Figures de style chez Marcel Duchamp [9/1]

9/1 LES IMAGES DE PENSÉE

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« l’allégorie (en général) est une application de l’infra mince »
Marcel Duchamp, note 6 de la boite de 1914

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Il faut rappeler l’hypothèse qui préside à l’ensemble de ces articles et de ces analyses : Marcel Duchamp n’a jamais rien fait au « hasard », dans une forme créative instinctive et spontanée. Ce qu’il a produit comme formes artistiques sont la plupart du temps des mises en scène de ses pensées et plus il avance dans le temps, plus ce sont des mises en scène de la « Loi de la pesanteur », nom qu’il a donné à sa vaste expérimentation sociologique sur le statut des œuvres d’art. [voir articles
[#8] Tout étant donné 8/1 Les voyeurs, les voyants 8/2 Le fil de la fabrication]
" (...) Nous ignorons les résultats du hasard parce que nous n'avons pas assez d'intelligence pour cela. Je veux dire qu'un cerveau divin, pa exemple, pourrait parfaitement penser : "il n'y a pas de hasard, je sais ce qui va se passer." Nous ne savons pas parce que nous sommes trop ignorants pour être capables de comprendre ce que le hasard va apporter. C'est donc une sorte d'adoration du hasard ; on considère le hasard comme un élément religieux ou presque. Il est donc très intéressant de l'avoir introduit, de le mettre au service de la production artistique". Entretien avec Joan Bakewell pour la BBC, 5 juin 1968.
On peut tenter ici une formulation de cette « loi de la pesanteur » avec son nominalisme, son vocabulaire associé.
  • A l’ère moderne, — depuis Monet, Courbet, — les productions artistiques plastiques subissent le regard trivial de la majorité des regardeurs. L’œuvre est tirée vers le bas, elle acquière une pesanteur qui l’empêche d’accéder à la reconnaissance et qui l’empêche d’être valorisée à sa juste valeur artistique.
  • Le regardeurs sont ces personnages qui pèsent de leur regard sur l’œuvre. Sur l’échelle du jugement de goût, plus le regard est trivial, plus il alourdit l’œuvre, il l’encombre de ses aprioris, de ses convention sociales, des filtres du bon ou du mauvais goût, etc. Et plus le regard est bienveillant, plus il allège l’œuvre, la dépouillant de toutes les considérations pour la laisser légère de sa seule existence.
  • Toute production artistique, source de lumière, et l’artiste lui-même comme créateur, est un porteur d’ombre. Comme l’ombre est la projection 2D d’une production en 3D, alors, La production artistique en 3D est la projection d’un monde inconnu de nous, et inaccessible, en 4 dimensions (4D), que les artistes seuls arrivent parfois à révéler : c’est une forme de grâce inframince.
  • Au final, toute production artistique ne deviendra œuvre d’art que si elle est dans un premier temps refusée — soumise au jugement de goût trivial majoritaire des regardeurs —, puis dans un deuxième temps réhabilitée — soumise au jugement de goût lié au principe de distinction de certains regardeurs, principe autrement appelé par Marcel Duchamp renvoi miroirique.
 "[l'œuvre d'art] est toujours basée sur deux pôles : le public et l'auteur, et l'étincelle qui résulte de cette action bipolaire donne vie à quelquechose, comme l'électricité. Il n'y a pas besoin de dire que l'artiste est un grand penseur parce qu'il produit l'œuvre d'art. L'artiste ne produit rien tant que celui qui regarde ne dit : "Tu as fait quelquechose de merveilleux." C'est celui qui regarde qui a le dernier mot". Entretien avec Calvin Tomkins, 1964.
Marcel Duchamp évoque avec la mise en œuvre de la « loi de la pesanteur » des lois sociologiques désormais bien documentées qui montrent que les œuvres d’art acquièrent ce statut par le truchement de mécanismes sociaux de distinction, de choix, de critique, de mise en valeur, mécanismes qui échappent grandement à l’artiste lui-même [sauf à désormais participer structurellement au marché], mécanismes qui dépassent les questions esthétiques ou plutôt mécanismes qui démontrent que la question esthétique n’est pas issue d’une quelconque transcendance permanente et infaillible, mais bien plus surement d’une immanence sans cesse remise en cause, des jugements de goût soumis à tous les autres mécanismes sociaux, économiques, politiques, …
" Des millions d'artistes créent, quelques milliers seulement sont discutés ou acceptés par les spectateur et moins encore sont consacrés par la postérité. En dernière analyse, l'artiste peut crier sur les toits qu'il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels de l'art." Le processus créatif, 1957.
" Dans les trente dernières années, l'artiste a petit à petit été entrainé dans une aventure d'intégration économique qui le lie poing et mains à une entreprise de surproduction pour satisfaire un public de regardeurs de plus en plus nombreux. Nous sommes loin des parias du début du siècle et je croie que l'artiste de génie de demain devra se défendre contre cette intégration et pour y arriver il devra d'abord prendre le maquis". Manuscrit inédit vers 1960, cité par Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, la vie à crédit...

