Marcel Duchamp est-il artiste ou philosophe ?

PODCAST II/XX

Où l’on comprend que Marcel Duchamp se bagarre avec Platon.

Comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, Marcel Duchamp se voit refusé la toile Nu descendant un escalier n°2 au Salon des Indépendants de 1912 par le groupe d’avant-garde cubistes français dont font partie Marcel Duchamp et ses deux frères. Il a vingt-cinq ans et se trouve confronté très fortement à la question de « l’amour propre » qu’il ne cessera d’intégrer à ses préoccupations et à sa pensée artistique.

C’est à New-York, Chicago et Boston que cette peinture acquiert une très grande notoriété lors de sa présentation à l’exposition itinérante dite de l’Armory Show en février-mars 1913.
On a du mal à se figurer l’ampleur du scandale que provoque le tableau. La toile est la risée de nombre de visiteurs qui se sentent agressés par l’arrivée de l’Art Moderne européen. Mais, à l’inverse, par effet de distinction, certains esthètes célèbrent cette peinture.
Ce tableau n’est pas ce qu’il paraît être. Le nu de Duchamp n’est pas un nu.
Le défi formel de Marcel Duchamp peintre a été de restituer le mouvement cinétique d’une forme. La forme humaine traitée par multiples figures successives semble effectivement sur le point de se mouvoir réellement devant nos yeux, descendant cet escalier dont on ne voit ni le début ni le terme. Marcel Duchamp semble vouloir évoquer l’être humain quand il se comporte en automate lorsqu’il représente cette forme humaine à l’image d’un « robot » qui sera popularisée plus tard dans les années 1920.

Mais c’est la réelle portée métaphysique du tableau qui, tout à coup, institue Marcel Duchamp non pas comme un artiste lambda dont l’activité principale est de résoudre des questions de représentation mais bien comme un philosophe qui utilise le mode pictural pour s’exprimer.
L’escalier qui n’a ni haut ni bas peut renvoyer à la la célèbre Allégorie de la caverne inventée par Platon. Dans cette métaphysique, le haut c’est la stabilité, la spiritualité, le monde des archétypes et de la vérité et le bas c’est le changement perpétuel.
La descente du mannequin signifie ici la descente d’une forme stable, d’une essence vers le monde sensible. La descente serait un « entre-deux » entre le monde intelligible et éternel des formes stables et le monde sensible  en devenir des formes en mouvement.
Le problème auquel se confronte Marcel Duchamp est de penser une forme sensible, ici-bas en devenir, en mouvement, en changement perpétuel mais avec les moyens d’une forme stable.
Et Marcel Duchamp sait qu’un mode cubiste même syncopé est insuffisant pour évoquer la portée métaphysique de son tableau.

Alors il peint un détail que la plupart des observatrices et regardeurs du tableau souvent ne voient pas. C’est une petite sphère dont le mouvement est signifié par un tracé de points blancs en pointillé qui indique son parcours en spirale, un peu comme ce qui apparaîtra plus tard dans les bandes dessinées, et qui indique la continuité chronologique du mouvement. Il faut donc cette invention inusitée à l’époque pour indiquer la continuité du mouvement d’une forme.

Ce tableau nous fait comprendre que chez Marcel Duchamp, les intentions prennent toujours le pas sur le visuel. Les signes plastiques utilisés sont toujours détournés au profit d’un sens second : on ne peut jamais se satisfaire du seul regard « rétinien » — comme il l’appelle —, on ne peut se contenter de la description des formes, des couleurs, de la touche, de la composition pour bien envisager le tableau.

Soulignons quatre inventions dans cette peinture :  

  • l’invention de l’expression imagée du mouvement qui dépasse les avant-gardes cubistes et futuristes de ces années-là, préfigure le cinétisme qui, à partir des années 30’, intègre le mouvement dans les arts plastiques.
  • l’invention de la représentation du corps humain mécanisé, qui préfigure la représentation de robots humanoïdes.
  • l’invention du nom du tableau inscrit à même le tableau qui signifie que le texte a la même valeur que l’image
  • la réintroduction du signe pointillé du mouvement fractionné (déjà utilisé à la Renaissance) et qui préfigure son usage dans la bande dessinée.

