[COD] La vie des stoppages 1/2

Marcel Duchamp, vite. Complément d’objets directs [COD] - Marc Vayer mai 2020

Autour de « 3 stoppages étalon » [1913 - 1964] 
et de « réseaux des stoppages » [1914]


« Chaque seconde part une étincelle. Le schéma, le diagramme du mouvement, ça le décrit, l’idée de mouvement ; après tout un tableau est un diagramme d’une idée. Ça n’avait jamais été fait. »
1960 entretiens avec Georges Charbonnier


Note de 1914 : "3 stoppages étalon : -----------------------du hasard en conserve

A - La description des œuvres
 
3 Stoppages-étalon [1913] est une œuvre qui témoigne d’une expérience de type scientifique. Ce fut la première fois dans l’histoire de l’art où c’est un processus expérimental qui détermine une forme plastique. Cette œuvre est également une installation dont la mise en scène évolue par étape de 1913 à 1964.

Lors d’une conférence en 1964, Marcel Duchamp s’explique sur 3 Stoppages-étalon : « Cette expérience fut faite en 1913 pour emprisonner et conserver des formes obtenues par le hasard, par mon hasard ». Ce qui importe véritablement ici, c’est l’expression « par mon hasard ». 
Réseaux des stoppages [1914] est une esquisse, un travail préparatoire pour une œuvre ultérieure (La mariée mise à nue par ses célibataires même) qui reprend les éléments de 3 stoppages-étalon et devient une peinture à part entière.



 
3 Stoppages-étalon 1913 - 1914

3 stoppages étalon. Clichés sans doute pris par Marcel Duchamp en 1914. Clichés négatifs sur verre. Philadelphie Museum of Art. Dépot Alexina Duchamp. On voit très peu le fin fil de couture blanc sur la surface Bleu de prusse. D'origine, les fils sont ici fixés et cousus sur des toiles de 30 cm de large.

1913. Marcel Duchamp aurait laissé tomber, dans ce qui ressemble à un simulacre d’expérience [1], depuis une hauteur d’un mètre, trois fils de couture très fin d’un mètre chacun. Ces fils, dans leur déformation, sont alors fixés par du vernis et cousus sur de la toile enduite de bleu de prusse.
Immédiatement, dans le titre, le terme « étalon » évoque clairement la référence aux mesures étalons — le mètre étalon déposé en 1876 au Bureau international des poids et mesures, pavillon de Breteuil, est célèbre. Quand au terme « stoppage » il nous incite à penser, lorsqu’on connaît le protocole expérimental dont est issu l’œuvre, qu’il s’agit d’évoquer « l’arrêt », l’enregistrement du « STOP » dans le passage d’une forme d’un mètre linéaire à celle d’un mètre déformé.
C’est la première fois que la mise en scène d’un protocole (ici un protocole pseudo scientifique) est utilisé comme image. C’est la première fois qu’une production artistique plastique met en scène le résultat du dispositif expérimental lui-même. Mettre en place un protocole de type expérimental et en témoigner pour concevoir une production plastique est une des inventions fulgurantes de Marcel Duchamp qui a ouvert, depuis, les portes et les fenêtres à tant de créateurs et créatrices.
Mais Marcel Duchamp semble avoir d’abord conçu ces trois assemblages comme des peintures, des tableaux autonomes, des « tableaux de hasard ». Et même si cette production a tout, à l’époque, d’un OVNI artistique, comme bien d’autres productions de Marcel Duchamp, elle ne sera pas montrée, pas exposée ; elle ne le sera qu’en 1936, ce qui donnera lieu à une évolution notable de la forme de l’œuvre elle-même, pour laquelle on pourra parler comme d'une "installation".
Dans cette première étape de 1913,
3 Stoppages-étalon forment donc une série de toiles indépendantes que Marcel Duchamp va rouler sur eux-mêmes pour les emporter avec lui lors de son départ de France pour New-York en 1915.

