Complément d'Objet Direct
Rendre grâce à AB.
Pendant longtemps, j’ai pensé travailler sur le sens que pouvait avoir donné Marcel Duchamp à l’ensemble de ses productions. De temps à autres, je découvrais quelques unes de celles-ci — à chaque fois différentes à mes yeux dans leurs formes plastiques —, au détour d’une revue d’art, d’un article, d’une critique d’exposition ou d’un récit d’histoire de l’art. Mais à chaque fois les informations que je pouvais glaner me paraissaient parcellaires, souvent teintées d’une conformité aux lieux communs de « l’histoire de l’art pour les nuls », souvent aussi, réduites à de longues élucubrations qui reflétaient plutôt les obsessions de leurs auteurs, trop souvent aussi empêtrées dans un verbiage scientifique, de cette science universitaire passionnante mais plutôt difficile à interpréter.
Rarement je lisais ou découvrais des éléments qui pouvaient répondre à une de mes intuitions, que Marcel Duchamp n’avait jamais produit que des objets d’art au service d’une même pensée, qu’une cohérence devait « naturellement » se dégager d’une telle variété de productions, que ce ne pouvait être un fatras informe ou une succession d’intentions disparates, que ce ne pouvait non plus être une accumulation de « n’importe quoi » au nom d’un geste « dada », vocable parfait pour tout ceux qui n’ont rien à dire.
Un jour, j’ai donc commencé sérieusement, concrètement, structurellement à me pencher sur le cas M.D. J’ai relu des coupures de presse, des documents, des articles que j’avais conservés, j’ai acheté des bouquins de référence, j’ai lu, noté, commenté. J’ai attaqué la fabrication d’une frise chronologique des œuvres, frise que je ne trouvais nulle part — en dehors du très beau tableau dans le catalogue Marcel Duchamp / Ephéméride + Opéra - (Jennifer Cough-Cooper / Jacques Caumont - Editions Bompiani 1993) —, j’ai tenté un complément exhaustif de l’inventaire des œuvres au regard de ce que Francis M. Naumann avait réalisé dans l’ouvrage Marcel Duchamp, l'art à l'ère de la reproduction mécanisée (Editions Hazan 1999-2004). J’ai trouvé quelques lueurs dans la biographie de Marcadé, dans quelques lignes de Jean-Jacques Lebel, dans des descriptifs de Thierry de Duve, de Herbert Molderings…
Et puis un autre jour, en sortant de l’exposition consacrée à la peinture de Marcel Duchamp au Centre Pompidou à Paris en 2014, — exposition éreintante qui, par son commissariat, continuait de reproduire l’idée d’un Duchamp artiste qui serait passé par des périodes « artistiques — j’ai acheté le livre d’Alain Boton Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) (FAGE éditions 2012). J’ai lu ce livre comme l’auteur le préconisait dans son introduction, une première fois, puis une deuxième fois. Une première fois comme lorsqu’un voile se déchire et qu’on pense accéder à des vérités jusque là ignorées et une deuxième fois de façon critique et annotée pour dégager les lignes de force qui semblaient me permettre de valider mon intuition de départ : la cohérence argumentée de la production foisonnante de Marcel Duchamp. Ces lectures ont duré six mois.
Même s’il me semble désormais que A.B. a parfois dépassé la ligne rouge de la surinterprétation des signes, — tout à son désir de faire coïncider productions, faits et gestes, discours de M.D. avec un projet duchampien maîtrisé de bout en bout, du début (1912) jusqu’à la fin (1969, date posthume) — rendons lui grâce.*
Alain Boton, dans une démarche scientifique au sens d’une méthodologie des sciences humaines qui consiste à croiser un maximum de sources (œuvres, textes, expositions, discours, critiques, ITW, etc.), révèle au lecteur plusieurs fils rouges pour réfléchir à la cohérence de l’œuvre (c’est moi qui souligne) de Marcel Duchamp.
On peut les énumérer ici pour les retrouver plus tard :
Le travail d’Alain Boton me semble donc une bonne base pour montrer et populariser la puissance de la pensée de Marcel Duchamp par delà les réapropriations, les captations, les déformations, les tronçonnages. Il ne s'agit pas pour moi de coller absolument aux déductions d’A.B., mais au contraire de vérifier le mieux possible (comme il le demande lui-même), la pertinence de son approche.
Dans ce texte « M.D. l’éveillé », je tente ainsi d’expliciter l’idée principale que Marcel Duchamp était un philosophe qui pensait par le moyen des « images », que ces pensées étaient déployées sous la forme « d’images » et que ces « images », décodées, se révèlent pour ce qu’elles sont, des pensées. Ainsi, toute sa vie, Marcel Duchamp aura opéré des aller-retour incessants entre les deux termes anglais réunis en un seul mot dans la langue française : image comme objet de l’impression visuelle et picture pour l’artefact et motifs matériels.
Rendre grâce à AB.
Pendant longtemps, j’ai pensé travailler sur le sens que pouvait avoir donné Marcel Duchamp à l’ensemble de ses productions. De temps à autres, je découvrais quelques unes de celles-ci — à chaque fois différentes à mes yeux dans leurs formes plastiques —, au détour d’une revue d’art, d’un article, d’une critique d’exposition ou d’un récit d’histoire de l’art. Mais à chaque fois les informations que je pouvais glaner me paraissaient parcellaires, souvent teintées d’une conformité aux lieux communs de « l’histoire de l’art pour les nuls », souvent aussi, réduites à de longues élucubrations qui reflétaient plutôt les obsessions de leurs auteurs, trop souvent aussi empêtrées dans un verbiage scientifique, de cette science universitaire passionnante mais plutôt difficile à interpréter.
