A mes yeux, ce documentaire écarte trop facilement les raisons fondamentales pour lesquelles Fontaine est l’œuvre emblématique de l’art dit « conceptuel ». Si ces raisons fondamentales étaient mieux évoquées, la conclusion la plus logique serait de continuer à attribuer, toujours aussi logiquement, cette œuvre à Marcel Duchamp.
Peu de doutes que Marcel Duchamp avait commencé à penser « readymade » sans le conceptualiser ni le formuler dès avant de partir aux Etats-Unis en 1915. Roue de bicyclette est en ce sens un readymade « rétroactif » puisque cette installation n’est appelée readymade par Marcel Duchamp qu’en 1916 — authentification faite par une lettre à sa sœur — alors qu’elle avait été réalisée en 1913.
Peu de doutes aussi que Marcel Duchamp, comme n’importe quel·le artistes a concrétisé/formulé la notion de readymade sous l’influence d’une confrontation avec d’autres artistes rencontré·e·s à New-York, dont beaucoup de femmes comme Mina Loy, Louise Norton ou la « Baronne » Elsa von Freytag-Loringhoven (EVFL).
Peu de doutes que le contexte de conception et de proposition de l’objet pissotière au rang d’œuvre d’art intitulée Fontaine était collectif, la parution simultanée de la revue the blind man n°2 en atteste. Mais ce collectif est assurément fédéré, pour cette saga Fontaine, autour de la personne de Marcel Duchamp.
Celui-ci, à partir de la seconde guerre mondiale, va travailler à réhabiliter cette œuvre écartée, invisibilisée dans un premier temps par le monde de l’art et faire accéder Fontaine à la postérité sans que Louise Norton ou Béatrice Wood ne remette jamais en question cette revendication duchampienne. Marcel Duchamp attend donc 33 ans pour que Fountain soit réhabilité à l’occasion de l’exposition Challenge and Defy Extreme Examples by XX Century Artistes, French an Americans organisée à New-York en septembre 1950, alors qu’il avait été refusé en avril 1917 lors de l’exposition THE
FIRST ANNUAL EXHIBITION of the Society of Independent Artists au Grand Central Palace de Manhattan.
Si Marcel Duchamp peut être qualifié de « radical » par rapport aux us et coutumes du monde de l’art, il ne s’agit pas de la même radicalité de celle de ELVF. ELVF n’a en effet jamais signé, vendu, exposé, revendiqué quelque production artistique que ce soit. Son activité dite « artistique » semble s’être concrétisée dans « l’ici et le maintenant », la spontanéité expressive directe sans préoccupation du devenir de ses créations, qu’elles soient « body-art » ou « plastic-art ».
C’était plutôt une actionniste avant l’heure, une DADA instinctive qui oscillait entre la performance où elle mettait son corps en jeu dans l’espace physique et social et la collecte d’objets de rebuts, débris et déchets auxquels elle donnait parfois un nom. Mais cela ne suffit pas pour « inventer » le readymade.
Le readymade, et singulièrement Fontaine, dans cette histoire, est beaucoup plus qu’on objet usuel décrété production artistique par l’artiste lui-même. C’est un concept inventé et utilisé par Duchamp pour concrétiser le processus de « chefd’œuvrisation » à l’ère moderne.
Marcel Duchamp a construit la plus grande partie de sa pensée et de son action artistique sur l'idée qu’à l’ère artistique moderne, l'artiste n'avait plus la main sur son travail mais que le jeu social des regardeurs décidait désormais la plupart du temps du devenir de la production artistique.
Le plus souvent refusée dans un premier temps par la pensée conventionnelle et triviale, la proposition artistique est dans un second temps, parfois, réhabilitée par la pensée de la distinction.
C’est avec cette loi d’ordre sociologique que Marcel Duchamp n'a cessé de jouer, pour mieux la déjouer, pour devenir lui seul maître de la postérité de sa propre production.
On peut noter ici que le processus de réhabilitation du travail et du rôle d’Elsa von Freytag-Loringhoven ressort exactement de cette loi sociologique. Invisibilité par EVLF elle-même (non montré, non signé, non vendu) il faut l’attention unique de F. Naumann, historien de l’art, collectionneur et commissaire d’exposition pour créer 50 ans après de la « valeur » à la production.
C’est d’ailleurs peut-être là, dans l’action artistique d’EVFL, sans revendication et sans plus-value, que Marcel Duchamp a peut-être puisé une partie de sa réflexion sur la « fabrication de l’œuvre d’art » et de sa stratégie pour organiser l’invisibilisation, dans un premier temps, de ses readymades pour mieux ensuite provoquer leur réhabilitation, parfois sur un temps très long.
Si l’on connait des productions, images et poèmes d’EVFL qui sont des odes à Marcel Duchamp, en miroir Marcel Duchamp n’a quasiment jamais fait référence à EVFL ni en tant qu’amie ni en tant qu’influence.
Est-ce à dire que le silence de Marcel Duchamp sur ELVF serait le marqueur d’une invisibilisation volontaire parce qu’elle pourrait être la véritable autrice de Fontaine ? C’est ce — très — grand écart que le documentaire interroge plutôt insidieusement, sans du tout convaincre.
Le documentaire semble mettre en scène une ligne de fracture entre sociologues dans l’usage du regard « féministe » sur cette remise en cause de la paternité/maternité de Fontaine. Là où Eric Fassin convoque l’effacement historique du rôle des femmes dans l’Histoire pour éventuellement réévaluer le rôle spécifique de ELVF dans la saga Fontaine, Nathalie Heinich semble minimiser la redécouverte du travail d’ELVF sous couvert que le récent mouvement Metoo pourrait établir de nouvelles hiérarchies sans s’en tenir aux faits.
Évidemment, c’est là qu’il aurait fallu, à mon sens, creuser et développer le documentaire.
Puis Marcel genders 1, Marcel genders 2 et Marcel genders 3 où je montre pas à pas l’usage du genre par Marcel Duchamp (Ici, le PDF complet)
A noter l’article « l’urinoir that’s the fuck ? » du blog Culturieuse
Et l’excellente enquête de Mickael LaChance « Les nouvelles fables de Fountain 1917-2017 », dans laquelle il « fait parler » chaque protagoniste de cette histoire.