Et si Marcel Duchamp nous manquait ?

 

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PODCAST XX/XX

Où l’on s’incline devant la constance, la cohérence et la singularité de l’anartiste.

Depuis les fondements de l’Art dit Moderne, avec Gustave Courbet et Edouard Manet et l’avènement du médium photographique, la destinée de la production artistique échappe à l’artiste ; elle est soumise inévitablement aux jugements de goûts ; les productions les plus novatrices — voire les plus sincères — sont décriées et refusées sur la base de multiples préjugés, de bienséances, de classe, de genre, et cætera… ; la postérité — « cette belle salope », comme l’a écrit Marcel Duchamp à un ami — se charge éventuellement de la réhabiliter et de la transformer en chef d’œuvre de l’art et de l’inscrire au Musée. L’artiste est mis hors jeu. Le temps de la réhabilitation, celui de la postérité éventuelle, c’est le temps retard du changement de statut de l’œuvre ; tant pis pour la vanité de l’artiste et sa prétention à être fêté de son vivant.

Déconstruction

Ce qu’il faut fêter justement chez Marcel Duchamp, c’est sa capacité à avoir déconstruit — dans le moment même de son édification — ce système d’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art, et sa capacité à avoir réagit, pratiquement seul, d’avoir shunté le système, d’avoir dompté le  temps retard de la postérité, de ne pas s’être soumis aux nouvelles conventions et ce à l’échelle d’une vie entière.
Chez Marcel Duchamp, la production artistique n’est pas la réalisation d’un artefact, aussi bien réalisé soit-il. La production artistique, c’est le processus créatif lui-même, c’est à dire la prise en compte du contexte général de création, de l’air du temps aux regardeurs en passant par la validation des nouveaux processus d’exposition. C’est d’ailleurs le titre d’une de ses célèbres allocution : Le processus créatif, lors d’une réunion de la Fédération Américaine des Arts à Houston (Texas) en avril 1957. Il y est très clair et pour une fois il ne code pas son message. Il dit : « En dernière analyse, l’artiste peut crier sur tous les toits qu’il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art. »

En fait, Marcel Duchamp s’est lancé un défi, quasi existentiel, au sens où il a remis en cause la notion même de création artistique. Il lui a fallu pour cela beaucoup d’abnégation, inventer des postulats, inventer un langage visuel singulier, inventer des mots, jusqu’à inventer des concepts.
Et c’est au moyen principal de ses ready-mades, qui n’ont aucune valeur esthétique ni marchande au départ d’ailleurs, véritable expérimentation du processus refus/réhabilitation que Marcel Duchamp reprend possession de la postérité de ses créations artistiques. On se rappelle que la pissottière Fountain de 1917, proposition artistique ready-made jamais montrée au public, a été réhabilité quarante années plus tard et que ce sont des copies qui sont désormais regardées toujours avec stupéfaction dans les plus grands musées du Monde.

Des intentions

Comme tous les artistes, Marcel Duchamp avait des intentions, mais il ne les connaissaient pas toutes. Cependant, il est celui qui a réduit considérablement l’écart entre toutes ces intentions.
En dehors de ses intentions premières consignées notamment dans ses célèbres notes, il a usé de processus créatifs si variés et si énigmatiques qu’ils engendrent des commentaires innombrables. C’est la force de la polysémie systématique et de l’alliance entre métaphores et allégorie dont il a usé constamment. Cette polysémie provoque tant d’interprétations qui partent dans tous les sens qu’elles deviennent comme un catalogue d’intentions véritables maitrisées par lui-m’aime.
La variété créative et la polysémie systématique fonctionne chez Marcel Duchamp à double sens. S’obliger à ne pas se répéter, c’est s’obliger à une invention permanente, c’est produire des artefacts qui semblent visuellement ne pas avoir de rapport les uns avec les autres. Mais cette variété masque une extrême cohérence, et c’est ce qui nous trouble, cette variété n’est que l’expression polymorphe d’une seule intention globale, ne plus dépendre du jugement de goût et des conventions sociales, imposer sa création comme une évidence et retrouver la maîtrise de la postérité.

Des débuts de XXème siècle, dans un monde devenu incohérent avec la déflagration de la Guerre 1914-1918, où toutes les normes basculent et où tout s’accélère considérablement, jusqu’aux soubresauts de 1968 pendant lesquels une jeunesse mondialisée rejoue les happenings artistiques, la cohérence de Marcel Duchamp est révolutionnaire.

Bravo l’irréductible,
Bravo l’insoumis,
Bravo l’anartiste. 

1937 Portrait de Marcel Duchamp, rue Larrey, par Denise Bellon

Œuvre : Toute une vie (1887-1968). 

Conseil de lecture : Sur Marcel Duchamp, Robert Lebel, 1954, Éditions des Presses du réel 2015.

Références sur CentenaireduchampL'œuvre de Marcel Duchamp