1918. Création des gabarits,  "Règles en bois" construites à l’occasion de la réalisation du tableau « Tu m’ » pour Katerine Dreier. Trois lattes de bois, formées le long d'un côté pour correspondre aux trajectoires courbes des fils (119,4 x 6,1 cm ; 109,1 x 6,2 cm ; 109,8 x 6,3 cm)
Le tableau Tu m', accroché spécifiquement au-dessus de la bibliothèque de Katerine Dreier, à New-York.
Pour le tableau « Tu m’ », afin de transférer précisément les lignes originales, Duchamp prépare à cette époque 3 règles ou gabarits de bois, spécialement calculées pour reproduire la courbure d’origine des « stoppages », lesquels n’étaient pas encore fixés à des supports plus durables. Ils étaient toujours sur des toiles non montées, ce qui avait permis à Marcel Duchamp de les rouler et de les emporter aux Etats Unis lors de son départ de France en 1915.
Ces gabarits ont servi à peindre leurs propres formes sur le tableau en bas à gauche. Ils ont servi également à reproduire les lignes courbes de la grande figure géométrique de droite.
Le tableau est par ailleurs composé de figures variées, les ombres des readymades "roue de bicyclette" et "porte-manteaux", l'ombre d'un tire-bouchon, une succession décroissante et colorée de losanges, la figure d'une main qui désigne une surface blanche. En son centre la toile est volontairement déchirée et reprisée avec 3 épingles à nourrice. Est également littéralement planté dans la toile un écouvillon (cet objet qui servait à nettoyer les bouteilles).

Tu m', Marcel Duchamp, 1918. Peinte en 1918, elle est la dernière peinture de l'artiste. C'est une commande de la riche collectionneuse Katherine Dreier. Ce tableau était destiné à un emplacement bien précis, au dessus de la bibliothèque de Mme Dreier, d'où son format allongé très particulier.
Pour une approche approfondie du tableau Tu m', voir la longue enquête intuitive et documentée sur le blog de Jean-Yves Amir.

 1936. Première exposition des 3 Stoppages-étalon. Après avoir détaché les pans de toile de leur chassis, les avoir réduit en largeur pour les coller sur trois panneaux de verre (125,4 x 18,3 cm chacun), Marcel Duchamp les confine tout comme les règles courbes de 1918 dans une boîte en bois équipée de casiers (Caisse de jeu de croquet ou boîte spécialement construite, il reste une incertitude). Ils ne doivent plus être lus verticalement c’est à dire dans le sens des étiquettes mais horizontalement. Après leur transformation en protocole expérimental, 3 Stoppages-étalon doivent donc pour la première fois être présentés au public en décembre 1936 lors de l’exposition « Fantastic art dada surrealist » du Museum Of Modern Art (MOMA) à New-York, comme une installation.
Mais le commissaire de l’exposition ne retient pas l’agencement de Marcel Duchamp et présente simplement les 3 supports de verre verticalement. Il faudra attendre 1953 pour que l’ensemble du dispositif soit présenté.
Vue de l'exposition « Fantastic art dada surrealist » du Museum Of Modern Art (MOMA) à New-York. A droite, les 3 stoppages étalon présentés vertivalement.

1953. Après le mort de Katerine Dreier, un leg de sa collection est effectué au MOMA.  3 Stoppages-étalon en fait partie. Pour clarifier sa démarche, Marcel Duchamp ajoute aux attributs de son dispositif deux barres en bois portant l’inscription « 1 mètre » dont une doit être exposée horizontalement et l’autre verticalement et une étiquette d'Alfred H. Barr, Jr. disant "Dans cette exposition [1953] trois fils tendus et deux baguettes en bois, une verticale et une horizontale, ont été ajoutés sur proposition de l'artiste pour clarifier son procédé".

Conformément aux instructions de l’artiste, les trois pans de toile ne sont plus comme en 1936 présentés verticalement à la manière d’un tableau, mais comme la composante d’un schéma expérimental. Les 3 règles en bois prennent place au mur, disposées horizontalement, les bandes de toiles avec les fils étaient présentées juste au dessous à même le sol, les-dites barres de bois d’un mètre de long disposées l’une verticalement et l’autre horizontalement définissent les conditions cadres de l’expérience, à savoir la surface quadratique dans lequel s’est produit la chute des trois fils d’un mètre de long.

La boite originale de 1918 + les 2 règles d'un mètre ajoutées au dispositif en 1953+
Le dispositif tel qu'il peut être déployé en 1953, les 3 fils sur toile bleu-prusse maouflée sur des plaques de verre, les 3 règles-gabarits, les 2 règles d'un mètre et la boite. (ici, réplique de 1963).

1963. Sous sa forme plastique, l’œuvre ne fait son apparition en Europe qu’à titre de réplique à partir de 1963. 1) 1963, Stockholm, Museet moderne, Stockholm, Don du Moderna Museets Vanner, Réalisé par Ulf Linde pour une rétrospective de Duchamp, Stockholm, 1963. Inscription "pour copie conforme Marcel Duchamp 1964 ». 2) 1963, Pasadena Musée Norton Simon, Pasadena, Californie, 3 arrêts (128,8 x 18,2 cm), 3 lames de bois profilées (112,5 cm de long), Réalisé par Baldev Duggal, New York, sous la supervision de Duchamp pour sa rétrospective à Pasadena, CA. Inscription sur latte de bois : "pour certifie conforme Marcel Duchamp 1963 ». 3) Réplique de David Hayes, conservateur du Musée Guggenheim New-York. 

