Etiquettes de voyage 1922. Texte imprimé : RROSE SELAVY 1947 Brodway N.Y. City - VOUS POUR MOI ? |
Marcel Duchamp crée en 1922 une petite étiquette en carton (au format dit « américain ») comme celles qu’on accroche aux valises durant les grands voyages, portant le nom de Rrose Sélavy avec sa nouvelle adresse 1947 Broadway N. Y. City et portant ces mots : VOUS POUR MOI ?
Rrose Sélavy est le nom d’emprunt, le pseudonyme qu’utilise désormais Marcel Duchamp pour signer ses productions littéraires et plastiques.
Le petit paquet d’étiquettes VOUS POUR MOI ? est un cadeau d'anniversaire que Marcel Duchamp offre à Ettie Stettheimer qui, avec ses deux sœurs, riches héritières d’un banquier, recevaient comme dans un salon culturel, organisaient des fêtes auxquelles participaient nombre des membres de la scène artistique de l’époque, dont les européen·ne·s exilé·e·s « modernes », Marcel Duchamp, Marsden Hartley, Georgia O'Keeffe, Charles Demuth, Francis Picabia, Alfred Stieglitz et Edward Steichen, des critiques d'art, etc.
Ettie écrit des romans et poèmes, Florine peint et Carrie consacre sa vie à réaliser une maison de poupée qui contient une galerie d’art avec des reproductions d’œuvres miniatures réalisées par les artistes eux-mêmes. Marcel Duchamp, dans ce contexte, est le Français plein de charme débarqué de France en 1915 qui donne des french lessons « et qui tolère que, parfois, Ettie se fasse simultanément faire les ongles ! Culture et manucure ! » [*]
Au sens premier, cadeau remis, le petit paquet d’étiquettes VOUS POUR MOI ? est une forme d’approche amoureuse ou d’amorce de dialogue amoureux auprès d’Ettie. C’est une « indication pressante au porteur pris pour destinataire » [**] qui n’a peut-être pas si bien fonctionné que ça puisque selon Jacques Caumont, « il ne sera pas du goût de la destinataire ». VOUS POUR MOI ? semble bien poser une question plutôt directe qui semble appeler une réponse tout aussi directe.
Mais on connait bien maintenant la profondeur implacable des jeux de mots dont use Marcel Duchamp. On peut alors s’ouvrir à la variété des significations qu’il fait vibrer avec ce readymade « aidé », principalement sur trois registres.
En premier, le sens de la présence du point d’interrogation est limpide lorsqu’on comprend bien que « Vous pour moi » ne peut-être, alors que sa destinataire s’appelle Ettie, que la fin de la phrase muette : « Ettie qu'êtes-vous pour moi ? ».
En deuxième, réalisons quand même que Marcel Duchamp a constamment relancé et usé de l’antagonisme entre l’esthétique et l’éthique. Son principe « d’indifférence esthétique » dans le choix des objets dont il fait ses readymades et sa remise en question permanente sur le statut de l’œuvre d’art en attestent. D’autre part, Ettie Stettheimer était titulaire d’un doctorat de philosophie. C’était une riche interlocutrice sur les développements artistiques du moment, de l’art moderne européen et de son assimilation par les artistes Etatusniens. Le jeu de mots nous entraîne immanquablement sur le choix de l’étiquette comme support, pour ce readymade cadeau, en faisant écho à la question de « l’éthique ». Le jeu de mot s’amplifie.
Enfin en troisième intention, VOUS POUR MOI ?, réalisé à Paris et transporté à New-York fait partie de ces productions qui accompagnent en permanence Marcel Duchamp dans ses déplacements transatlantiques, comme LE PETIT VERRE en 1915 (cadeau à Pierre-Yves Roché) ou AIR DE PARIS (cadeau à Walter Arensberg). VOUS POUR MOI ? signale le jeu entre deux personnes, entre deux polarités, signale cet oscillement permanent entre deux « aimants », et par extension le jeu de ping-pong entre Rrose Sélavy/postérité et lui-même/artiste, le principe toujours appliqué de ce qu’il appelait « la coïntelligences des contraires ».
Ceci dit, le dialogue engagé a peut-être quand même fonctionné, à distance, lorsqu’on lit le poème qu’Ettie Stettheimer écrit pendant l’été 1922, suite à la fête du 22 juillet [***] :
« Pensée-Cadeau : vers à un ami
Je voudrais être faite sur mesure
pour toi, pour toi,
Mais, je suis ready-made par la nature,
pour quoi ? pour quoi ?
Comme je ne le sais pas j'ai fait des rectifications
Pour moi ».
Fac similé Exposition Venise 1993 |
Post-scriptum
Un tableau de Florine Stettheimer, sœur d’Ettie, La fête à Marcel (1922) montre bien l’ambiance des fêtes dans dans une propriété qu'elles louaient pour l'été à Tarrytown, à une heure au nord de New York. C’est un tableau qui dépeint en une seule image différents moments de la fête d’anniversaire du 22 juillet, jour des trente ans de Marcel Duchamp.
On voit complètement en haut à gauche, l’arrivée de Duchamp dans la voiture conduite par Picabia. Dans la partie du bas, c’est the afternoon qui est représenté, l’arrivé de Duchamp et Picabia par l’entrée du jardin, puis les conciliabules et dialogues entre les différent·e·s participant·e·s, Francis Picabia, Albert Gleizes, Carl van Vechten et Fania Marinoff, Leo Stein, Avery Hopwood et Henri-Pierre Roché, Marcel Duchamp, Ettie, Carrie et Florine. Ettie décrit dans son journal : « La fête de Marcel Duchamp a été un grand succès. Une série de jolies images - d'abord le thé sur la pelouse sous les érables et certains d'entre nous sur l'herbe, puis trois tables sur la terrasse et des lanternes japonaises, bleues, vertes et jaunes (seules) suspendues à la table des peintres de Duchamp ».
Dans la partie du haut, the evening où les protagonistes du bas festoient sous les lampions. Mais Francis Naumann raconte [****] : « Apparemment, peu après son arrivée, l'une des sœurs Stettheimer (probablement Ettie) lui a demandé de préparer des cartons de table pour chacun des invités, et Duchamp a dessiné leurs noms sur des morceaux de papier séparés qu'il a soigneusement pliés en deux. Les noms, cependant, n'étaient pas immédiatement discernables ; pour les lire, il fallait tenir le papier à la lumière (certains des invités assis à des tables à l'arrière-plan du tableau de Florine semblent faire précisément cela), et ce n'est qu'alors que l'on découvrait que Duchamp avait dessiné des fragments de leurs noms sur les deux côtés du papier, déchiffrables seulement lorsque les deux côtés étaient visibles en même temps. »
Marcel Duchamp ne loupait aucune occasion de transformer tous les moments de la vie courante en acte créatif.
[*] « Duche a-t-il enfreint l'étiquette, non sans heurter la délicate Ettie ? Un cadeau qui met fin à quelques années d'une parade amoureuse. D'ailleurs Ettie n' a-t-elle pas toujours été moins éprise que lui ? » Système D roman, même si... - J. Caumont + F. le Penven - faune étique numérique 2004
[**] André Gervais ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 22 N° 1 ÉTÉ 1989
[***] Journal d'Ettie, 31 juillet 1922 (cité par Système D roman, même si... - J. Caumont + F. le Penven - faune étique numérique 2004)
[****] http://www.francisnaumann.com/DUCHAMP/Duchamp07.html
"La fête à marcel", Florine Stettheimer, 1922 |