PODCAST XI/XX
Où l’on affirme que la loi de la pesanteur est une loi sociologique que l’anartiste met en scène dans chacune de ses productions.
L’œuvre de Marcel Duchamp fonctionne par synecdoques, cette figure de style qui évoque la partie pour le tout et le tout pour la partie. Typiquement, lorsque le tout exprime la partie, la synecdoque généralise et tend vers l’abstraction et, dans le cadre des idées, vers le conceptuel. Lorsque la partie exprime le tout, elle particularise et tend vers le pittoresque mais aussi le singulier, l’original.
Ainsi, pour le tout, ce que Marcel Duchamp intitule La Mariée dans sa production phare dite Le grand verre est une évocation généralisante de toutes les productions artistiques de Marcel Duchamp qui ont été et seront toujours malmenées par l’action des regardeurs. Ainsi, pour la partie, la production Objet dard (1946) — un petit objet moulé en plâtre qui peut vaguement faire penser à un sexe masculin au repos — est une évocation particularisante de la mariée mais aussi une production pittoresque très sexualisée qui renvoie encore et toujours aux œuvres d’art malmenées par l’action des regardeurs.
Marcel Duchamp a construit sa production artistique à l’aide de modalités énigmatiques, consciemment élaborées, comme si l’ensemble de cette production était un grand aphorisme, un grand jeu de mots qui au prime abord laisse l’interlocuteur coi.
Des termes cryptés
Il a crypté son travail et transformé ce code, au fur et à mesure, en un langage qu’il intitule lui-même pictural et qui s’approche de l’invention d’une langue visuelle maîtrisée par lui seul. Ce système global de pensée et les productions qui y sont associées nous incitent à penser qu’elles sont l’expression d’une loi générale qu’il n’a cessé de mettre en scène et que nous appelons ici, reprenant l’une des formules célèbres issues de ses notes, la loi de la pesanteur. Voici la note complète : « Régime de la pesanteur ministère département des coïncidences ou mieux : ministère de la pesanteur »
Système de pensée globale, cryptage systématique, langage autonome, constance dans l’invention « pour ne pas se répéter », documentation et mises en scène pour la postérité, voilà un programme qui révèle une maîtrise générale sur son existence créative et sur ses choix artistiques, maîtrise générale que peu de personnes lui accorde, préférant voir en Marcel Duchamp un « génie » farceur, un dilettante, un dadaïste permanent, ce qu’il ne fut, en réalité, jamais.
Un exemple précis peut sans doute illustrer la fausse légèreté des jeux de mots de Marcel Duchamp en même temps qu’une partie de la loi de la pesanteur : « gratuité du petit poids ». On y voit un jeu de mots (petits pois) avec une sorte de non sens surréaliste, une absurdité « dada » ; alors que le « poids », ici, fait référence à la loi de la pesanteur qui empêche les objets d’arts d’accéder à la postérité et que la « gratuité » fait référence à la trivialité des regardeurs. Le regard, lui, qui permet de prendre la décision de réhabiliter un objet d’art et de le faire admettre comme œuvre d’art, est gratuit.
Une gravité sans lourdeurs
Formulons maintenant cette Loi de la pesanteur un peu différemment et appliquons-la à notre époque contemporaine : pour qu’un objet créé par un artiste soit reconnu comme une œuvre d’art, il faut qu’il soit d’abord ouvertement refusé par la majorité de telle sorte qu’une minorité active puisse se flatter de le réhabiliter. Il existe toujours, en XXIème siècle, une communauté d’amateurs d’art qui se façonne une identité en se différenciant des regardeurs triviaux.
Mais La loi de la pesanteur est désormais un instrument dont se saisissent beaucoup d’artistes opportunistes, se faisant reconnaître par la polémique — le public de regardeurs et les médias associés s’y engouffrent, — et espèrent une réhabilitation qui leur ouvrira les portes d’une éventuelle postérité. Dans le même temps, et par voie de conséquence, on peut affirmer avec l’historien Olivier Quyntin, que « les grandes collections privées paraissent « non élitistes » et de nature à devenir des attractions touristiques mondiales chaque fois qu’elles sont exposées / en collectionnant précisément l’art qui leur paraît assez spectaculaire pour attirer les masses.»
La consanguinité actuelle entre artistes, commanditaires, institutions publiques et privées valide l’intuition de Duchamp sur la déconnection entre le statut d’œuvre d’art et les notions de savoirs-faire et de goût. La loi de la pesanteur a été validée par la postérité.
Bravo l’anartiste !
Œuvre : note « régime de la pesanteur » (Boîte verte, 1934). Lien sur ARCHIVE DUCHAMP
Conseil de lecture : L’art et l’argent, Editions Amsterdam 2017.
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