PODCAST XVI/XX
Où l’on découvre que l’anartiste détourne la scénographie surréaliste au service de sa propre démonstration.
Marcel Duchamp intègre la mise en scène des expositions comme constitutive de l’œuvre d’art. Pour lui, le contexte créatif, les aspects conceptuels, sont plus importants que la matérialité de l’œuvre. Etre le metteur en scène des expositions auxquels il participe lui permet d’affirmer et de confirmer que l’artefact artistique n’est rien sans un accès à son dispositif créatif.
En 1938, Marcel Duchamp s’auto-intitule le «générateur-arbitre» de l’Exposition Internationale du surréalisme à la galerie Wuildenstein à Paris. C’est un rôle de producteur et de médiateur, on ne disait pas encore « commissaire d’exposition » ni curateur à l’époque. En 1942, à New-York, il poursuit ce rôle pour l’exposition First papers of surrealism.
À chaque fois, c’est l’occasion pour lui, comme pour tous les participants, de présenter des pièces originales, spécifiquement imaginées pour ces occasions. Mais ce sont également des opportunités pour concevoir des mises en scène qui, tout en se mettant au service de l’esprit surréaliste, vont permettre à Marcel Duchamp de déployer certains principe de sa Loi de la pesanteur.
Il rompt avec la présentation en white cube, dont il avait pourtant accompagné l’avènement, cette présentation d’œuvres sagement affichées, séparées les unes des autres, sur des cimaises blanches. Dans les expositions surréalistes, il provoque plutôt les spectateurs avec une approche polysensorielle où les œuvres sont intégrées dans un dispositif souvent spectaculaire.
Le charbon, c'est lourd
En 1938, par exemple, il installe 1.200 sacs de charbon au plafond de la salle principale d’exposition. Il s’avère que ce charbon était factice, en fait du papier qui faisait du volume, mais l’impression était là.
Il s’agit pour Marcel Duchamp d’illustrer presqu’au premier degré le risque que fait peser le regard trivial des regardeurs sur les productions artistiques. Ces sacs qui semblent si lourds qu’ils menacent de s’abattre sur les spectateurs obstruent également la lumière de la verrière au dessus de la salle. Ils masquent ainsi la voie lactée, symbole pour Marcel Duchamp de la postérité artistique.
En 1942, Marcel Duchamp disposa dans l’ensemble de la salle d’exposition des centaines de mètres de fil dans un réseau de toiles d’araignées dans les trois dimensions qui empêchait littéralement les spectateurs de se déplacer dans l’espace et de s’approcher des œuvres qui pourtant étaient bien le but de la visite.
Cette installation signifiait encore l’empêchement, on pourrait aussi dire le retard avec lequel les œuvres d’art arrivaient à la postérité.
Mais nous allons voir comment Marcel Duchamp pousse le bouchon très loin et retourne de façon ultra-provoquante la trivialité en un miroir grossissant contre les regardeurs. Mettons le focus sur une installation particulière et peu connue de Marcel Duchamp présentée lors de l’exposition Surréaliste à New York en 1960. Duchamp en est le scénographe et conçoit également le catalogue.
L’installation est constituée d’une armoire sans porte dont l’ouverture est grillagée. À l’intérieur vivent 3 poules blanches baignées dans un éclairage vert. L’œuvre s’intitule coin sale, mais comme le titre est écrit sur le haut de l’armoire avec des pièces de monnaies, on peut tout aussi bien prononcer en anglais coïn saïl - vente de pièces. Des poules vivantes sont donc acculées derrière un grillage. En voyant le grillage, il faut comprendre une toile d’artiste devenue transparente réduite à sa trame et derrière l’image devenue invisible, des poules font leurs besoins. Derrière l’image d’artiste, quelle qu’elle soit, se cache des turpitudes.
Coin Sale
Coin sale, coin malpropre en français, d’évidence, au sens propre, on a là le coin d’une pièce salit par les déjections régulières des poules vivantes. Le coin sale est un véritable coin salit.
Si on cherche à lire et à comprendre le titre en anglais, au premier abord, ça veut dire vente de pièces de monnaie. L’argent semble au centre de l’explication. Mais le jeu de mots fabriqué par Duchamp nous force à envisager une polysémie plus vertigineuse encore. Car en anglais, pour traduire coin sale, on dirait dirty corner, une expression triviale et spécifique, péjorative et malveillante, pour qualifier le sexe féminin. On se souvient peut-être qu’en 2015, une sculpture d’Anish Kapoor installée dans les jardins du Château de Versailles et intitulée Dirty corner fut surnommée par les regardeurs le vagin de la reine.
Si on croise la traduction pièces de monnaie en vente avec celle de dirty corner, il semblerait bien que Marcel Duchamp évoque ici, par une association d’idée nauséeuse au maximum de la trivialité possible, un marché de l’art vicié.
Bravo l’anartiste !
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Mise en couleur Marc Vayer |
Œuvre : coin sale (1960).
Conseil de lecture : L’artiste commissaire - Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Julie Bawin, les Éditions des Archives contemporaines, 2014. Disponible aux Éditions du Net.
Références sur centenaireduchamp : Underground Anne Imhof