[making off] Copie non conformiste


 Portrait de Elsa von Freytag-Loringhoven (non daté, non crédité)
Portrait de Marcel Duchamp par Man Ray (1921)

Elsa von Freytag-Loringhoven et Marcel Duchamp se sont rencontrés à New-York vers 1916, gravitants tous les deux dans le bain créatif artistique de la ville. 

Elsa a réalisé un portrait de Marcel en 3 dimensions, une sculpture légère, souple et ... éphémère. L'original a disparu et il reste comme témoignage de cette création deux photographies de Charles Sheeler.

Il m'a semblé enrichissant pour mieux cerner les deux protagonistes, dans ce cas l'artiste Elsa et le modèle Marcel, d'essayer de reconstituer ce portrait, dans les limites de la vraisemblance.

[J'avais déjà effectué cette approche, ce travail de copie, pour le "réseau des stoppages" : voir ici]

 


C'est dans l'atelier mirifique de mon compère Gilles Herbreteau que nous avons travaillé pour reconstituer le portrait de Marcel Duchamp (MD) par Elsa von Freytag-Loringhoven (EVFL). Gilles Herbreteau est un maître incontesté dans l'assemblage et l'hybridation de petits matériaux. 

 

 
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Il existe donc deux photographies de ce portrait de MD par EVFL toutes les deux réalisées par Charles Sheeler.

La première est crédité par Francis M. Naumann : Charles Sheeler The Baroness's Portrait of Marcel Duchamp, c. 1920 Gelatin silver print, 9 3/8 x 7 5/8 inches

La seconde est parue dans la revue The Little Review à l'hiver 1922.

C'est sur cette base que nous avons tenté de reconstituer non pas "à la lettre", mais bien dans l'esprit ce portrait sous forme d'assemblage d'objets hétéroclites.

 


En étudiant longuement les photographies, nous avons répertorié la forme, la taille, le nombre d'éléments potentiellement constitutifs de cette sculpture d'objets, pour mieux les collecter.

 


Nous avons cherché et pioché dans le bric-à-brac de l'atelier de Gilles, mais aussi dans nos stocks respectifs de matières et d'objets, rouages d'horlogerie, bijoux fantaisies argentés et dorés, plumes, fils et fibres variées, ressorts et chaînettes.



Il y a une jouissance particulière à manier des éléments disparates et tenter de les accorder, les associer et simplement les "faire tenir" ensemble, poncer, trouer, lisser, tordre, découper...

 


Comme tout assemblage, il a fallu de nombreuses phases de montage/démontage pour respecter les proportions, les effets lourd/léger, l'équilibre général.



Enfin, satisfaits de notre résultat, nous avons effectué quelques clichés dans l'esprit des photographies de Charles Sheller.

Cette sculpture est démontée, entreposée et peut, à tout instant, être réassemblée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[adjuvent] Elsa & Marcel

Elsa von Freytag-Loringhoven (cliché non daté, non crédité) & Marcel Duchamp (séance prise de vue avec Man Ray 1921)
 
 
Sur ARTE.TV est disponible la lecture jusqu’au 10 décembre 2024 un documentaire (2024) de Justine Morvan et Kévin Noguès Duchamp, la baronne et le mystère de l’urinoir qui voudrait ré-interroger la véritable paternité/maternité de l’œuvre Fontaine attribuée depuis 1917 à Marcel Duchamp.

A mes yeux, ce documentaire écarte trop facilement les raisons fondamentales pour lesquelles Fontaine est l’œuvre emblématique de l’art dit « conceptuel ». Si ces raisons fondamentales étaient mieux évoquées, la conclusion la plus logique serait de continuer à attribuer, toujours aussi logiquement, cette œuvre à Marcel Duchamp.

Peu de doutes que Marcel Duchamp avait commencé à penser « readymade » sans le conceptualiser ni le formuler dès avant de partir aux Etats-Unis en 1915. Roue de bicyclette est en ce sens un readymade « rétroactif » puisque cette installation n’est appelée readymade par Marcel Duchamp qu’en 1916 — authentification faite par une lettre à sa sœur — alors qu’elle avait été réalisée en 1913.

Peu de doutes aussi que Marcel Duchamp, comme n’importe quel·le artistes a concrétisé/formulé la notion de readymade sous l’influence d’une confrontation avec d’autres artistes rencontré·e·s à New-York, dont beaucoup de femmes comme Mina Loy, Louise Norton ou la « Baronne » Elsa von Freytag-Loringhoven (EVFL).

Peu de doutes que le contexte de conception et de proposition de l’objet pissotière au rang d’œuvre d’art intitulée Fontaine était collectif, la parution simultanée de la revue the blind man n°2 en atteste. Mais ce collectif est assurément fédéré, pour cette saga Fontaine, autour de la personne de Marcel Duchamp.
Celui-ci, à partir de la seconde guerre mondiale, va travailler à réhabiliter cette œuvre écartée, invisibilisée dans un premier temps par le monde de l’art et faire accéder Fontaine à la postérité sans que Louise Norton ou Béatrice Wood ne remette jamais en question cette revendication duchampienne. Marcel Duchamp attend donc 33 ans pour que Fountain soit réhabilité à l’occasion de l’exposition Challenge and Defy Extreme Examples by XX Century Artistes, French an Americans organisée à New-York en septembre 1950, alors qu’il avait été refusé en avril 1917 lors de l’exposition THE FIRST ANNUAL EXHIBITION of the Society of Independent Artists au Grand Central Palace de Manhattan.

Si Marcel Duchamp peut être qualifié de « radical » par rapport aux us et coutumes du monde de l’art, il ne s’agit pas de la même radicalité de celle de ELVF. ELVF n’a en effet jamais signé, vendu, exposé, revendiqué quelque production artistique que ce soit. Son activité dite « artistique » semble s’être concrétisée dans « l’ici et le maintenant », la spontanéité expressive directe sans préoccupation du devenir de ses créations, qu’elles soient « body-art » ou « plastic-art ».
C’était plutôt une actionniste avant l’heure, une DADA instinctive qui oscillait entre la performance où elle mettait son corps en jeu dans l’espace physique et social et la collecte d’objets de rebuts, débris et déchets auxquels elle donnait parfois un nom. Mais cela ne suffit pas pour « inventer » le readymade.

