La maîtrise

Introduction n°4
La maîtrise

1912-1917 : Duchamp a mis en place, à un certain moment, une pensée, un dessein qu’il n’a cessé de structurer tout au long de sa vie. Au début, ce dessein a émergé du sensible, de l’affectif, de son « spleen » après avoir été refusé par son groupe à l’occasion de l’affaire du « Nu descendant un escalier ». Mais ensuite, ce dessein prend corps dans son parcours allemand et munichois à l’été 1912, dans l’abandon de la peinture et dans son début de conception de « La mariée mise à nu par ses célibataires même ». Enfin, cette pensée mûrit, le readymade émerge dans sa tête comme un concept qui vient accompagner et conforter le programme de « La mariée… » ; cette pensée est fixée par l’intermédiaire de notes qu’il compile vers 1914 puis ensuite la mise en œuvre concrète de « La mariée… » sur un « Grand verre ». Ce « Grand verre » » se révèle être le diagramme de sa pensée, le diagramme du mécanisme de ce à quoi il pense.

Dans un premier temps — après la claque du décrochage du « nu descendant l’escalier », MD. explore la question des relations amoureuses et établit des métaphores mécanistes (à cette occasion, c’est un des tout premiers artistes à représenter ce qui ne s’appelle pas encore un « robot ») et l’allégorie du « passage de la vierge à la mariée ». Dans un second temps, il décide de changer de « style » sans abandonner le pictural. Dans un troisième temps, il se confronte à la « quatrième dimension » dans une réflexion sur le renouvellement de la pensée sur l’espace et il choisi le verre comme support.
MD. a créé un système de pensée autonome — en dehors des sentiers battus mainstream de son époque — et, l’éprouvant, le vivant, l’expérimentant, s’aperçoit que ça fonctionne. Aussi, il n’a cessé de l’alimenter.
Marcel Duchamp a exploré une autre façon de décrire le Monde. Et ce Monde, c’est comme pour tout un chacun d’abord son Monde, c’est le Monde de l’art. Ça part d’une déception, ça se prolonge par une grande ambition et ça se termine par une consécration.
Ce n’est pas qu’il maîtrise tout tel un démiurge mais qu’il s’en tient plutôt à sa « logique de pensée » qui n’est pas celle de la grande majorité. Pourquoi s’entend-il si bien avec André Breton et tous les surréalistes ? Pourquoi a-t-il une forte connexion DADA ?  Parce qu’à un moment de sa vie, il a décidé d’essayer de regarder et d’interpréter le Monde autrement.
Pour l’espace, ce sera le non-euclidien ; pour le temps, c’est en se confrontant très tôt à la question de la postérité.
Ce qui me semble remarquable chez MD., c’est cette constance, cette affirmation de soi par rapport au Monde et sans ostentation, sans « gourouïsation », hors de la toute puissance sociale mais au maximum de sa toute puissance individuelle (en résonance avec Nietzsche).
Ce qui me semble remarquable chez MD., c’est cette élaboration méthodique d’un programme personnel et la capacité à le suivre avec constance. Et c’est sans doute ce qui est le plus difficile à montrer alors que ses productions semblent si disparates et éclectiques, si codées et énigmatiques. Les articles qui suivent tentent de montrer cette cohérence et tente de réconcilier en un tout l’éclatement apparent. Cette constance, c’est la preuve d’une force de caractère peu commune et c’est peut-être ça qui nous fascine chez MD. — sans qu’on ait sût le dire vraiment.

Il y a quand même une évidence des faits qui prouve cette constance, c’est le temps qu’il met pour faire son « Grand Verre », huit années de travail assez obstiné (1915-1923) et le temps qu’il met pour réaliser dans le secret le plus absolu sa dernière production : « Etant donnés 1° la chute d’eau , 2° le gaz d’éclairage », pendant 20 années, production qu’il ne fait dévoiler que de façon posthume. Ces temporalités sont pour le moins le signe d’une maîtrise très grande « de l’emploi de son temps ».**
D’autres faits montrent sa volonté absolue de maîtrise. Elle se voit par sa volonté de regrouper ses pièces, toute sa production, en un seul lieu. Evidemment il y a un lieu transitoire qui est lui-même une invention, « la boite en valise », une boite qui contient les miniatures d’un maximum de ses productions. Mais dans les années 50 il réussit à regrouper ses productions dans un musée (Philadelphie Museum of Art), il réussit à les muséïfier, ce qui peut paraître un paradoxe, éloigné qu’il semblait être du monde de l’art marchand.
Mais c’est pourtant là le squelette de sa pensée, affirmer sa puissance au sens nitzschéen, sa puissance créative jusque dans le devenir chef d’œuvre de ses productions. Mettons lui ces mots dans la bouche : « Puisque l’artiste, à l’ère moderne, n’a plus aucune influence sur le devenir de son œuvre, et bien, moi je vais montrer qu’au contraire, c’est moi en tant qu’artiste qui maîtrise l’ensemble de la chaîne et qu’il n’y a que moi qui décide en fait que ce que je fais accède au rang d’œuvre d’art et va rester dans la postérité. Et je ne laisserai pas aux regardeurs le choix de décider pour moi. »
La maîtrise ultime, c’est celle-là.

1912 juillet "La mariée mise à nu par les célibataires" pudeur mécanique, Marcel Duchamp,  (Munich)

Ce qui nous fascine c’est le sentiment que MD. a eu la main sur son existence, qu’il a créé et tenu son propre régime de liberté en changeant de système de conventions, qui s’appliquent à la perception des espaces jusqu’à la question des conventions sociales. MD. est celui qui fascine parce qu’il réussi à s’affranchir de la plupart des conventions suivies par la majorité. Mais il s’en affranchi sans devenir un anachorète aigri, il s’en affranchi en inventant son propre régime de conventions. C’est une fracture constructive et il sait bien qu’il n’échappe pas aux grandes contingences, guerre, amour, mort. Edgar Morin a bien résumé, à propos d’autres sujets, cette attitude : « ne pas se fier et s’intéresser uniquement aux apparences, mais rôder aux confins de l’énergie. » *

Paysage fautif, Marcel Duchamp,1946. Sperme, pigments sur papier noir.

Dans la dernière décennie de sa vie, de 1960 à 1968, lui qui s’était mis hors circuit, à l’écart du monde de l’art, n’a cessé de répondre à des interviews, se répand en commentaires sur son propre travail. C’est que depuis longtemps, MD. organisait la postérité de ses productions. C’EST SA GRANDE ŒUVRE ! S’il ne l’avait pas fait, MD serait peut-être à peine connu du grand public et sans doute ne serait-il qu’une modeste référence parmi d’autres dans le petit monde de l’art.

* L’unité d’un homme, Edgard Morin, Editions Robert Laffont, collection Bouquins, 2018

** « la meilleure œuvre de Duchamp c’est l’emploi de son temps » Henri-Pierre Roché.