Le tableau Nu descendant l’escalier n°2 n’est donc pas la représentation d’un personnage nu qui descend un escalier. C’est la métaphore d’une partie de notre condition humaine, irrémédiablement attirée vers les facilités du jugement du goût et des aprioris, en tension avec la possibilité d’une singularité, de la possibilité du libre-arbitre. 

Et c’est cette dimension qui engage Marcel Duchamp dans dans un processus créatif nouveau, celui du choix permanent du mouvement des idées et de l’inventivité en lieu et place de l’application systématique des savoirs-faire et de la soi-disante inspiration géniale.

Bravo l’anartiste !


Œuvres : Nu descendant un escalier n°2 (1011).
 
Conseil de lecture : vous pouvez vous reporter au film intitulé Marcel Duchamp, "Nu descendant un escalier, Le temps spirale", réalisé par Alain Jaubert en 1993 dans le cadre de sa série documentaire "Palettes".
 
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Présentation

Marcel DUCHAMP en 5 minutes


Un podcast en 20 épisodes de Marc VAYER

Production/montage : Laurent Mareshal

Voix : Marc Vayer et Julia Butault.

Diffusion : Euradio Nantes, octobre 2024 - février 2025



Peu d'artistes ont autant marqué l'histoire de l'art que Marcel Duchamp, peu d'artistes sont à la fois aussi décisifs et aussi insaisissables, peu d'artistes ont autant cultivé tant le scandale que la discrétion. Inventeur du ready-made, l'œuvre d'art sans travail, compagnon de route des Surréalistes, Marcel Duchamp a tracé un chemin créatif absolument singulier et somme toute bien mystérieux.

C'est ce mystère que nous vous proposons de dénouer en 20 étapes de 5 minutes.
 

Les textes qui suivent sont la retranscription intégrale de l’enregistrement, en août 2024, des vingt épisodes d’un podcast intitulé Marcel Duchamp en cinq minutes et diffusé sur Euradio Nantes de septembre 2024 à février 2025. 

Toute personne qui se confronte à une tentative d’éclaircissement à propos du travail de Marcel Duchamp se heurte à une grande dispersion des informations, à de nombreux récits de compagnonnages individuels, à de nombreuses interprétations qui confinent parfois au délire, au sentiment d’être face à des gardiens du temple, les « duchampiens », à des thèses d’universitaires, d’historiens de l’art et de critiques qui semblent naviguer à vue et alimentent paradoxalement l’idée d’un « mystère » Duchamp.

Ce mystère Duchamp a peut-être maintenant fait long feu. 

Avec quelques autres auteurs, souvent autodidactes, Marc Vayer partage ici la même intuition que Marcel Duchamp, loin d’être éclaté, peu productif et balloté dans les courants artistiques du XXème siècle a été, bien au contraire, synthétique, travailleur acharné et a maîtrisé bien plus qu’on veut bien le penser sa destinée et sa postérité artistique.

De métaphores en allégories, Marcel Duchamp a la plupart du temps usé d’un langage plastique codé et c’est un défi que de vouloir donner ici quelques clefs accessibles à toutes celleux qui souhaiteraient mieux regarder.

Marcel Duchamp est-il né deux fois ?

 PODCAST I/XX
 
Où l’on percevra qu’un artiste humilié peut se transformer en anartiste.
 

Sans Marcel Duchamp lui-même, il n’y aurait pas de Marcel Duchamp. Ça semble un peut idiot de dire ça, mais Marcel Duchamp est absolument unique — et on s’en souvient comme tel — tant sa démarche fut singulière et son activité artistique variée. C’est cette singularité qui l’a fait devenir intemporel et si présent qu’il nous semble être un contemporain.

Marcel Duchamp est né en 1887 à Blainville-Crevon, un tout petit bourg près de Rouen, fils de notaire, avec deux frères plus âgés et 3 sœurs plus jeunes, tous et toutes également devenues artistes. Adolescent, il peint et dessine, jeune adulte il s’installe à Montmartre et continue à peindre en explorant les procédés très modernes de l’époque, le fauvisme, le symbolisme, le cubisme. 
C’est en 1911 que se produit un évènement qui touche intimement Marcel Duchamp artiste, et qui par ricochet va déterminer plusieurs des grandes réorientations artistiques du vingtième siècle. C’est peut-être à ce moment-là que Marcel Duchamp s’invente lui-même.