Photographie isue du manuel de montage d'"Etant donnés...". 1966.

Une fois qu’il a mis son système de pensée en place, M.D. l’a décliné — en a fabriqué des déclinaisons — des formes artistiques métonymiques, souvent sous forme de synecdoques. Un fragment, un extrait, une partie, un mot suffit à évoquer le tout, les grandes figures de son système ou le système lui-même.
Et c’est de plus en plus vrai au fur et à mesure de sa longue vie jusqu’à la réalisation de son installation « Etant donnés…», ce d’autant plus que c’était une production cachée, dissimulée à la connaissance du public et dévoilée posthumement en 1969 [Marcel Duchamp meurt fin 1968]. L’œuvre
« Etant donnés…» dans son ensemble est posthume et pourtant certaines parties, certains extraits sont connues et visibles du vivant de Duchamp mais sans que les regardeurs sachent alors à quoi ces éléments se rattachaient : « Prière de toucher », « coin de chasteté », etc.
" La mort est l'attribut indispensable pour un grand artiste. Sa voix, son allure, sa personnalité — en bref, toute son aura — s'imposent tellement que ses toiles passent dans l'ombre. Quand tous ces facteurs ont fait silence, alors son œuvre peut être reconnue dans toute sa grandeur ". Artists must die to be great, frenchman says, the berkshire concil eagle, 17 juin 1936.
 
Prière de toucher, 1947, Marcel Duchamp et Pierre Donati

Objet dard, Marcel Duchamp, 1950


MD. a inventé une langue mi-textuelle, mi-imagée comme si le langage commun ou les moyens plastiques communs étaient incapables de traduire sa pensée.

" Je refuse de penser aux clichés philosophiques remis à nuf par chaque génération depuis Adam et Eve, dans tous les coins de la planète. Je refuse d'y penser et d'en parler parce que je ne crois pas au langage. Le langage, au lieu d'exprimer des phénomènes subconscients, en réalité crée la pensée par et après les mots (je me déclare "nominaliste" très volontiers, au moins dans cette forme simplifiée). Toutes ces balivernes, existence de Dieu, athéisme, déterminisme, libre arbitre, société, mort, etc., dont les pièces d'un jeu d'échecs appelé langage et ne sont amusantes que si on ne se préoccupe pas "de ganer ou de perdre cette partie d'échecs". Lettre à Jehan Mayoux, 8 mars 1956.
Contrairement à ce qui est le plus souvent raconté, chez Marcel Duchamp, le signifié — le sens donné aux images — prend quasiment toute la place au dépend du signifiant — les aspects visibles, matériels des productions artistiques. Jusqu’à ce que, expérimentation engagée, vécue et réussie, ses productions deviennent des archétypes formels de l’art contemporain, et donc qu’une inversion s’opère et que le signifiant prenne toute la place, au détriment du signifié, quasi ignoré. [1] Et les productions de Marcel Duchamp obéissent à un double mouvement du signifié. 
D’un côté ses œuvres sont « ouvertes », et si l’on n’en connait pas le code, la polysémie est telle que le regardeur s’y noie, toutes les "interprétations" deviennent viables.
D’un autre côté, le codage même employé par Duchamp nous montre qu’il induit fortement le signifié. 
Le rôle principal du regardeur décrit par Duchamp dans sa célèbre formule n’est pas de compléter ce signifié à 50/50 avec l’artiste, mais bien d’appliquer un jugement de goût qui fera ou non basculer la production artistique dans le statut d’œuvre d’art.

Récapitulatif des termes du "triangle sémiotique".