1964. Comme la plupart des readymades, 3 Stoppages-étalon est éditée à 8 exemplaires pour la galerie milanaise Arturo Schwartz, avec l’accord de Marcel Duchamp.

Récapitulatif de la vie des 3 stoppages étalon. Croquis Marc Vayer.

Citations :
« Mon but était la représentation statique du mouvement — une composition statique d'indications statiques des positions diverses prises par une forme en mouvement — sans essayer de créer par la peinture des effets cinématiques. La réduction d'une tête en mouvement à une ligne nue me paraissait défendable. Une forme passant à travers l'espace traverserait une ligne ; et à mesure que la forme se déplacerait, la ligne qu'elle traverserait serait remplacée par une autre ligne —puis une autre et encore une autre. Par conséquent , je me sentais habilité à réduire une silhouette en mouvement à une ligne plutôt qu'à un squelette. Réduire, réduire, réduire était mon obsession; —mais en même temps mon but était de me tourner vers l'intérieur, plutôt que vers l'extérieur. » (Duchamp du signe, chapitre "Propos", (1946?), Paris, Champs Flammarion, 1994, p. 171)

« Ce n'est pas un tableau. Les trois étroites bandes s'appellent 3 Stoppages-étalon. Elles doivent être regardées horizontalement et non verticalement parce que chaque bande propose une ligne courbe faite d'un fil à coudre d'un mètre de long, après qu'il ait été lâché d'une hauteur de 1 mètre, sans que la distorsion du fil pendant la chute soit déterminée. La forme ainsi obtenue fut fixée sur la toile au moyen de gouttes de vernis ... Trois règles... reproduisent les trois formes différentes obtenues par la chute du fil et peuvent être utilisées pour tracer au crayon ces lignes sur papier. Cette expérience fut faite en 1913 pour emprisonner et conserver des formes obtenues par le hasard, par mon hasard. Du même coup, l'unité de longueur: un mètre, était changée d'une ligne droite en une ligne courbe sans perdre effectivement son identité en tant que mètre, mais en jetant néanmoins un doute pataphysique sur le concept selon lequel la droite est le plus court chemin d'un point à un autre. » (Duchamp du signe, chapitre "A propos de moi-même", p. 217 et pp. 224-225)

« Pour moi, le chiffre 3 a une importance, commente Duchamp au sujet de la récurrence de ce chiffre dans l’architecture du Grand Verre. Mais pas du tout du point de vue ésotérique, simplement  du point de vue de numération 1  c’est l’unité 2 c’est le double, la dualité et 3 c’est le reste. Dès que vous avez approché le mot 3  vous aurez trois millions et c’est la même chose que trois. En d’autres termes, les 3 expériences du fil qui tombe couvrent l’immensité des possibilités in-mesurables. »
« Mes 3 Stoppages-étalon sont donnés par trois expériences, et la forme est un peu différente pour chacune. Je garde la ligne et j'ai un mètre déformé. C'est un mètre en conserve, si vous voulez, c'est du hasard en conserve. » (Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, p.82 )

« Oui, [l’impermanence] était au moins un élément de hasard à intégrer comme composante, de même que l’on conserve le mètre étalon dans un musée, sous vide, parce que la température modifie sa longueur. » (entretien Janis p 20)

3 stoppages étalon, présenté au MoMa New-York fin 2019. Malheureusement, les deux règles-mètres l'une verticale et l'autre horizontale ne sont pas présentées avec l'ensemble. Cliché Lilla G.


Réseaux des stoppages [1914] 
 
Réseaux des stoppages, Marcel Duchamp, 1914. Huile et crayon sur toile. 58 5/8" x 65 5/8" (148.9 x 197.7 cm) The Museum of Modern Art, New York. Abby Aldrich Rockefeller Fund and gift of Mrs. William Sisler, 1970.
Après son expérience avec des fils d’un mètre, ce qu’on peut qualifier d’un jeu avec la norme du mètre étalon officiel déposé au pavillon de Breteuil, Marcel Duchamp utilise ces « mètres déformés » comme gabarits pour réaliser les réseaux du « gaz d’éclairage », appelés aussi les « tubes capillaires » dans son œuvre sur verre « la mariée mise à nue par ses célibataires même ». Les tubes capillaires, ce sont ces minces traits à l'horizontale qui se superposent aux figures de l'image ci-dessous.
Les neufs moules malics, Marcel Duchamp, 1914-1915. Etude sur verre pour la mariée mise à nue par ses célibataires même, 1915 - 1923.