Cette année-là, Marcel Duchamp a peint un tableau intitulé Nu descendant un escalier n°2 et alors même que cette peinture était déjà accrochée dans le salon dit des indépendants, ses frères et le groupe de peintres dont ils font partie lui demandent de le décrocher car il ne correspond pas aux dogmes que ce groupe s’est imposé. Imaginez un jeune artiste que même ses frères et amis décident de censurer et qui part, littéralement, avec son tableau sous le bras.
 
Marcel Duchamp prend alors la décision de ne plus peindre et il commence à chercher d’autres moyens créatifs que ceux des peintres. Une opportunité s’ouvre aux États-Unis. Il se trouve que la toile refusée en 1911 à Paris a été exposée en 1913 à New-York, avec un succès retentissant. Fuyant la guerre en 1915, Marcel Duchamp débarque à New-York auréolé de ce succès.


En 1917, toujours à New-York, Marcel Duchamp met en place une expérimentation radicale qui consiste à faire advenir un objet déjà tout-trouvé — un urinoir acheté dans le commerce — en objet d’art tout-fait qu’il nomme ready-made. 
L’objet lui-même a vite été perdu, mais cet épisode est devenu un évènement majeur des nouveaux processus créatifs qui fondent désormais une grande partie de l’activité artistique contemporaine.

Simultanément à cette expérimentation, pendant huit années, de 1915 à 1923, Marcel Duchamp exécute une grande image sur verre. Il l’intitule La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Cette production artistique déploie une métaphore sexualisante, mais c’est aussi une grande allégorie sur le statut de l’œuvre d’art. 
Joueur d’échecs invétéré, Marcel Duchamp, dont la plupart des commentateurs ont pensé qu’il avait très peu produit à partir des années 1925, n’a pourtant cessé de trouver les conditions pour faire accéder ses productions au rang d’œuvre d’art en préparant leur postérité. Un exemple particulièrement significatif voit le jour à partir de 1942. Marcel Duchamp conçoit, fabrique et diffuse une  boite : La Boite-en-valise qui contient des reproductions miniatures de ses différentes productions, autant dire un musée portatif. Jusqu’à la fin de sa vie, en signant souvent par l’intermédiaire de son alter-ego inventé qu’il nomme Rrose Sélavy, Marcel Duchamp participe par ailleurs à l’élaboration de nombreuses expositions et de catalogues dans lesquels, opportuniste, il se débrouille toujours pour diffuser ses propres réalisations.


 
Dans la dernière décennie de sa vie, Marcel Duchamp jusqu’alors publiquement plutôt silencieux répondra à de nombreuses interviews et donnera quelques courtes conférences dont celle qu’il intitulera Le processus créatif, en 1957 à Houston (Texas). Ainsi, il achèvera son cycle expérimental qui aura consisté à décider lui-même de sa propre postérité sans dépendre de la loi sociologique qu’il a si bien comprise et décrite et qu’on peut nommer avec lui La loi de la pesanteur, celle qui fait dépendre du goût des regardeurs la destinée des productions artistiques, celle qui fait dépendre du goût du public le rejet d’une œuvre, celle qui fait dépendre aussi du goût de certains esthètes la réhabilitation d’œuvres précédemment rejetées. Marcel Duchamp meurt sans prévenir le soir du 2 octobre 1968 à Neuilly/sur/Seine.


 
Mais avec Marcel Duchamp, quand c’est fini, ça continue encore. En 1969, le monde de l’art peut découvrir une œuvre jusqu’alors inconnue, juste installée au Musée d’Art Moderne de Philadelphie. Ce diorama, cette grande boite en 3 dimensions intitulée Etant donnés... 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage a été réalisée par lui en secret depuis 1946, pendant vingt années et est donc installée — volontairement — de façon posthume au Musée. Marcel Duchamp parachève ainsi l’expérimentation de toute une vie : il fait parvenir son œuvre au musée — directement —, sans passer par le jugement de goût des regardeurs.


 
Bravo l’anartiste !
 

