Vous pourrez vous référer, dans ce blog, aux quatre articles :
[#7] Super simple Grand verre
7/1 Le programme machine du Grand verre
7/2 La genèse prosaïque du Grand verre
7/3 Les images du Grand verre
7/4 La polysémie du Grand verre
NE FAITES PAS ÇA !
Lettre ouverte à Pascal Goblot, au Centre Pompidou Metz et aux ayants droit de Marcel Duchamp
Monsieur Pascal Globlot, vous risquez de commettre une grosse bêtise, au sens « bête comme un peintre » comme disait Marcel Duchamp.
Vous voulez détruire, le dimanche 24 mars 2024, dans le cadre d’une performance publique au sein même du Centre Pompidou de Metz, une copie réalisée en 2014 de l’œuvre intitulée La mariée mise à nu par ses célibataires même, réalisée elle de 1915 à 1923 par Marcel Duchamp.
Vous avez réalisé cette copie à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris dans une collaboration entre Bernard Moninot, assistés de plusieurs étudiant·e·s dans le cadre d’un workshop, un atelier qui consistait à explorer de façon la plus minutieuse possible les procédés de fabrication de l’œuvre d’origine, aussi appelée « Le Grand verre ».
Le Grand verre est effectivement constituée de deux grandes plaques de verre (en tout 277,5 × 175,9 cm) sur lesquelles Marcel Duchamp a appliqué nombre de médiums compliqués à travailler. Vous l’écrivez vous même : « je me suis rendu compte de l'existence de procédé de fabrication proprement inouïe et novateur dans la manière de produire une œuvre d'art. Duchamp a fait intervenir le hasard, le poids, le temps, le vent, la chaleur… L'artiste a utilisé toute une série de matériaux et d'outils inhabituel : fil et feuilles de plomb, allumettes, canon, jouet, antirouille, vernis brut, etc., certaines parties du verre sont percé. Une autre est faite en miroir, ailleurs, c'est de la poussière accumulée qui fait office de piment. » [Pascal Goblot, to be broken, à refaire le Grand verre, escalenta après éditions, 2023]
En dehors du fait qu’il existe une réelle ambiguïté à qui appartient cette copie puisque sous la plume de Arnaud Ego, dans dans un article sur le site d’Artpress daté du 13 février 2024, nous apprenons que Bernard Moninot conteste la récupération de cette copie au but de la détruire, nous voudrions alerter sur l’incongruité qu’une institution comme le Centre Pompidou Metz accueille une telle performance.
Parce qu’elle cautionnerait ainsi un acte qui resterait comme iconoclaste, eut égard au statut de copie la plus minutieuse possible de l’objet à détruire.
Qu’est-ce qui motive vraiment en 2024 cette destruction semble-t-il programmée depuis 2014 ?
On aimerait connaître les raisons invoquées par les ayants droit de Marcel Duchamp quant à l’impératif de détruire cette copie en dehors de l’idée que, Marcel Duchamp décédé, il ne peut pas « authentifier» celle-ci comme il l’a fait pour d’autres copies en son temps.
Est-ce que le « serment » semble-t-il échangé entre vous et Jacqueline Matisse Monnier, décédée en 2021, ne pourrait pas être réévalué à l’aulne de la valeur pédagogique indéniable que recèle cette copie ?
Est-ce que les ayants droit ont décrété cette copie comme « œuvre d’art » susceptible d’être dangereusement concurrentielle d’avec l’original exposé à Philadelphie ?
En fait, cette injonction à la destruction pose une question passionnante : est-ce que les ayants droit ont tous les droits ?
Bernard Marcadé, éminent biographe et commissaire de l’actuelle exposition Lacan au Centre Pompidou Metz, évoque la tension qu’aurait créé cet impératif de destruction : « Tout le processus quasi maniaque qui a conduit à l'élaboration de cette copie est donc tout entier aimantée par cette destruction finale. (…) Engager un processus à partir de sa perte, voire de sa disparition, et loin d'être innocent. Le fait que cette opération s'effectue à l'intérieur d'une exposition dédié à Jacques Lacan constitue dès lors un tour de vis et de vice supplémentaire, qu'il ne fallait surtout pas rater. » Bernard Marcadé ne nous renseigne pas vraiment sur l’intérêt à mettre du « vice » dans ce processus de destruction public.