Le readymade, et singulièrement Fontaine, dans cette histoire, est beaucoup plus qu’on objet usuel décrété production artistique par l’artiste lui-même. C’est un concept inventé et utilisé par Duchamp pour concrétiser le processus de « chefd’œuvrisation » à l’ère moderne.
Marcel Duchamp a construit la plus grande partie de sa pensée et de son action artistique sur l'idée qu’à l’ère artistique moderne, l'artiste n'avait plus la main sur son travail mais que le jeu social des regardeurs décidait désormais la plupart du temps du devenir de la production artistique.
Le plus souvent refusée dans un premier temps par la pensée conventionnelle et triviale, la proposition artistique est dans un second temps, parfois, réhabilitée par la pensée de la distinction.
C’est avec cette loi d’ordre sociologique que Marcel Duchamp n'a cessé de jouer, pour mieux la déjouer, pour devenir lui seul maître de la postérité de sa propre production.

On peut noter ici que le processus de réhabilitation du travail et du rôle d’Elsa von Freytag-Loringhoven ressort exactement de cette loi sociologique. Invisibilité par EVLF elle-même (non montré, non signé, non vendu) il faut l’attention unique de F. Naumann, historien de l’art, collectionneur et commissaire d’exposition pour créer 50 ans après de la « valeur » à la production.

C’est d’ailleurs peut-être là, dans l’action artistique d’EVFL, sans revendication et sans plus-value, que Marcel Duchamp a peut-être puisé une partie de sa réflexion sur la « fabrication de l’œuvre d’art » et de sa stratégie pour organiser l’invisibilisation, dans un premier temps, de ses readymades pour mieux ensuite provoquer leur réhabilitation, parfois sur un temps très long.

Si l’on connait des productions, images et poèmes d’EVFL qui sont des odes à Marcel Duchamp, en miroir Marcel Duchamp n’a quasiment jamais fait référence à EVFL ni en tant qu’amie ni en tant qu’influence.
Est-ce à dire que le silence de Marcel Duchamp sur ELVF serait le marqueur d’une invisibilisation volontaire parce qu’elle pourrait être la véritable autrice de Fontaine ? C’est ce — très — grand écart que le documentaire interroge plutôt insidieusement, sans du tout convaincre.
Le documentaire semble mettre en scène une ligne de fracture entre sociologues dans l’usage du regard « féministe » sur cette remise en cause de la paternité/maternité de Fontaine. Là où Eric Fassin convoque l’effacement historique du rôle des femmes dans l’Histoire pour éventuellement réévaluer le rôle spécifique de ELVF dans la saga Fontaine, Nathalie Heinich semble minimiser la redécouverte du travail d’ELVF sous couvert que le récent mouvement Metoo pourrait établir de nouvelles hiérarchies sans s’en tenir aux faits.
Évidemment, c’est là qu’il aurait fallu, à mon sens, creuser et développer le documentaire.

Quelle est l’aveuglante métaphore du Grand verre ?

PODCAST IX/XX

Où l’on émet directement l’hypothèse que pour l’anartiste, la fabrique de l’œuvre d’art est affaire de désir inassouvi.
 
Le tableau La mariée mise à nu par ses célibataires, même, autrement appelé Le Grand verre est actuellement installé au Museum of Art de Philadelphie. L’œuvre de Marcel Duchamp est composée de deux vitres en verres superposées composant un panneau de près de trois mètres de haut sur lequel sont tracées des figures avec des médiums variés : huile, vernis, feuille de plomb, fil de plomb et poussière.
Conçu dès 1912, Le Grand verre donne lieu à de nombreux travaux préparatoires, des tests sur support de verre et de très nombreuses notes rassemblées dans un premier temps dans La boite de 1914, puis, en 1934 dans La boite verte. Concrètement débutée en 1915, la réalisation de l’œuvre se poursuit jusqu’en 1923, date à laquelle Marcel Duchamp la déclare « définitivement inachevée ».
En 1933, Katherine Dreier — la propriétaire de l’œuvre — apprend à Marcel Duchamp que Le Grand verre a été brisé au cours d’un transport en 1927. Marcel Duchamp décide de le réparer en conservant les fêlures et le puzzle est achevé deux mois plus tard. Il est enfin installé de façon permanente en 1954 au Musée d’Art Moderne de Philadelphie.

3 couches

Le Grand verre offre 3 lectures différentes.
La première lecture est littérale et déploie un ensemble d’actions au travers de nombreuses machines dans un rapport de causes à effets. Neuf enveloppes moulées dégazent par des filaments tandis qu’une roue à aubes entraine le va et vient d’un chariot relié au tournoiement d’un fléau qui actionne les 3 cylindres d’une broyeuse. Le gaz se liquéfie en passant par des filtres de poussière et s’évacue dans une pente d’écoulement spiralée jusqu’à rejaillir en gouttelettes qui traversent successivement des lentilles optiques, une ligne d’horizon puis neuf trous. Simultanément, un mobile-girouette vibre et évacue d’une boite des lettres d’imprimerie qui passent au travers de 3 pistons transparents, etc. etc.


La seconde lecture est sexualisante et fait se confronter deux domaines mâle et femelle. Dans le domaine des célibataires, neuf d’entre eux, chauds bouillants, dégagent un gaz qui, par les actions d’une machinerie masturbatoire se transforme en liquide qui jaillit puis éclabousse et se disperse dans le domaine de la mariée. La voie lactée accueille cette semence et insémine la mariée.


La troisième lecture est sociologique et raconte l’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art. Les neuf regardeurs actionnent leur regard critique sur les productions de l’artiste qui pense, agit et produit cycliquement. Ainsi lestées, les productions sont collectées, archivées et, passant à la postérité, deviennent des œuvres d’art encensées et diffusées dans les manuels d’histoire.
Ces trois lectures différentes sont complémentaires et surtout superposables. Marcel Duchamp a volontairement déployé des figures polysémiques en 3 strates métaphoriques. Il a quasiment créé une bande dessinée signifiante qui est aussi le diagramme d’une loi sociologique. Le Grand verre n’a pas un seul sens de lecture mais se veut une « animation » d’actions simultanées.