Œuvres : Nu descendant un escalier n°2 (1011), Fontaine (1917), La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), La boite-en-valise (1937), Etant donné 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage (1946-1966).
 
Conseil de lecture : Pour une biographie de Marcel Duchamp, vous pouvez vous reporter à l'incontournable ouvrage de 2017 par Bernard Marcadé : intitulé sobrement Marcel Duchamp, aux éditions Flammarion.
 
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[COD] Marcel genders


Vous pouvez lire et télécharger l'article ici :

Fichier PDF Marcel genders 1,2 et 3.pdf

[COD] Tu m', le tableau interface

 

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Fichier PDF 06 - Tu m' le tableau interface.pdf

[COD] Affiche Givaudan

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Fichier PDF Affiche givaudan.pdf

[COD] The looking spoon

 

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[C.O.D.] Réflection à main (sic)

 


Pour lire (PDF) ou télécharger (PDF) l'article : Fichier PDF Réflection à main (sic).pdf

[COD] Aimer tes héros

mETRO n°9, Revue italienne d’architecture.
Couverture conçue par Marcel Duchamp en 1963,
Bruno Alfieri éditeur, Milan, avril 1965

Vous pouvez visionner/télécharger le texte "Aimer tes héros" à partir de la plateforme fichier-pdf.fr en cliquant sur ce lien : Fichier PDF Aimer tes héros.pdf

Chez Marcel Duchamp, la variété, le foisonnement formel des productions plastiques et des interventions dans le monde de l'édition rend le commentaire, l'analyse, l'interprétation souvent hasardeuse si on ne se réfère pas à la ligne directrice que "l'anartiste" s'était donnée lui-même. 

C'est en effet en prenant en compte les métaphores les plus courantes que Marcel Duchamp a utilisées pendant plus de cinquante années, en prenant en compte son "nominalisme pictural" comme il l'appelait, le décodage de sa langue plastique personnelle, que l'on peut relier ce qui nous apparaît au premier coup d'œil hétéroclite et qui est en fait une façon de présenter toujours la même idée avec, à chaque fois, des moyens différents.

Cette même idée, c'est ce que nous appelons dans les textes de ce blog "la loi de la pesanteur" et le texte qui suit, à propos de la couverture de la revue mETRO n°9 en 1965 en est une des illustrations.

On peut ajouter qu'ici encore, Marcel Duchamp développe une occurrence de sa pensée personnelle, sans aucun rapport avec le contenu de la revue.

Ce texte fait suite au visionnage de la conférence de Jean-Marc Bourdin : Marcel Duchamp, ou comment sacrifier (à) la mode du refus dans le cadre du cycle "Violence et représentation" de  L'Association Recherches Mimétiques (ARM). Jean-Marc Bourdin a soutenu en 2016 une thèse de doctorat en philosophie à l'Université Paris-VIII intitulée La rivalité des égaux. La théorie mimétique, un paradigme pour l’anthropologie politique ? Il a publié Duchamp révélé en 2016 et en 2018 René Girard, philosophe politique malgré lui ainsi que René Girard, promoteur d’une science des rapports humains.

[COD] Avoir l'apprenti dans le soleil


AVOIR L’APPRENTI DANS LE SOLEIL

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« C’était l’époque où j’espérais atteindre une dissociation complète entre l’écrit et le dessiné pour amplifier la portée des deux (aussi loin que possible du titre descriptif, en fait suppression du concept « titre »). »
Lettre inédite de M.D. à S. Stauffer, 19 août 1959

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janvier 1914 (Rouen) / Encre de Chine et crayon sur papier à musique 27,3 x 17,2 / Signé en bas à gauche au crayon : Marcel Duchamp, 1914. Légendé en bas au milieu à l’encre : — avoir l’apprenti dans le soleil — cat.: L, 109, S 207, Ph. 96. Hist.: Coll. Louise et Walter Arensberg. New York (probablement acquis vers 1921). Coll. Louise et Walter Arensberg, Philadelphia Museum of Art.