C’est ce signifié maîtrisé par Marc Duchamp qu’il faut remettre en lumière et c’est ce que j’essaye d’expliquer dans cette série d’articles. (Voir plus précisément : « 9/3 L'inversion entre signifiant et signifié )

Une de mes hypothèses, à l’origine de ces articles, c’est que Marcel Duchamp, confronté à la vie aux Etats-Unis et à la langue anglaise, capte complètement la différence d’usage et de signification du terme « image » dans sa différence entre le français et l’anglais. Cette différenciation dans la langue anglaise « colle » parfaitement avec les réflexions dans lesquelles il s’est engagé depuis 1912 en commençant à concevoir ce qui allait devenir le « Grand Verre » et qu’il systématise avec les « readymades ».
Alors qu’en français le terme « image » sert à la fois à nommer le support (l’artefact) et à la fois le phénomène métaphorique de la pensée, en anglais ces deux faces sont séparées en deux termes : « picture » [ˈpɪk.tʃə] pour l’artefact, le support matériel et « image » [ˈɪmɪʤ] pour la pensée elle-même. C’est le même type de différence qu’entre les termes technologie et technique. Là ou le terme technologie évoque le système général, le terme technique indique les aspects concrets de la technicité.

Un des enjeux de ce que j’écris ici, c’est de montrer que Marcel Duchamp maîtrisait bien au-delà de ce qu’on a pu en dire jusqu’à présent — non seulement « son emploi du temps » [2] et la diversité systématique de ses productions — mais qu’il a développé également une pensée complète et aboutie dans « ses moindres recoins » et que l’ensemble de ses productions, de son emploi du temps et de la diversité de ses productions sont à considérer comme des « images de pensée », des picture/image [ˈpɪk.tʃə / ˈɪmɪʤ]. [3]
Et au titre de cette méthode de travail, celle des « cultural studies », les jeux avec la langue, les jeux de mots, les jeux avec les mots, les inventions linguistiques (inframince, readymade, mobile, …) sont de la même façon des picture/image [ˈpɪk.tʃə / ˈɪmɪʤ]. Marcel Duchamp avait largement précédé, de façon sensible, sans théorisation, ce que vers quoi les « cultural studies » nous entraîne, à savoir l’indifférenciation entre le texte et l’image. (Voir article « 9/4 image [ˈɪmɪʤ] et picture [ˈpɪkʧə])
J’espère montrer dans ces articles, par un faisceau patent d’indices [4] que les productions de Marcel Duchamp sont donc pour la plupart des « images de pensée », des artefacts aux apparences matérielles à chaque fois différentes mais qui regroupent sans cesse les mêmes signes, la production la plus emblématique de ce système étant le diagramme de « la mariée mise à nue par ses célibataires mêmes », dit « le Grand verre ». (voir conférence « La mariée mise à nue par ses célibataires même »)


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 [1] Une des questions reste à savoir pourquoi ce signifié est tant ignoré aujourd’hui. C’est la rançon de la méthodologie universitaire ? C’est la rançon de la captation de l’héritage de Marcel Duchamp par un petit groupe ? C’est la rançon de méthodes d’investigations trop fermées sur elles-mêmes ? C’est la rançon du phénomène de distinction que certain·e·s conserveraient des informations par devers eux ?

Dans MANET une révolution symbolique (Raison d’Agir/Seuil 2013), Pierre Bourdieu écrit : 