Une synthèse

Nous allons tenter de le résumer ainsi :
L’artiste conçoit, agit (c’est la glissière) et réfléchit, broie du noir (c’est la broyeuse de chocolat) ; le public gonflé de son importance triviale (ce sont les neuf uniformes) applique son jugement de goût à la production artistique (c’est flux des tubes capillaires) ; la combinaison du jugement de goût (c’est le gaz d’éclairage) avec la décision de l’artiste (ce sont les les ciseaux) façonne sa création (ce sont les 3 fracas) et forme un seul objet, la production artistique, qui passe alors par l’archivage médiatique (ce sont les témoins oculistes) et accède à la postérité par les neuf tirés. Simultanément, le discours sur l’art (c’est la boite à lettres) est validé-imprimé (ce sont les trois pistons) et diffusé depuis les neuf tirés vers le public, le domestique (c’est le domaine des célibataires) ; la production artistique change de statut à la confluence de ces deux courants (c’est l’effet Wilson Lincoln), par la puissance médiatique (ce sont les témoins occultistes) et par le renversement du jugement de goût (ce sont les tamis).
 

Voilà. Ce qui dans un premier temps a été rejeté car incompris, anti-conformiste, abstrait, révolutionnaire, provocant, est réhabilité par une petite minorité qui détient les clefs financières, spéculatives, médiatiques, critiques, … et devient « chef d’œuvre », en tout cas institué comme tel, puis devient la norme et ainsi de suite…

Bien vu l’anartiste ! 

 


Œuvre : La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Marcel Duchamp, l’apparence mise à nue…, Octavio Paz, Éditions Gallimard 1966-1977.

Références + sur Centenaireduchamp : Super simple grand verre

L’œuvre d’art est-elle une marchandise comme une autre ?

 PODCAST VIII/XX

Où l’on montre comment l’anartiste s’est aventuré au cœur du marché de l’art tout en feignant de s’en désintéresser.

Marcel Duchamp n’est jamais là où on l’attend : son principe d’indifférence au bon ou au mauvais goût, son désir de ne pas se répéter, l’évocation d’une quatrième dimension potentielle, l’usage de portes et fenêtres pour évoquer de nouvelles références, ses interrogations sur le statut changeant de la production artistique, l’invention du terme inframince, cet entre-deux impalpable, ses productions cinétiques qui tournoient et enfin ses fréquents aller-retour Paris-New-York, New-York-Paris, tout cela montre sa constance dans le besoin et le désir mêlés d’un mouvement permanent des idées. Au final, il cherche systématiquement à promouvoir la pensée en mouvement comme processus créatif.
Il aura même l’occasion de le faire devant un juge. Il est dans le prétoire d’une salle de jury américain pour assister aux débats autour de la qualification d’œuvre d’art à propos de L’oiseau dans l’espace, une sculpture de son ami Brancusi,

Un procès

En 1926, Henri-Pierre Roché et lui-même ont organisé une exposition des œuvres de Brancusi à New-York mais les douanes américaines ont rejeté l’appellation d’œuvre d’art pour la sculpture considérant que c’est plutôt un objet industriel manufacturé et qu’à ce titre ils appliquaient une taxe très lourde d’import de marchandise. « Brancusi contre les Etats-Unis », c’est l’appellation du procès qu’intente Brancusi pour faire reconnaître ses productions comme œuvres d’art. Ce procès apporte à Marcel Duchamp de nombreux arguments à sa vision critique des modalités d’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art. Le procès s’ouvre à à New York en octobre 1927 et ce n’est que le 26 novembre 1928 que le juge rendra son verdict.
L’oiseau dans l’espace est une sculpture qui représente un oiseau extrêmement stylisé et à la surface polie comme une pièce industrielle pourrait l’être, comme une hélice d’avion par exemple.
Un des enjeux du procès est donc de démontrer à la cour qu’il s’agit de la fonte originale et de faire ressortir clairement qu’il s’agit d’une statue produite par un sculpteur professionnel. Les douanes, elles, bloquent sur un jugement de goût, estimant qu’esthétiquement, ce ne peut être une production d’ordre artistique.


Les artistes modernes considèrent que leurs productions sont connectées à la vie réelle, aux contextes qui les ont vu naître et aux espaces dans lesquels ils peuvent être présentés. Les œuvres vivent avant, pendant et après leur production matérielle. C’est là leur beauté, quelle que soit leur esthétique.
En ce sens, ces artistes considèrent aussi que l’industrie construit des objets d’une rare beauté et que certains artisans ou certains industriels n’ont rien à envier à la majorité de tous ceux qui se disent artistes. Duchamp, Brancusi et Léger l’avaient bien remarqué dans une visite commune au salon de l’aéronautique de Paris en 1912. Les douanes américaines réactivent la querelle, la césure entre artisans et artistes en jeu à la Renaissance.

Un verdict

L’autre grand enjeu de ce procès est celui du processus de copie dont va s’emparer Marcel Duchamp dans la seconde partie de son activité artistique. Arnaud Nebbache fait dire à Brancusi dans sa BD sur le procès : « Est-ce qu’ils vont faire chier Claude Monet, lui ? Est-ce qu’ils vont lui demander si ses cathédrales sont des copies sous le prétexte que le sujet est le même trente fois ? »
Et à Marcel Duchamp il fait dire : « Ça fait bien longtemps que la peinture s’est libérée des préoccupations représentatives et de l’imitation de la nature ». Et à Fernand Léger il fait dire : « Grâce au travail de Brancusi, nous sommes contraints à rompre avec toutes les idées artistiques établies depuis la Renaissance. Il nous ouvre les portes d’un monde d’une liberté infinie. »
Le jury donne son verdict. Après avoir admis que certaines définitions toujours en vigueur sont en fait périmées, il reconnaît « qu’une école d’art dite moderne s’est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »


Le lendemain du jugement, des photographies de la sculpture paraissaient dans la presse, légendées d’un très beau titre  : « IT’S A BIRD » « C’est un oiseau ! »
Marcel Duchamp, qui est à l’avant-garde de toutes ces problématiques, trouve dans ce jugement une confirmation, une validation de ses intuitions. À l’ère moderne, l’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art passe par le temps-retard du refus, puis de la réhabilitation. Ce temps retard, il en jouera tant et plus qu’il deviendra son principal moteur créatif.