La mariée mise à nue par ses célibataires même, Marcel Duchamp, 1915 - 1923.

Les 3 stoppages étalon deviennent des outils de référence pour mesurer et créer d’autres lignes, qui propose de nouvelles unités de mesure, des « unités variables » pour utiliser un oxymore.
Il semble avoir utilisé une toile déjà peinte, reporte 3 fois les « mètres déformés » dans des positions différentes, dispose des petits cercles rouges qui correspondent à l’emplacement de la tête des « moules malics », tout ceci pour déformer en perspective et l’appliquer à l’image. Dans un second temps, deux bandeaux noirs furent peints aux extrémités inférieure et supérieure du tableau, afin de réduire la toile aux proportions du Grand Verre. Marcel Duchamp projetait de photographier Network of Stoppages de manière à obtenir le tracé des neuf courbes, pour les reporter ensuite sur la surface du Verre. Abandonnant ce projet, il reproduit néanmoins le motif en usant d’une projection perspective classique. D’esquisse de travail, ce travail est devenu une œuvre d’art à part entière qu’il intitule Réseaux des stoppages.

C’est même une triple peinture, une peinture palimpseste, puisqu’on voit dessous une précédente ébauche de peinture qu’il avait faite, qui devient sur une autre toile « jeune homme et jeune fille dans le printemps » (on voit à l’horizontal des personnages) ; et puis aussi il y a des marques de cadres peints, sans doute des débords d’une application de peinture sur un autre cadre ou une feuille de papier.

Le printemps, Marcel Duchamp, 1911. C'est une esquisse monochrome qui se trouve sous les Réseaux des stoppages.

Réseaux des stoppages apparaît donc comme un travail charnière reliant le protocole initial des Stoppages-étalon à l’élaboration du Grand Verre. Rendu à une existence autonome, cette œuvre se comprend comme une suite d’empreintes qui tirent leur plasticité de leur caractère diagrammatique, jusqu’à composer ce qui peut être perçu comme un réseau cartographique.

Marcel Duchamp devant Réseaux des stoppages, magazine LIFE, 1952.

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Cette vidéo retrace en quelques images la copie de Réseaux des stoppages par l'auteur de ces lignes, histoire de mieux comprendre la peinture.

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[1] Ce sont Trois morceaux de fil d'un mètre de long chacun, collés sur une toile bleue de Prusse coupée en trois bandes (120 x 13,3 cm chacune). Une étiquette en cuir noir avec l'inscription "3 STOPPAGES ETALON/ 1913-14" imprimée en lettres dorées est apposée sur une extrémité de chaque bande de toile.
Les 3 stoppages étalon forment d’étroits tableaux verticaux qui ne sont que les 3 variantes d’une ligne d’un mètre de long. Marcel Duchamp ne voit pas d’inconvénient à remplacer le fil expérimental par des fils à texture plus fine appelés à être cousus de l’endroit à l’envers de la toile afin de mieux tenir, de sorte que les fils utilisés ont une longueur légèrement supérieur à un mètre. Il importe seulement que la ligne sur le tableau, c’est à dire côté face soit exactement d’un mètre de long. Duchamp est encore manifestement éloigné de l’idée de créer une œuvre qui serait en fait le protocole matériel de l’expérience du hasard. Ce serait confondre l’artiste et le scientifique. Ce serait confondre la représentation d’un résultat expérimental et le système expérimental lui-même que d’émettre le reproche de « tromperie », voire de « mystification ». Ce qui compte pour Duchamp à l’époque n’est pas le fait que la toile donne à voir ces mêmes fils ayant servit à l’expérience mais le fait qu’elle donne l’impression que c’est le cas.
Les notations suivantes sont imprimées au dos de chaque bande de toile, où vous pouvez les voir à travers le verre sur lequel la toile est montée : "Un mètre de fil droit, horizontal, tombe d'un mètre de haut. (3 Stoppages étalon ; appartenant à Marcel Duchamp. / 1913-14). En d'autres termes, Duchamp a inclus une description détaillée du processus de fabrication du Readymade dans l'œuvre elle-même.
[L’art comme expérience, Les 3 stoppages étalon de Marcel Duchamp.
p 81 Herbert Molderings Editions de la Maison des sciences de l’Homme, Paris. 2008]