« Dans l’histoire de l’art, la tradition iconologique a été créée, et constituée comme telle par un très grand historien de l’art, Erwin Panofsky. Celui-ci a fait une théorie de l’interprétation iconologique qu’il distingue de l’interprétation iconographique. (…) Il a donné une caution théorique à tous les spécialistes de l’histoire de l’art qui, armés de cette référence panofkienne devenue complètement inconsciente — on n’a même plus besoin de dire qu’on fait du Panofsky — font assaut de « ça me fait penser à » . (…) Il y a une tératologie de l’histoire de l’art comme de toutes les disciplines, mais l’histoire de l’art est particulièrement exposée dans la mesure où l’œuvre d’art, du fait de son équivocité, de sa plurivocité, de sa polysémie, etc. peut tout accueillir. (…) On est face à la logique d’un champ où, pour triompher des adversaires, pour faire le malin, pour s’affirmer comme intelligent, comme détenteurs de savoirs rares, etc., on est porté à surinterpréter, sans être soumis au contrôle de la falsification élémentaire ». (p 38)
J’ai le sentiment qu’il faut « lutter » contre trois façons de faire de l’histoire de l’art : les similarités formelles, les éventuelles sources d’inspirations, la biographie. Si chacune de ces trois sources de renseignements sont tout de même valides et intéressantes, c’est par le croisement avec bien d’autres sources qu’on peut opérer une histoire plus crédible qui échapperait au « test projectif » . « [devant une œuvre d’art] on doit tirer au moins une sorte de consigne de prudence : « attention, danger de test projectif ». Si tous les critiques qui critiquent avaient en tête cette admonestation, il est probable qu’il y aurait un grand silence dans la critique, en particulier sur l’art contemporain. » (Bourdieu p 49)
A propos de la recherche des sources d’inspiration qui donneraient à comprendre les œuvres : A supposer qu’on soit certain des inspirations de MD. pour telle ou telle production, ça nous renseigne très peu sur les significations que MD. y a introduit. Ce n’est pas parce qu’on connait la source d’inspiration qu’on a la clef de la signification, d’autant plus avec Marcel Duchamp qui n’a cessé de jouer avec le signifiant/signifié jusqu’à opérer des transpositions de sens complètes, avec une totale coupure du référent.
Dans le cas d’un artiste qui procède par énigme, qui sollicite le questionnement du regardeur, ce n’est pas parce qu’un créateur s’inspire de quelque chose d’antérieur qu’il utilise cette figure avec le même sens. Savoir de quoi s’est inspiré quelqu’un est peut-être une bonne porte d’entrée pour réfléchir mais ce n’est pas la solution au problème de signification posé.

« Il y a une fiction, la fiction de l’art, la croyance dans l’art […] Est-ce qu’il faut dire que cette chose en laquelle nous croyons suprêmement n’est qu’une croyance collective dans laquelle nous sommes pris ? […] Je pense qu’historiciser, c’est à dire ramener cette question à ses conditions sociales de possibilité, à l’environnement dans laquelle elle s’est construite, c’est obéir à l’injonction scientifique selon laquelle il faut comprendre les choses comme elles sont — ou alors il ne faut pas parler de « science » mais dire que l’on est dans la « religion de l’art » ; faire de l’histoire de l’art, ce devrait être au contraire signifier, faire de la science de l’art ». Manet, cours au collège de France, Bourdieu p. 162
[2] Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. Roché avait commencé à lever ce lièvre-là en disant que la meilleure œuvre de Marcel Duchamp c’était l’emploi de son temps. (Marcel Duchamp l’anartiste, entretien avec Bernard Marcadé dans La cause freudienne 2008/1 N°68 pages 135 à 147)

[3] Cette relation entre picture et image a été mise en valeur par Mitchell, au fondement des Cultural Studies dans son ouvrage : Iconologie [image, texte, idéologie] de W.J.T. Mitchell. 1996 édition française Les  prairies ordinaires 2009. 