Bravo l’anartiste !

 

Œuvre : L’oiseau dans l’espace (Brancusi, 1923) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Vous pouvez lire et regarder le magnifique ouvrage dessiné de Arnaud Nebbache, Brancusi contre les Etats-Unis, Éditions Dargaud, 2023.


 

Qui a vraiment chaud aux fesses ?

 PODCAST VII/XX

Où l’on pressent qu’au delà d’une transgression DADA, c’est à une transgression du genre à laquelle s’attaque l’anartiste.

En 1919, sur une reproduction du tableau La Joconde de Léonard de Vinci, Marcel Duchamp a griffonné des moustaches et un bouc, puis il lui a donné un titre sous forme d’allographe, une suite de lettres n’ayant de sens que si elles sont prononcées les unes après les autres. Le titre est écrit avec les lettres L, H, O, O et Q, alors on les lit ainsi : « elle a chaud au cul ». Mais fidèle à sa maîtrise du temps, Marcel Duchamp ne cesse de faire varier cette image de 1919 à 1967, dans un jeu de ping pong avec son ami peintre Francis Picabia.
En 1919 donc, il réalise avec et sur une carte postale ce qu’on peut appeler l’original, la matrice de cette figure de style.
En 1920, l’image est recopiée par Francis Picabia mais uniquement avec la paire de moustaches et imprimée en couverture du numéro 12 de la revue intitulée 311.
En 1930, à Paris, lors de l’exposition de collages La peinture au défi, Marcel Duchamp propose une deuxième version de L.H.O.O.Q., non pas sur une carte postale mais sur un chromo, une reproduction bon marché en couleur de la Joconde.
En 1941, Marcel Duchamp illustre un poème de Georges Hugnet intitulé Marcel Duchamp. C’est la reproduction au pochoir uniquement de la moustache et de la barbe de L.H.O.O.Q.
En 1942, sur deux reproductions de la revue 311 de 1920, Marcel Duchamp rajoute la barbiche oubliée à l’époque, en accompagnant son geste de la note suivante : « Moustache par Picabia et barbe par Duchamp ».
En 1946, Marcel Duchamp dépose dans un exemplaire de sa boîte-en-valise destinée à son ami le peintre Matta un collage au scotch sur plexiglas transparent de touffes de poils, poils de cheveux, poils d’aisselles et poils pubiens.
En 1955, sur un torchon de cuisine à l’effigie de Monna Lisa, Marcel Duchamp ajoute une moustache, une barbiche, une palette et un pinceau et intitule le tout L’envers de la peinture.
En 1964, Duchamp dessine au crayon une barbe et une moustache à une autre reproduction de Monna Lisa et signe 35 exemplaires de ce nouveau ready-made.
En, 1965, Marcel Duchamp conçoit la carte d’invitation à une exposition chez Cordier et Ekstrom à New York en janvier 1965. C’est une carte à jouer à l’effigie de La Joconde, intègre, sans postiche dessinée et intitulée L.H.O.O.Q. rasée.
Enfin, en 1967, un an avant sa mort, Marcel Duchamp signe un timbre poste à l’effigie de la Joconde que lui propose son amie Monique Fong.

L'œuvre d'art fétichisée

L’usage des mécanismes du fétichisme, chez Marcel Duchamp, est le même que pour l’imagerie sexualisante ou les métaphores sexuelles. Le fétichisme est une façon d’attirer les spectateurs dans le filet du regard trivial.
Ces poils, symbole fétichiste, toutes occurrences confondues qu’ils soient cheveux, poils pubiens, des aisselles, de la barbe, de la moustache, ou de l’ensemble de l’épiderme vont toujours indiquer dans ses productions « le pinceau de l’artiste », fait de poils. Dans les productions de Marcel Duchamp, l’usage de poils égale le pinceau de l’artiste qui, par métonymie évoque l’acte de peindre. Et c’est l’acte de peindre — activité académique, passéiste, symbole d’un art impossible à poursuivre, activité que récuse Duchamp depuis 1912 — qui, selon lui, est fétichisé.

Dans le cadre de sa remise en cause du statut de l’oeuvre d’art, Marcel Duchamp est fidèle à l’usage de glissement de sens selon plusieurs couches.
Avec Marcel Duchamp, tout est prétexte à mouvement, L.H.O.O.Q., c’est l’évocation directe d’un triple phénomène de changement de statut : changement de statut d’une imagerie sacralisée à une imagerie triviale, la sublime esthétique de Monna Lisa en triviale blague potache ; changement de statut du commun d’un objet, support profane d’une simple reproduction vendue peu chère en magasin de souvenirs à celui d’œuvre d’art en devenir réalisée par l’artiste Marcel Duchamp ; changement de statut du féminin au masculin, la Joconde archétype de genre féminin travestie en stéréotype de la masculinité.
La succession des versions de L.H.O.O.Q. met en scène des jeux de genre imprégnés de la fétichisation des poils corporels comme signifiant non pas simplement le « sexe et la sexualité », mais plutôt le caractère dégenré du principe de production artistique.
Faire basculer La Joconde, un des sommets classique des canons de beauté féminine culturelle, dans le masculin, c’est juste, par la dérision et la provocation, remettre en cause son statut de chef d'œuvre de l’art. C’est juste dire : « qui a décidé que La Joconde était un chef d’œuvre ? ..

Bravo l’anartiste !

 


Œuvre : L.H.O.O.Q. (1919) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Marcel Duchamp et l’érotisme, Éditions Les presses du réel dont Duchamp, du poil et Compagnie, texte de Sébastien Rongier. 