Dans la première « boite » produite par Marcel Duchamp, en 1914, intitulée sobrement « Boîte de 1914 », on trouve de 15 à 18 clichés photographiques de notes manuscrites montées sur bristol + 1 dessin accompagné du texte : « avoir l’apprenti dans le soleil ». Marcel Duchamp a produit 5 exemplaires de cette boite, donné 4 exemplaires à des amis et conservé un exemplaire pour lui, tandis qu’il donnait les notes originales à Walter Arensberg, son ami et mécène. (voir liste des boites de Marcel Duchamp)

 

Des précédents


Le dessin « avoir l’apprenti dans le soleil » fait suite à une série de trois dessins, trois esquisses que Marcel Duchamp avait réalisées pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue. Il s’agissait des poèmes « Médiocrité », « Sieste intervalle » et « Encore cet astre ».

Médiocrité, Marcel Duchamp, 1911.

Sieste intervalle, Marcel Duchamp, 1911.

Encore à cet astre, Marcel Duchamp, 1911.

Dans le croquis consacré au poème « Encore cet astre », que Duchamp renomme « Encore à cet astre », un personnage monte ou descend un escalier, difficile de se prononcer en regardant simplement le dessin.
Cependant, dans « Nu descendant un escalier », on voit clairement un homme ou une femme automate descendre un escalier en colimaçon d’un immeuble urbain (cf. la boule sur la rampe) et puis Marcel Duchamp dira plus tard que l’idée du Nu… lui est venue en tentant d’illustrer ce poème de Jules Laforgue : " Encore cet astre ".
Encore cet astre [Jules Laforgue 1903]

Espèce de soleil! tu songes : — Voyez-les,
Ces pantins morphinés, buveurs de lait d'ânesse
Et de café ; sans trêve, en vain, je leur caresse
L'échine de mes feux, ils vont étiolés ! —
— Eh ! c'est toi, qui n'as plus que des rayons gelés ! 
Nous, nous, mais nous crevons de santé, de jeunesse ! 
C'est vrai, la Terre n'est qu'une vaste kermesse, 
Nos hourrahs de gaîté courbent au loin les blés.
Toi seul claques des dents, car tes taches accrues, 
Te mangent, ô Soleil, ainsi que des verrues 
Un vaste citron d'or, et bientôt, blond moqueur,
Après tant de couchants dans la pourpre et la gloire, 
Tu seras en risée aux étoiles sans cœur, 
Astre jaune et grêlé, flamboyante écumoire !
Or, dans ce poème, Jules Laforgue reprend l’image platonicienne du soleil comme symbole de la sagesse et montre les hommes modernes, dans leur santé et leur gaité, se riant de lui. Dès ce croquis, Marcel Duchamp représentera donc par un escalier l’éloignement ou le rapprochement de cette source de sagesse. Par la suite, souvent, MD., transformant l’image de l’escalier et utilisera le signe spirale pour exprimer cette même idée. Montée de l’échelle de Jacob ou descente vers «  les logiques de bas étages  », comme il le dit dans cette note  :
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. »
Rotoreliefs, Marcel Duchamp, 1935.

Rotative demi-sphère, Marcel Duchamp 1924 (reconstitution) 
captation exposition Duchamp 2014 Centre Pompidou (Marc Vayer)
(…) Nous avons vu et revu que le Possible était le jugement faux que les gens du monde de l’art portaient sur eux-mêmes et sur leurs motivations. Aussi, Duchamp nomme ce jugement faux  : logiques de bas étages, alors même que nous savons maintenant que son vocabulaire est toujours choisi précisément afin de porter une information propre à éclairer l’ensemble de sa pensée. Et ce n’est donc pas un hasard si Duchamp dans une note posthume décrivant son expérience extatique emploiera encore l’expression  de descente des marches d’orgueil. Il est tout à fait clair qu’avec ce type d’expressions, tournant autour de la notion d’escalier, données plus tard, Duchamp nous donne les moyens de comprendre rétroactivement son Nu… qui utilise graphiquement ce vocabulaire. Son Nu descendant un escalier représente avec certitude, si on admet a priori la cohérence de sa pensée, l’Homme moderne se comportant en automate et descendant les marches d’orgueil vers des logiques de bas étages ou, en termes platoniciens, l’Homme chutant en tourbillon (le colimaçon) vers l’opinion. Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même ou presque, Fage, 2012.