[4] Il faut ici largement citer J.O. Uzel (Pour une sociologie de l’indice JO Uzel in Revue Sociologie de l’art n° 10 1997 ) qui me semble poser clairement les bases d’une analyse de l’art à partir du terme « d’indices ».
[…] « Georges Didi-Huberman, qui insiste avec raison sur la technicité de l'empreinte, décrit la façon dont celle-ci traverse toute l'histoire de l'art sous des formes techniques différentes, mais qui coexistent très souvent : mains en négatif créées par projection de peinture au Paléolithique, moulage à la Renaissance, montage, grattage, frottage, décalquage avec l'art contemporain, et tout particulièrement avec Duchamp. En ce sens, toute idée de progrès ou de déclin de la technique artistique se trouve disqualifiée.  Une sociologie de l'indice doit donc s'employer à articuler l'indice et le geste technique qui le prolonge. C'est précisément par la question technique que la médiation entre le contenu de l'oeuvre et son contexte social d'apparition peut s'effectuer. Il s'agit de remonter de l'effet (le signe indiciaire) à la cause (le contexte social), par l'émission d'une hypothèse qui prenne en compte la technicité de l'oeuvre (apparition, évolution, détournement d'une technique). »
[…] « En relisant attentivement « L’oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », nous voyons que Benjamin affirme clairement que cette valeur d'exposition ne coïncide pas avec l'apparition des techniques de reproduction de masse, mais apparaît pour la première fois dans les arts plastiques, et tout particulièrement dans le dadaïsme (c'est-à-dire au milieu des années 1910) : « le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature), les mêmes effets que le public demande maintenant au cinéma ». Le dadaïsme, tout comme le cinéma, développe une esthétique de la « distraction » qui met en échec la réception contemplative de l'oeuvre. En fait, et contrairement à ce que laisse croire le titre de l'essai, ce n'est pas la dimension reproductible qui caractérise, aux yeux de Benjamin, le procédé cinématographique, mais avant tout la technique du montage et l'« effet de choc » qu'elle produit sur le spectateur. C'est la technique du montage et son effet de distraction (ou de choc) qui permettent de comprendre comment le dadaïsme, qui apparaît vingt ans après le cinématographe, a pu influencer la pratique cinématographique : « De spectacle attrayant pour l'oeil ou de sonorité séduisante pour l'oreille, l’oeuvre d'art avec le dadaïsme se fit choc. Elle heurta le spectateur ou l'auditeur. Elle acquit un pouvoir traumatisant. Et elle favorisa de la sorte le goût du cinéma, qui possède, lui aussi, un caractère de diversion en raison des chocs provoqués chez le spectateurs par les changements de lieux et de décors. »
[…] Une analyse minutieuse de l'ensemble des oeuvres de l'artiste (et pas seulement des ready-mades ! ), nous prouve que si Duchamp a pris ses distances avec le métier de peindre, avec la création entendue comme pure fabrication manuelle, il a toujours accordé une importance primordiale à la technique. L’historien de l’art montre que loin de se contenter d'idées générales ou de formules incantatoires, Duchamp a fait accéder le geste de l'empreinte « au statut de procédure artistique ». De l'eau-forte de 1904 intitulée La Grand-Mère de l'artiste jusqu'au célèbre Grand Verre (1915-1923), nous voyons l'empreinte se décliner sous des modalités techniques très variées. Quant à l'argument de la transgression, il tombe de lui-même puisque Duchamp n'a pas fait de la technique de l'empreinte un « coup », mais bien le fil directeur de toute son oeuvre. En outre, nous avons déjà vu que l'empreinte, ce « geste technique immémorial », a été occultée par l'histoire de l'art en raison de son archaïsme, de son anachronisme. S'il est une technique qui ne se caractérise pas par sa nouveauté c'est bien celle de l'empreinte, déjà utilisée par les hommes de Cro-Magnon au Paléolithique.,
[…] L’artiste et le sociologue, par des voies très différentes, parvenaient aux mêmes conclusions : la fréquentation des institutions culturelles est directement déterminée par l'origine sociale et le « capital culturel » du public. Dans Libre-Echange, dont une large partie est consacrée au mécénat culturel, Pierre Bourdieu avoue à Haacke toute l'admiration qu'il porte à son travail : « Vous vous appuyez sur une analyse des stratégies symboliques des « mécènes » pour concevoir une action qui retourne contre eux leurs propres armes. Je trouve cela exemplaire parce que, depuis des années, je me demande ce que l'on peut opposer aux formes modernes de domination symbolique. Les intellectuels mais aussi les syndicats, les partis, sont très désarmés ; ils sont en retard de trois ou quatre guerres symboliques ». Mais lorsque Haacke affirme que son travail sur le contexte d'exposition n'est pas si original puisqu'il s'inscrit dans la logique des ready-mades de Duchamp, Bourdieu lui rétorque aussitôt qu'il minimise la nouveauté de sa démarche, et lui explique que Duchamp se « servait du musée comme contexte décontextualisant », alors que lui, au contraire, rétablit le lien entre l'objet exposé et son environnement social. Bourdieu reprend ici à une analyse qu'il a eue l'occasion de développer ailleurs : Duchamp, qui occupait une position reconnue dans le champ de l'avant-garde new-yorkaise, aurait simplement mis en pratique l'efficacité symbolique (le pouvoir magique) de sa signature, et se serait employé à faire oublier le champ artistique (le contexte) dans lequel il intervenait, afin de jouer avec son statut de «créateur incréé». Que Duchamp veuille exposer, en 1917, non pas tant un urinoir que les contradictions d'un Salon des artistes indépendants qui avait pour devise d'accepter toutes les oeuvres proposées par les artistes et qui pourtant n'exposera pas Fontaine, voilà ce que Bourdieu ne veut pas voir, préférant insister sur le caractère « exceptionnel » du travail de Haacke.