Références + sur Centenaireduchamp : [COD] Marcel genders 1/3 + [COD] Marcel genders 2/3 + [COD] Marcel genders 3/3

Tu m’aimes ou tu m’emmerdes ?

 PODCAST VI/XX

Où la dernière peinture de l’anartiste dévoile un sas d’entrée de la quatrième dimension.

Le tableau Tu m’ — qui s’écrit T, U, M apostrophe — est une commande de Katherine Dreier, collectionneuse et mécène. Marcel Duchamp travaille 6 mois en 1918 à cette mini fresque au format très allongée en assemblant une série d’images et d’objets hétéroclites.
Tu m’ est un tableau qu’on ne regarde pas pour ses qualités plastiques, Marcel Duchamp ayant depuis 1912 renoncé au principe de ce qu’il appelle le « rétinien », le beau ou le laid soumis au jugement de goût. Par contre, ce tableau peut être regardé comme un manifeste — l’interface entre un art de l’objet et un art de la pensée. 

Une série de losanges multicolores superposés, un réel écrou qui les relie, les ombres portées d’un tire-bouchon à vis et de ready-mades antérieurs : la Roue de bicyclette, Porte-chapeaux et 3 stoppages étalon. Une main peinte par un dessinateur d’enseignes — on appelle ça une manicule —, une réelle déchirure de la toile en « zigzag », reprisée avec 3 réelles épingles à nourrice, un réel écouvillon — cet objet qui servait à nettoyer les bouteilles—, planté perpendiculairement dans le plan de la toile. Enfin la figure géométrique d’un volume ajouré en perspective, une série de bandes de couleurs qui s’étendent orthogonalement sur la toile, entourées de cercles concentriques qui fuient dans l’espace du tableau.

Tu m'emmerdes

Le titre Tu m’ engage le regardeur. Le  procédé de l’apostrophe nous oblige à chercher à remplir le vide et à trouver un verbe qui commence obligatoirement par une voyelle. On essaye ? Tu m’aimes, tu m’ennuies, tu m’énerves, tu m’emmerdes, tu m’excites ou tu m’apostrophes ?
Le tableau nous invite à plonger au cœur du langage plastique imaginé par Marcel Duchamp. Il s’agit de l’utilisation d’images et de signes pour désigner une idée ou un concept.
Le tableau est saturé de références aux ready-mades précédents cette date de 1918. Ecoutons juste les paroles de Marcel Duchamp : « Ce n’est pas la question visuelle du ready-made qui compte, c’est le fait même qu’il existe. Il peut exister dans votre mémoire. [ ... ]. Il n’y a plus de question de visualité : le ready-made n’est plus visible pour ainsi dire. Elle est complètement matière grise. Elle n’est plus rétinienne.»
Les ombres portées marquent le passage de la seconde à la troisième dimension et permettent de signifier la possibilité d’un passage de la troisième à la quatrième dimension, une dimension invisible pour l’homme mais dont la démonstration est approchée à l’époque par le physicien Poincaré. Ce que ce tableau nous montre, c’est le raisonnement de Marcel Duchamp, que si les ombres 2D sont la projection d’objets 3D, alors les objets 3D doivent bien être la projection d’un univers 4D.
Dans la toile même du tableau Tu m’, la « déchirure », en plein centre, « stoppée » par des épingles de sûreté non moins réelles évoque l’arrêt du mouvement, la force des conventions qui stoppent l’émancipation de l’œuvre d’art.

Tu m'aimes

Alors on se résume sur le manifeste.
L’espace de la toile Tu m’, c’est le domaine de l’artiste. La déchirure du centre est celle du trauma initial qui permet à Marcel Duchamp d’abandonner la peinture pour se consacrer à d’autres perspectives, d’autres modalités artistiques. Au même niveau central que la déchirure, l’écouvillon réel indique l’effet de débouchage de l’énergie créatrice et innovante auparavant contenue dans des conventions, des normes obsolètes.
Au centre, une surface blanche, tableau dans le tableau, surface de tous les possibles, entre la 3D et la 2D, support de l’ombre réelle du ready-made écouvillon. À gauche l’émergence de la 2D à la 3D, à droite, l’émergence de la 3D à la 4 D qui indique que les portes de la quatrième dimension sont ouvertes et que le passage de production artistique informe à celui de chef-d’œuvre de l’art est en cours.
La manicule nous indique que c’est nous, les regardeurs, qui feront la moitié du chemin pour comprendre l’œuvre. C’est la mise en image du « regardeur qui fait le tableau ». Le jeux de trompe-l’œil, d’épingle à nourrice et d’écrou réels nous dit : « tout le monde peut se tromper ! » ou « ne vous y trompez pas ! ». Dans tout les cas, c’est une mise en image des apparences trompeuses qui sont la marque du jeu artistique. 

Ce tableau nous dit que les tableaux sont eux aussi obsolètes et qu’ont peut passer, en ce début de XXème siècle, dans une autre dimension de la création artistique. Cette peinture se révèle être une allégorie et un manifeste, celui de l’ouverture de la voie conceptuelle de l’art, un tableau codé dans la langue originale de Marcel Duchamp et qui ne s’adresse qu’à la postérité.

Bravo l’anartiste !


Œuvre : T m’ (1918) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Article de Pascal Goblot : La légende du Grand verre dans la revue Etant donné n°9, 2009.

Références + sur Centenaireduchamp[COD] Tu m', le tableau interface

Comment une pissottière peut-elle devenir une œuvre d’art ?

 PODCAST V/XX

Où l’on décompose le mécanisme moderne de la fabrique d’œuvres d’art par l’anartiste.