Un dessin énigme

L’ensemble des notes de la boite de 1914 et ce dessin titré « Avoir l’apprenti dans le soleil » apparaissent disparates au lecteur tout autant qu’incompréhensibles. Si on isole le dessin de l’ensemble de la production de Marcel Duchamp, on n’a aucune chance de s’approcher d’une compréhension de ce pourquoi il produit ce dessin et ce qu’il peut signifier d’assez important pour qu’il soit présent dans cette boite, au même titre que des notes dont on sait maintenant que certaines étaient fondatrices de la conception de « la mariée mise à nue par ses célibataire même », autrement appelé le « grand verre ».
Beaucoup d’éminents commentateurs de MD., des historien·ne·s de l’art importants, des sémiologues avertis et des biographes avisés ont tenté cette aventure du décryptage de ce dessin ex nihilo, sans s’occuper vraiment de la pensée générale de Marcel Duchamp.
Or, nous pensons qu’il faut ici, pour comprendre les raisons de ce dessin, convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores, (voir articles précédents), et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un nominalisme personnel qui s’applique rétrospectivement à toutes ses productions.
  1. Nul doute que le croquis stylisé d’un cycliste courbé sur sa machine le long d’une ligne droite en pente nous renvoie à la notion d’effort, de difficulté. Mais à quelle difficulté le dur effort du cycliste nous renvoie-t-il métaphoriquement ?
  2. Il est fort vraisemblable que la figure du cycliste soit issue de la proximité et de l’intérêt de Duchamp pour les écrits d’Alfred Jarry, compagnon pataphysique. [1]
  3. Il y a de grandes chances pour que le vocabulaire d’apprenti et de soleil emprunte à l’univers des francs-maçons et plus généralement à la prose gnostique, ou l’apprenti est l’apprenant qui cherche à atteindre la connaissance, la voie suivie par l’apprenti étant symbolisée par une échelle, reprenant ainsi l’image de « l’échelle de Jacob » de la Bible. [2]
  4. Il est possible, comme le suggèrent Jacques Caumont et Françoise Le Penven, que l’utilisation du terme soleil par Marcel Duchamp soit issu de l’univers Rouennais spécifique, en référence à cette figure très singulière. [3]
Mais toutes ces explications ne sont pas suffisantes pour comprendre réellement le dessin, ni à quoi il fait allusion dans le cadre de la pensée duchampienne.

On comprend bien, dans le poème de Jules Laforgue que celui-ci reprend l’idée d’un soleil platonicien dont les hommes, dans une sorte de défi, se moquent.
On sait maintenant, en ayant étudié le nominalisme de MD. que Duchamp faisait souvent référence à Platon, au mythe de la caverne, jusqu’à l’avoir intégré dans son « nominalisme ». Lorsque Marcel Duchamp évoque le soleil et sa symbolique platonicienne, il parle de « porteur d’ombre ».
« Porteurs d’ombre »
société anonyme des porteurs d’ombre représentée par toutes les sources de lumière (soleil, lune, étoiles, bougies, feu —)
incidemment :
différents aspects de la réciprocité — association feu-lumière (lumière noire, feu-sans-fumée = certaines sources de lumière)
Les porteurs d'ombre travaillent dans l'infra-mince
note n°3 inframince. Notes, ChampsArts p. 21 

L’intérêt de Duchamp pour ce poème de Jules Laforgue, c’est cette référence au soleil comme le symbole d’un idéal, d’une sagesse, d’une plénitude, d’une perfection qui est visée par les hommes et qui semblent intenable, même au prix de grands efforts. Dans sa « loi de la pesanteur », Marcel Duchamp identifie les porteurs d’ombre comme ceux qui peuvent nous faire rentrer dans la quatrième dimension, qui nous ouvrent la porte de l’inframince, cet espace temps qui peut faire basculer les objets produits par les artistes dans le statut d’œuvre d’art. La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne. Il faut ajouter ici que les readymades sont pour Marcel Duchamp des « porteurs d’ombre », objets/soleil donc, objets métaphoriques du changement de statut des objets d’art à l’ère moderne.
Tout ceci étant posé, on peut désormais se risquer à formuler plus précisément les intentions de Marcel Duchamp avec ce dessin. Cette formulation reste bien-sûr une hypothèse, mais une hypothèse solide.
  • Le cycliste, c’est nous tous, qui faisons des efforts pour essayer d’atteindre la sagesse. [4]
  • Le cycliste, c’est l’impétrant qui débute dans l’ascension de l’échelle de Jacob, l’échelle de la véritable connaissance et de la sagesse qui mène à la lumière.
  • Le cycliste, c’est plus précisément l’artiste qui lutte contre la gravité signifiée par ce trait oblique.
  • Cette image, c’est celle qui nous renvoie à notre rôle de regardeur qui voit l’artiste aux prises avec le parcours, la difficulté de l’élévation vers le soleil/noblesse (au sens modernité-originalité-nouveauté), aux prise avec la contrainte de la gravité/trivialité.
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. » Note dans la boite verte de 1934
« Avoir l’apprenti dans le soleil », c’est [avoir] voir [l’apprenti] l’artiste contredit [dans le] dans son élévation vers la sagesse ultime [soleil] par la trivialité des regardeurs.

