ces trois lectures différentes sont complémentaires et surtout superposables. Marcel Duchamp a volontairement déployé des figures polysémiques en 3 strates métaphoriques. Il a quasiment créé une bande dessinée signifiante qui est aussi le diagramme d’une loi sociologique. Le Grand verre n’a pas un seul sens de lecture mais se veut une « animation » d’actions simultanées.
Une synthèse
Nous allons tenter de le résumer ainsi :
L’artiste conçoit, agit (c’est la glissière) et réfléchit, broie du noir (c’est la broyeuse de chocolat) ; le public gonflé de son importance triviale (ce sont les neuf uniformes) applique son jugement de goût à la production artistique (c’est flux des tubes capillaires) ; la combinaison du jugement de goût (c’est le gaz d’éclairage) avec la décision de l’artiste (ce sont les les ciseaux) façonne sa création (ce sont les 3 fracas) et forme un seul objet, la production artistique, qui passe alors par l’archivage médiatique (ce sont les témoins oculistes) et accède à la postérité par les neuf tirés. Simultanément, le discours sur l’art (c’est la boite à lettres) est validé-imprimé (ce sont les trois pistons) et diffusé depuis les neuf tirés vers le public, le domestique (c’est le domaine des célibataires) ; la production artistique change de statut à la confluence de ces deux courants (c’est l’effet Wilson Lincoln), par la puissance médiatique (ce sont les témoins occultistes) et par le renversement du jugement de goût (ce sont les tamis).
Voilà. Ce qui dans un premier temps a été rejeté car incompris, anti-conformiste, abstrait, révolutionnaire, provocant, est réhabilité par une petite minorité qui détient les clefs financières, spéculatives, médiatiques, critiques, … et devient « chef d’œuvre », en tout cas institué comme tel, puis devient la norme et ainsi de suite…
Bien vu l’anartiste !
Œuvre : La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP
Conseil de lecture : Marcel Duchamp, l’apparence mise à nue…, Octavio Paz, Éditions Gallimard 1966-1977.
Références + sur Centenaireduchamp : Super simple grand verre