On peut lister les différentes étapes du processus expérimental que Marcel Duchamp orchestre pour faire advenir un urinoir au statut d’œuvre d’art universellement reconnue.
Duchamp est co-fondateur de l’exposition et de l’association de ses organisateurs, la Société des Artistes Indépendants de New-York, qui organise en avril 1917, une exposition « d’art moderne américain » au Grand Centrale Palace de New-York.
Duchamp est co-initiateur des règles et conditions d’exposition : pas de jury de sélection ; il suffit de payer un droit d’expo et l’on peut exposer ce que l’on veut ; l’ordre d’accrochage est par ordre alphabétique avec tirage au sort de la première lettre : ce sera la lettre R. Duchamp envoie une œuvre comme exposant, mais sous le pseudonyme de R. Mutt, un urinoir acheté dans le commerce signé et intitulé Fountain. L’invention de Marcel Duchamp qui consiste à présenter comme production artistique un objet usuel est nommée par lui ready-made, un objet d’art déjà tout fait en somme.
Duchamp n’est pas présent lors du comité qui décide de ne pas exposer Fountain. Marcel Duchamp démissionne alors de l’organisation.

Une expérimentation

Duchamp fait photographier Fountain par le photographe le plus célèbre de l’époque : Alfred Stieglitz et publie la photographie, ainsi que des textes vantant les vertus de Fountain, dans la revue The Blind Man. dont il est cofondateur. Présenté « à l’envers », l’objet/pissottière devient « autre chose ». La parution de The Blind Man authentifie ainsi la présence de cette pièce dans la mémoire de l’histoire de l’art. Dans la foulée, Fountain est perdue, l’original n’a jamais été retrouvé.
20 années plus tard, en 1938, Marcel Duchamp réalise des modèles réduits en papier pour les besoins de la fabrication de sa première Boite-en-valise, son musée miniature portatif.
10 années plus tard encore, en Septembre 1950 pour une exposition à la Galerie Sydney Janis de New-York, une première réplique elle aussi achetée chez un plombier est re-signée par Marcel Duchamp. Le processus de réhabilitation est enclenché

C’est une expérimentation dans tous les sens du terme. Marcel Duchamp provoque une situation pour en observer les résultats et il la poursuit systématiquement afin de vérifier la validité de ses hypothèses de départ. C’est un peu dur à avaler pour beaucoup de commentateurs du champ de l’art, mais ce sont les résultats mêmes de cette expérimentation qui en indiquent la réalité. La réussite de l’expérience de Duchamp, c’est que les ready-mades sont devenus des œuvres d’art, alors qu’ils avaient été créés en dehors des critères esthétiques et des savoirs-faire artistiques habituels.
Avec Fountain, Marcel Duchamp fait l’hypothèse suivante : Depuis l’avènement de l’art moderne, avec Courbet et Manet, l’accession au statut d’œuvre d’art échappe à l’artiste pour se reporter sur un mécanisme de jugement de goût par différents regardeurs.

Un processus

Ce mécanisme de choix est caractérisé par : 1° le refus du plus grand nombre sur la base de préjugés sociaux ; 2° une réhabilitation par un petit nombre d’esthètes, par distinction. Cela rappelle beaucoup l’expérience vécue par Marcel Duchamp lui-même avec sa toile Nu descendant un escalier n°2.  

Avec Fountain : Marcel Duchamp choisit un objet repoussoir et trivial (une pissottière), le propose comme œuvre d’art et organise les conditions mêmes de son refus, refus qui — paradoxalement — valide son statut d’œuvre d’art. Cette approche de l’art comme processus expérimental est au centre des grandes œuvres qui suivront : La mariée mise à nue par ses célibataires même, réalisée de 1915 à 1923 et Etant donnés 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage…, dernière œuvre testament fabriquée en secret pendant vingt ans et divulgué en 1969, volontairement, après sa propre mort.

Bravo l’anartiste !


Œuvre : Fontaine (1917) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Vous pouvez vous reporter à la discussion de 1967 Marcel Duchamp parle des ready-made à Philippe Colin - Éditions l’Echoppe, 1998.

Références + sur Centenaireduchamp : 5/4 La saga fountain + 5/5 L'expérience fondamentale

Et si c’était vraiment devenu très dur pour les artistes ?

 PODCAST IV/XX

Où l’anartiste cherche à s’extraire de la gravité, dans les deux sens du terme.

Dans la première « boite » produite par Marcel Duchamp en 1914, on trouve 18 clichés photographiques de notes manuscrites + 1 dessin accompagné du texte : avoir l’apprenti dans le soleil.
Sur une feuille de papier à musique, une ligne droite oblique est tracée du bas à gauche jusqu’en haut à droite, comme si l’une des lignes de portée musicale s’était mise à basculer. Sur cette ligne oblique Marcel Duchamp a dessiné un cycliste littéralement arquebouté sur son vélo et dont la position du corps exprime la difficulté à « monter la pente ».
En fait, ce dessin avoir l’apprenti dans le soleil fait suite à une série de trois dessins déjà réalisés pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue. Dans le dessin consacré au poème Encore cet astre, un personnage arpente un escalier. Il est difficile de déterminer s’il le monte ou s’il le descend.

Lisons un extrait du poème :

C’est vrai, la Terre n’est qu’une vaste kermesse,
Nos hourras de gaité courbent au loin les blés.
Toi seul claques des dents, car tes taches accrues,
Te mangent, ô Soleil, ainsi que des verrues
Un vaste citron d’or, et bientôt, blond moqueur,
Après tant de couchants dans la pourpre et la gloire,
Tu seras en risée aux étoiles sans coeur,
Astre jaune et grêlé, flamboyante écumoire !

Des métaphores

Jules Laforgue reprend là l’image platonicienne du soleil comme symbole de la sagesse et montre les hommes modernes, dans leur santé et leur gaité qui se rient de lui. Dans l’illustration de ce poème-ci, Marcel Duchamp représente par un escalier le rapprochement — la montée — ou l’éloignement — la descente — de cette source de sagesse.
« La descente vers les bas-étages », comme le dit Marcel Duchamp dans une note, pourraient bien être le synonyme du jugement de goût souvent faux des regardeurs d’art.
Pour comprendre ce dessin, il faut convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un langage imagé personnel qui s’applique à toutes ses productions.
Essayons de procéder systématiquement :

  1.  Le croquis d’un cycliste courbé sur sa machine le long d’une ligne droite en pente nous renvoie à la notion d’effort. Mais à quelle difficulté le dur effort du cycliste nous renvoie-t-il métaphoriquement ?
  2. Le vocabulaire d’apprenti et de soleil emprunte à l’univers des francs-maçons et plus généralement à la prose gnostique, ou l’apprenti est l’apprenant qui cherche à atteindre la connaissance, la voie suivie par l’apprenti étant symbolisée par une échelle, reprenant ainsi l’image de « l’échelle de Jacob » de la Bible.