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[1]
• Alfred Jarry (1873-1907) est généralement présenté comme l'un des exemples littéraires de Marcel Duchamp. Duchamp n'a cependant jamais explicitement nommé Jarry comme tel, contrairement à Jules Laforgue, Raymond Roussel et Jean-Paul Brisset. La raison pour laquelle Jarry est pourtant souvent cité comme l'une des inspirations majeures de Duchamp réside dans certains parallèles - principalement thématiques - entre leurs œuvres. La physique amusante (physique amusante) de Duchamp semble être directement inspirée de la pataphysique Jarry présentée dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911). Les machines fantastiques que Jarry a mises en scène dans un roman comme Le Surmâle (1902) et dans les différentes histoires qu'il a écrites pour des magazines comme La Revue blanche, La Plume et Le Canard sauvage ont des traces communes avec les machines que Duchamp a dessinées dans - par exemple - sa La Mariee mise à nu par ces célibataires, même. Et Duchamp se référait parfois directement à Jarry, par exemple à son célèbre "merdre". [Marcel Duchamp and Alfred Jarry, Peter de Nijs 2016]
• Lors d’un entretien à Cadaquès, JC Averty s’est fait orienté par Marcel Duchamp sur le surmâle de Jarry. Il est très intéressant de constater que si Marcel Duchamp s’est inspiré de Jarry, JC Averty a mis Duchamp dans l’œuvre de Jarry en adaptant le surmâle. [https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=881]
• p151. Son envie de laisser une œuvre écrite, différente des traités théoriques, l'amena à publier en trois (sic) exemplaires fac-similés ce qui allait s'intituler La Boîte de 1914 : seize Notes et un dessin au titre énigmatique, Avoir l'apprenti dans le soleil, qui représentait un cycliste montant une pente, et pour lequel il s'était inspiré des histoires de cyclistes du Surmâle d'Alfred Jarry. [notes judith Housez bio MD grasset 2006]
• « L'homme, s'est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même. Le cycle est un nouvel organe, c'est un prolongement minéral du système osseux de l'homme». [Alfred Jarry pour le Cyclo-Guide Miran]
• « Pour lui le vélo apprend d'abord à composer avec le temps et avec l'espace et il offre des perspectives artistiques indéniables : « émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu'on n'en retienne que la résultante et surtout qu'on vive et ne pense pas. (1897).
Il est de ceux qui se servent « de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ». (les jours et les nuits, le Mercure de France 1897). (…)
Dans le même temps, Jarry continue à écrire et il crée la ‘pataphysique (avec un apostrophe avant la première lettre du mot). La ‘pataphysique est une philosophie ou pseudo-philosophie qui explore ce qui est au-delà de la métaphysique. C'est une parodie de la théorie et des méthodes de la science moderne, et ses propos sont souvent proches du non-sens ou sont démontrés par l'absurde. Alfred Jarry définit la ’pataphysique comme une « science des solutions imaginaires» Il illustre la ’pataphysique dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman qui expose les principes et les fins de la ’pataphysique, science du particulier, science de l’exception. Cet ouvrage se clôt, par exemple, sur un calcul de la surface de Dieu. La ’pataphysique se présente généralement sous la forme de discours ou d’institutions scientifiques, philosophiques ou ésotériques, ou à l’inverse, sous des dehors amusants de jeux d’esprit, propose une réflexion plus profonde en décrivant un univers parallèle « que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel. » Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948, publie une revue, Viridis Candela. Y sont parus, entre autres, les premiers textes de Eugène Ionesco, de nombreux inédits de Boris Vian et d’Alfred Jarry. (…)
« Le cycle est un pléonasme : une roue et la superfétation du parallélisme prolongé des manivelles. Le cercle, fini, se désuète. La ligne droite infinie dans les deux sens lui succède ». (…)
En 1902, il publie « le surmâle » un roman dont le sujet est l’amour et qui commence par cette curieuse phrase : « L'amour est un acte sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment ». (…)
Un aspect prophétique de ce livre est la représentation de la race humaine avilie et déshumanisée par les progrès technologiques et les intérêts économiques d’une société sans autre objet que le profit. Le Perpetual Motion Food, produit idéal, permet aux cyclistes d’atteindre des vitesses phénoménales et se faisant, tue l'un d'eux. Même après la mort misérable de ce cycliste, décrite avec un profond détachement et même une totale indifférence par un de ses coéquipiers, la course continue et les considérations financières priment. Les pédaleurs totalement décérébrés pédalent sans douleur et sans état d’âme, indéfiniment comme dans un mouvement perpétuel qui jamais ne s’arrête. (…) [https://www.lepetitbraquet.fr/chron49_alfred_jarry.html]

