Un musée portatif pour qui, pour quoi ?

 

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 PODCAST XVII/XX

Où l’on montre que la constitution de son propre musée par l’anartiste se joue de la postérité. 

Au début de l’année 1935, Marcel Duchamp annonce à un ami : « Je veux faire, un jour, un album d’à peu près toutes les choses que j’ai produites ». Mais il devait avoir cela en tête depuis longtemps. En 1914, il avait déjà réalisé une boite dite Boîte-de-1914 en 5 exemplaires avec une quinzaine de clichés photographiques de notes manuscrites montées sur bristol + 1 dessin illustrant un poème de Jules Laforgue. 4 exemplaires sont donnés à des amis et il conserve un exemplaire pour lui.

En 1934, il avait commencé à éditer La Boîte-verte à plus de 300 exemplaires. C’est un emboîtage en carton vert qui porte le titre La mariée mise à nu par ses célibataires même perforé au poinçon sur le couvercle. Elles contiennent 93 reproductions, des fac-similés de notes, dessins et reproductions d’œuvres se rapportant au Grand verre. À chaque fois que Marcel Duchamp concevait une affiche, un catalogue, il se débrouillait toujours pour récupérer nombre d’exemplaires, parfois des surplus d’impression pour alimenter l’artothèque de ses propres productions.
Ainsi, en 1935, il commence la production d’une autre boîte qui s’intitule véritablement de ou par Marcel Duchamp ou Éros Sélavy (Boîte-en-valise, 1935-41). Ces boîtes sont l’expression de la passion de Duchamp pour la réplique, la copie comme modalité créative qui tend plus vers la précision et la qualité de l’artisanat d’art que vers l’art plastique.

De l'artisanat

Comme l’explique bien l’historien Paul B. Franklin, « Pour fabriquer les soixante-neuf reproductions et répliques miniatures de ce voyage dans son passé artistique, Duchamp s’est appuyé sur les techniques archaïques, laborieuses et coûteuses de l’impression au collotype — un procédé photomécanique du 19ème siècle qui générait des copies remarquablement fidèles — et du coloriage au pochoir. Dans ce dernier procédé, une sorte de peinture par procuration, les artisans appliquaient manuellement des pigments à l’aide de pochoirs, brouillant ainsi les frontières entre un original fait à la main et sa duplication mécanique. Pour renforcer cette ambiguïté, Duchamp fait vernir et encadrer certaines reproductions comme des peintures conventionnelles. »
Après avoir reçu son exemplaire de l’édition de luxe de la Boîte-en-Valise au printemps 1943, — éditions de luxe souvent destinée à des ami·e·s et dans lesquelles Marcel Duchamp glissait une production originale unique — son ami le collectionneur Walter Arensberg s’exclama : « Vous avez inventé une nouvelle sorte d’autobiographie.... Vous êtes devenu le marionnettiste de votre passé ». Effectivement, en créant cette boîte qui très prosaïquement lui servait aussi à faire la promotion de son travail souvent caché dans des collections privées, Marcel Duchamp fixe son propre passé créatif mais surtout, il rassemble en un même lieu, en un même espace l’ensemble de ses œuvres sous forme de répliques. Ainsi il affirme la logique qui a présidé à son travail d’artiste et il semble nous interpeller en disant : « Ouvrez cette boite conçue comme un livre qui déploie son langage, remarquez la cohérence et tentez de comprendre mes intentions ».

Un musée pour la postérité

Véritable carte de visite, véritable valise de représentant de commerce de ses propres productions, la boite en valise est aussi une autre affirmation plus profonde. C’est celle de la maîtrise de la postérité par l’artiste lui-même, une auto-célébration de son statut d’artiste qui est suffisamment sûr de lui pour se passer des regardeurs et de leur jugement de goûts.
Ce regroupement dans la boite en valise de 1935 préfigure son action de rassemblement de ses œuvres originales dans un même lieu, au Musée d’Art Moderne de Philadelphie, regroupement auquel il travaille sans relâche jusqu’à la fin de sa vie en 1968.
Ainsi, Marcel Duchamp aura assumé l’ensemble des positions dans le monde artistique, peintre, sculpteur, conseiller, prescripteur, graphiste, typographe, scénographe, commissaire, critique, acheteur/vendeur, de la jusqu’à reconstituer la collection de ses propres œuvres et de quasiment fonder son musée propre au sein des institutions muséales modernes internationales.


Bravo l’anartiste ! 

Œuvre : La Boite-en-valise (1936, ...)

Conseil de lecture : Le catalogue de l’exposition [en anglais) Marcel Duchamp and the lure of the copy, Peggy Guggenheim collection, 2024.

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