Une énigme résolue

Mais toutes ces explications ne sont pas encore suffisantes pour comprendre à quoi le dessin fait allusion.
Ecoutez ce que dit cette autre note : « Porteurs d’ombre » société anonyme des porteurs d’ombre représentée par toutes les sources de lumière (soleil, lune, étoiles, bougies, feu [...] »
La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne.

On peut désormais dire :
Que le cycliste, c’est nous tous, qui faisons des efforts pour essayer d’atteindre la sagesse.
Que le cycliste, c’est l’impétrant qui débute dans l’ascension de l’échelle de la véritable connaissance et de la sagesse qui mène à la lumière.
Que le cycliste, c’est plus précisément l’artiste qui lutte contre la gravité signifiée par ce trait oblique.
Que cette image, c’est celle qui nous renvoie à notre rôle de regardeur d’art qui voit l’artiste aux prises avec le parcours, la difficulté de l’élévation vers le soleil/modernité-originalité-nouveauté, aux prise avec la contrainte de la gravité/trivialité qui nous attire vers le bas.
On peut maintenant annoncer en une phrase la résolution de l’énigme : Avoir l’apprenti dans le soleil, c’est voir l’artiste contredit dans son élévation vers la sagesse ultime par la trivialité des regardeurs d’art.

Bravo l’anartiste !


Œuvre : Avoir l’apprenti dans le soleil (1914). 

Conseil de lecture : Vous pouvez vous reporter au très détaillé Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) d’Alain Boton aux Éditions FAGE Éditions, 2012. 

Références + sur Centenaireduchamp : [COD] Avoir l'apprenti dans le soleil

Arrêter ou distordre le temps est-il bien sérieux ?

PODCAST  III/XX

Où l’on saisit que la maîtrise du temps, du hasard à la postérité, est l’une des préoccupations principales de l’anartiste.

En 1912, Marcel Duchamp a été vivement ému et blessé par l’aventure artistique du nu descendant un escalier n°2. Il rebondit néanmoins en voyageant 3 mois en Allemagne, séjour pendant lequel il commence à mettre en gestation ce qui deviendra, onze années plus tard, en 1923, sa grande œuvre intitulée La mariée mise à nu par ses célibataires même.

Un protocole créatif

Dans un film documentaire de Jean Marie Drot, en 1963, à Pasadena (Californie), Marcel Duchamp dit : « Art ou anti art ça a été ma question au retour de Munich en 1912 quand j’ai dû prendre des décisions d’abandonner la peinture pure ou la peinture pour elle même et introduire des éléments très divers, très étrangers à la peinture, la seule façon de sortir de l’ornière picturale ou de couleurs qui n’était pas du tout ma façon d’envisager les choses à ce moment là. […] Personne ne pensait qu’il pût y avoir autre chose que l’acte physique de la peinture. On n’enseignait aucune notion de liberté, aucune perspective philosophique ».
Ces réflexions se concrétisent fin 1913. Marcel Duchamp, dans un simulacre d’expérience, laisse tomber depuis une hauteur d’un mètre, trois fils de coton d’un mètre chacun. Ces fils, dans leur déformation, sont alors fixés par du vernis et cousus sur de la toile enduite de bleu de Prusse. Il intitule l’ensemble de ces trois déformations 3 stoppages étalon.
Le terme « étalon » évoque clairement le célèbre mètre étalon issu de la mise en place du système métrique à la Révolution Française.
Quand au terme « stoppage » il nous incite à penser, lorsqu’on connaît le protocole expérimental dont est issu l’œuvre, qu’il s’agit d’évoquer « l’arrêt », l’enregistrement du « STOP » dans le passage d’une forme d’un mètre linéaire à celle d’un mètre déformé, un instantané figé au sein d’un mouvement, exactement comme l’avait révélé Etienne Jules Marey avec ses chrono-photographies.
C’est la première fois que la mise en scène d’un protocole scientifique est utilisé comme image. C’est la première fois qu’une production artistique plastique met en scène le résultat du dispositif expérimental lui-même. Mais cette production ne sera montrée, connue et exposée que 23 années après sa création, en 1936, ce qui donnera lieu à une évolution notable de la forme de l’œuvre elle-même, vers ce qu’on appellera désormais une installation.
En 1961, Marcel Duchamp dit à Katharine Kuth : « Pour moi les 3 stoppages constituait le premier geste qui me libérait du passé ».

Un protocole exposé

Le terme stoppage appliqué à cette production des 3 stoppages étalon peut donc très bien être compris comme l’évocation d’une portion de temps arrêté, déjà une tentative de mettre en scène le concept d’inframince, cet espace-temps du changement de statut d’un objet en un autre, du statut d’un espace en un autre…
Avec ce stop, Marcel Duchamp a tout aussi bien voulu évoquer le fait qu’en faisant, on arrête et puis qu’on passe à autre chose, fidèle à son désir de « ne pas se répéter », de ne jamais faire fonctionner « la machine à saucisse » de la répétition de la même production.
Une des principales fonction de l’art c’est de provoquer de nouvelles perceptions, d’ouvrir des portes, de déporter les spectateurs au-delà de nouvelles frontières de perceptions.
Marcel Duchamp a constaté, à ses dépens, que ces frontières sont devenues infranchissables et que beaucoup d’artistes eux-mêmes trivialisent leur activité en répétant sans cesse leur procédés picturaux et en érigeant des dogmes créatifs, les célèbres termes qui finissent en « …ismes ».
Les moyens qu’emploient Marcel Duchamp deviennent la matérialité de son expression artistique. En d’autres termes, il nous amène à voir la matérialité de sa production comme le résultat de ses expérimentations.
Mais comme Marcel Duchamp  a toujours un coup d’avance, il fixe matériellement ses expérimentations dans le but de matérialiser sa pensée. Marcel Duchamp préserve encore la matérialité des productions artistiques pour amener le spectateur à penser avec l’artiste. C’est le point de départ de ce qui deviendra l’art conceptuel.