Il s’agit plus vraisemblablement, dans l’idée de mettre en scène la destruction de sa propre fabrication, d’une opération « onaniste », ne pensez-vous pas, un surcroit de « vanité » sur le déjà « large dos » de Marcel Duchamp.
Marcel Duchamp pensait que la course à la vanité était vaine, comme son nom l'indique, aussi bien celle des artistes que celle des regardeurs. Il pensait que la vanité des acteurs du monde de l’art tirait toute l’activité artistique vers le bas, qu’elle générait un regard trivial sur les productions artistiques ; c’était le sens de son appellation de la « loi de la pesanteur ». Il retournait cette trivialité en utilisant les imageries et les expressions sexualisées comme métaphore de cette abaissement trivial pour mieux magnifier le désir comme source créative.
La construction nous élève, l’érection nous élève et inversement, la destruction nous abaisse, nous tire vers le bas. Même lorsqu’il s’agit de détruire pour contester, pour protester, c’est une défaite.
Vous ne pouvez ignorer que Marcel Duchamp avait une vision très particulière du statut de la copie (qui est interrogé en ce moment au Musée Guggenheim de Venise dans l’exposition the lure of the copy) et, en fonction de cette vision, on peut se demander quelle est la pertinence de détruire un tel artefact.
« Un duplicata ou une répétition mécanique a la même valeur que l'original", affirmait-il. Tout au long de son œuvre, Duchamp a illustré la véracité de cette affirmation, proposant un nouveau paradigme dans l'histoire de l'art moderne, selon lequel certaines copies et les originaux à partir desquels elles ont été reproduites suscitent des formes comparables de plaisir esthétique. » [Paul B. Franklin, exposition the lure of the copy, Guggenheim Museum mars 2024]
Ce bris institutionnalisé est anti-pédagogique. Si cette copie n’est qu’une reconstitution technique, pourquoi la détruire alors qu’elle peut très efficacement servir à la pédagogie du processus créatif duchampien, au sein de l’Ecole des beaux-Arts ou dans n’importe quelle autre institution où on fait de la médiation artistique ? Elle pourrait NE PAS ETRE DETRUITE au nom de ce qu’elle n’est pas une œuvre d’art, mais un outil, qui pourrait être validé comme tel par les ayants droit.
Enfin, cette performance, dans les conditions énoncées précédemment, n’aide pas à comprendre la démarche générale de Marcel Duchamp lui-même quand au processus créatif. Pourtant, au sein d’une institution comme celle du Centre Pompidou Metz, cet effort devrait être prononcé.
Cette idée d’une performance qui détruit un artefact est contreproductive par rapport à la notion de « statut d’œuvre d’art », pourtant une des grandes notions travaillées consciemment et très profondément par Marcel Duchamp, une notion qui échappe pourtant à la plupart du « grand public » pour qui on focalise Duchamp sur l’aspect provocateur type Fountain ou DADA ou sur les aspects « énigmatiques » de sa production.
Se placer sous les auspices de Duchamp — fabriquer une copie servile la plus fidèle possible à ses processus « artisanaux » —, et puis ne plus respecter ce processus au nom d’une performance « pseudo » artistique, se placer dans un geste iconoclaste — iconoclaste envers qui, envers quoi ? — c’est tout à fait contradictoire. Les actions iconoclastes sont agressives et consistent plutôt à briser les idoles des autres… L’artiste Pinoncelli se retourne dans sa tombe qui a plusieurs fois attenté physiquement aux copies de l’œuvre Fountain de Marcel Duchamp.
Pour finir temporairement, peut-être faudrait-il plutôt s’interroger ensemble, institution, artistes et « regardeur »s sur le concept que Marcel Duchamp a réellement conçu — l’inframince —, cet espace-temps « impalpable » qui détermine le changement de statut d’un objet de simple production artistique en chef d’œuvre de l’art.
« Il vaudrait mieux essayer d'entrer dans l'intervalle inframince qui sépare 2 « identiques » que d'accepter commodément la généralisation verbale qui fait ressembler 2 jumeaux à 2 gouttes d'eau ». [Marcel Duchamp, note boîte « à l’infinitif » 1966]
Ne faites pas ça ! Ne détruisez pas un objet d’une telle valeur pédagogique !
En vous remerciant pour l’intérêt que vous pouvez porter à une telle critique,
Marc Vayer, regardeur, contributeur au blog « centenaireduchamp »