[2]
• Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. [Genèse 28.12]
• Atteindre le monde divin par une échelle qui sert de passerelle entre le ciel et la terre. L'homme de chair peut se fondre en un être spirituel par sa progression. C’est cette progression que l’apprenti va vivre en accédant aux différents degrés grâce à son travail de construction de son temple intérieur. Cette progression peut se faire en montant comme en descendant. (…) Il s’agit par l’image de l’échelle de souligner un « état d’être » graduel.  (…) Au plan psychique on analyse l’échelle comme un rapport graduel en le plus bas « accidentel » (la chute) et le plus haut « essentiel » (l’Âge d’Or ou le Paradis). Le rapport graduel recouvre alors l’idée de réintégration ou d’ascension. (…) Le franc-maçon doit par la pratique rituelique des grades de son rite, pouvoir établir une mise en contact entre le haut et le bas en lui. Outre l’intention, et la pensée réalisatrice, il lui faut de la force pour harmoniser son haut et son bas, de la sagesse pour maîtriser son ego. (…) [http://www.ecossaisdesaintjean.org/2014/04/l-echelle-de-jacob.html]

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• F.L. – Rue de la Savonnerie, au bistrot de Phonsot se réunissaient les « soleils ». J.C. – ... Le « soleil » était le roi des métiers bizarres et avait le génie de la petite industrie, ce qui le distinguait des ouvriers des quais. Le « soleil » n’avait ni travail régulier, ni salaire rémunérateur, n’était presque jamais marié et comme le « soleil » n’était pas jaloux et ne pourrait l’être, il menait la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme, et quelle femme ! … “Hélène d’égout” qui ne semait jamais ou presque la discorde parmi ses amoureux momentanés !... Et Paul Léautaud de noter dans son Journal : le « soleil » sur les quais dormait étalé sur le parapet ... Coucher de « soleil ». Sur le dessin de Duchamp contenu dans sa Boîte de 1914, nul quémandeur de piécettes d’or que le soleil dore plus encore pour le « soleil ». [Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven]
• (…) Rouen a donné naissance au soleil. (…) Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »
Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.
Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre.  Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros. (…) Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75.  Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. (…) Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied. (…) [Amédée F RAIGNEAU, ROUEN-BIZARRE , Réédition du livre publié en 1888 , https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Fraigneau_-_Rouen_Bizarre.djvu/12]

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[dans le grand verre] Les plans (ou pentes) d’écoulement lent (plusieurs formes différentes) sont reliés à un dessin important pour la genèse du verre intitulé « Avoir l’apprenti dans le soleil » : celui-ci montre un cycliste montant péniblement une pente réduite à un seul trait. Mais là où le liquide se soumet à la gravité, le cycliste lutte contre elle par son effort. (+)



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