Mettre en place un protocole de type expérimental pour concevoir une production plastique est une des inventions fulgurantes de Marcel Duchamp qui a ouvert, depuis, les portes et les fenêtres à tant de créateurs et créatrices.

Bravo l’anartiste !

 
Œuvre : 3 stoppages étalon (1913-1964) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP
 
Conseil de lecture : Pour des détails très approfondis, vous pouvez vous reporter à l’ouvrage L’art comme expérience - les 3 stoppages étalon de Marcel Duchamp, de Herbert Molderings aux Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.
 
Références + sur Centenaireduchamp : COD] La vie des stoppages 2/2 + [COD] La vie des stoppages 1/2

Marcel Duchamp est-il artiste ou philosophe ?

PODCAST II/XX

Où l’on comprend que Marcel Duchamp se bagarre avec Platon.

Comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, Marcel Duchamp se voit refusé la toile Nu descendant un escalier n°2 au Salon des Indépendants de 1912 par le groupe d’avant-garde cubistes français dont font partie Marcel Duchamp et ses deux frères. Il a vingt-cinq ans et se trouve confronté très fortement à la question de « l’amour propre » qu’il ne cessera d’intégrer à ses préoccupations et à sa pensée artistique.

C’est à New-York, Chicago et Boston que cette peinture acquiert une très grande notoriété lors de sa présentation à l’exposition itinérante dite de l’Armory Show en février-mars 1913.
On a du mal à se figurer l’ampleur du scandale que provoque le tableau. La toile est la risée de nombre de visiteurs qui se sentent agressés par l’arrivée de l’Art Moderne européen. Mais, à l’inverse, par effet de distinction, certains esthètes célèbrent cette peinture.
Ce tableau n’est pas ce qu’il paraît être. Le nu de Duchamp n’est pas un nu.
Le défi formel de Marcel Duchamp peintre a été de restituer le mouvement cinétique d’une forme. La forme humaine traitée par multiples figures successives semble effectivement sur le point de se mouvoir réellement devant nos yeux, descendant cet escalier dont on ne voit ni le début ni le terme. Marcel Duchamp semble vouloir évoquer l’être humain quand il se comporte en automate lorsqu’il représente cette forme humaine à l’image d’un « robot » qui sera popularisée plus tard dans les années 1920.

Du rétinien au métaphysique

Mais c’est la réelle portée métaphysique du tableau qui, tout à coup, institue Marcel Duchamp non pas comme un artiste lambda dont l’activité principale est de résoudre des questions de représentation mais bien comme un philosophe qui utilise le mode pictural pour s’exprimer.
L’escalier qui n’a ni haut ni bas peut renvoyer à la la célèbre Allégorie de la caverne inventée par Platon. Dans cette métaphysique, le haut c’est la stabilité, la spiritualité, le monde des archétypes et de la vérité et le bas c’est le changement perpétuel.
La descente du mannequin signifie ici la descente d’une forme stable, d’une essence vers le monde sensible. La descente serait un « entre-deux » entre le monde intelligible et éternel des formes stables et le monde sensible  en devenir des formes en mouvement.
Le problème auquel se confronte Marcel Duchamp est de penser une forme sensible, ici-bas en devenir, en mouvement, en changement perpétuel mais avec les moyens d’une forme stable.
Et Marcel Duchamp sait qu’un mode cubiste même syncopé est insuffisant pour évoquer la portée métaphysique de son tableau.

Alors il peint un détail que la plupart des observatrices et regardeurs du tableau souvent ne voient pas. C’est une petite sphère dont le mouvement est signifié par un tracé de points blancs en pointillé qui indique son parcours en spirale, un peu comme ce qui apparaîtra plus tard dans les bandes dessinées, et qui indique la continuité chronologique du mouvement. Il faut donc cette invention inusitée à l’époque pour indiquer la continuité du mouvement d’une forme.

Une somme d'inventions

Ce tableau nous fait comprendre que chez Marcel Duchamp, les intentions prennent toujours le pas sur le visuel. Les signes plastiques utilisés sont toujours détournés au profit d’un sens second : on ne peut jamais se satisfaire du seul regard « rétinien » — comme il l’appelle —, on ne peut se contenter de la description des formes, des couleurs, de la touche, de la composition pour bien envisager le tableau.

Soulignons quatre inventions dans cette peinture :  

  • l’invention de l’expression imagée du mouvement qui dépasse les avant-gardes cubistes et futuristes de ces années-là, préfigure le cinétisme qui, à partir des années 30’, intègre le mouvement dans les arts plastiques.
  • l’invention de la représentation du corps humain mécanisé, qui préfigure la représentation de robots humanoïdes.
  • l’invention du nom du tableau inscrit à même le tableau qui signifie que le texte a la même valeur que l’image
  • la réintroduction du signe pointillé du mouvement fractionné (déjà utilisé à la Renaissance) et qui préfigure son usage dans la bande dessinée.

Le tableau Nu descendant l’escalier n°2 n’est donc pas la représentation d’un personnage nu qui descend un escalier. C’est la métaphore d’une partie de notre condition humaine, irrémédiablement attirée vers les facilités du jugement du goût et des aprioris, en tension avec la possibilité d’une singularité, de la possibilité du libre-arbitre. 

Et c’est cette dimension qui engage Marcel Duchamp dans dans un processus créatif nouveau, celui du choix permanent du mouvement des idées et de l’inventivité en lieu et place de l’application systématique des savoirs-faire et de la soi-disante inspiration géniale.

Bravo l’anartiste !


Œuvres : Nu descendant un escalier n°2 (1011) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP
 
Conseil de lecture : vous pouvez vous reporter au film intitulé Marcel Duchamp, "Nu descendant un escalier, Le temps spirale", réalisé par Alain Jaubert en 1993 dans le cadre de sa série documentaire "Palettes".
 
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