Rarement je lisais ou découvrais des éléments qui pouvaient répondre à une de mes intuitions, que Marcel Duchamp n’avait jamais produit que des objets d’art au service d’une même pensée, qu’une cohérence devait « naturellement » se dégager d’une telle variété de productions, que ce ne pouvait être un fatras informe ou une succession d’intentions disparates, que ce ne pouvait non plus être une accumulation de « n’importe quoi » au nom d’un geste « dada », vocable parfait pour tout ceux qui n’ont rien à dire.
Un jour, j’ai donc commencé sérieusement, concrètement, structurellement à me pencher sur le cas M.D. J’ai relu des coupures de presse, des documents, des articles que j’avais conservés, j’ai acheté des bouquins de référence, j’ai lu, noté, commenté. J’ai attaqué la fabrication d’une frise chronologique des œuvres, frise que je ne trouvais nulle part — en dehors du très beau tableau dans le catalogue Marcel Duchamp / Ephéméride + Opéra - (Jennifer Cough-Cooper / Jacques Caumont - Editions Bompiani 1993) —, j’ai tenté un complément exhaustif de l’inventaire des œuvres au regard de ce que Francis M. Naumann avait réalisé dans l’ouvrage Marcel Duchamp, l'art à l'ère de la reproduction mécanisée (Editions Hazan 1999-2004). J’ai trouvé quelques lueurs dans la biographie de Marcadé, dans quelques lignes de Jean-Jacques Lebel, dans des descriptifs de Thierry de Duve, de Herbert Molderings…
Et puis un autre jour, en sortant de l’exposition consacrée à la peinture de Marcel Duchamp au Centre Pompidou à Paris en 2014, — exposition éreintante qui, par son commissariat, continuait de reproduire l’idée d’un Duchamp artiste qui serait passé par des périodes « artistiques — j’ai acheté le livre d’Alain Boton Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) (FAGE éditions 2012). J’ai lu ce livre comme l’auteur le préconisait dans son introduction, une première fois, puis une deuxième fois. Une première fois comme lorsqu’un voile se déchire et qu’on pense accéder à des vérités jusque là ignorées et une deuxième fois de façon critique et annotée pour dégager les lignes de force qui semblaient me permettre de valider mon intuition de départ : la cohérence argumentée de la production foisonnante de Marcel Duchamp. Ces lectures ont duré six mois.
Même s’il me semble désormais que A.B. a parfois dépassé la ligne rouge de la surinterprétation des signes, — tout à son désir de faire coïncider productions, faits et gestes, discours de M.D. avec un projet duchampien maîtrisé de bout en bout, du début (1912) jusqu’à la fin (1969, date posthume) — rendons lui grâce.*
Alain Boton, dans une démarche scientifique au sens d’une méthodologie des sciences humaines qui consiste à croiser un maximum de sources (œuvres, textes, expositions, discours, critiques, ITW, etc.), révèle au lecteur plusieurs fils rouges pour réfléchir à la cohérence de l’œuvre (c’est moi qui souligne) de Marcel Duchamp.
On peut les énumérer ici pour les retrouver plus tard :
1/ Marcel Duchamp développe une théorie approfondie sur la nature des œuvres d’art et sur les conditions sociologiques d’accession des objets d’art à ce statut d’œuvre d’art, théorie associée à une expérimentation à grande échelle pour tentative de confirmation — d’abord avec la « manipulation » autour de « Fountain », puis par la production de readymades témoins. Cette expérimentation a été mise en place patiemment, à l’échelle d’une vie. C’est cela que récusent nombre de critiques et d’historiens. Mais Alain Boton argumente de façon très solide. D’ailleurs, si on arrive ainsi à regarder les productions de Marcel Duchamp comme les moyens d’une expérimentation, on comprend alors que les catégories, les figures que M.D. utilise sont des outils au service de cette expérimentation. Elles n’ont pas de valeur esthétique et n’existent que pour alimenter et valider l’expérience qui consiste à montrer qu’une production artistique — un objet d’art — ne devient une œuvre d’art à l’époque moderne — que par un ensemble de comportements sociologiques qui n’ont plus rien à voir avec la sincérité et la puissance créatrice de l’artiste. N’importe quoi, même un objet répulsif pour le plus grand nombre, peut devenir une œuvre d’art par des jeux de rejet puis de réhabilitation, le plus souvent au nom de la distinction sociale d’un petit nombre, puis au nom de la sanctification par le marché de l’art.
Et l’œuvre intitulée « La mariée mise à nue par ses célibataires même » est le mode d’emploi de cette expérience.
La mariée mise à nue par ses célibataires même, dit aussi "Le grand verre", dit aussi "Le retard en verre". 1926, avant brisure. |
2/ Marcel Duchamp développe une langue originale, qu’il nomme le nominalisme, constituée de termes et d’expressions textuelles associées à des signes plastiques (formes, couleurs, textures, compositions), langue sans cesse utilisée pour commenter et nommer ses différentes productions plastiques. Cette langue est le langage de l’expérimentation, donc nécessairement codée pour ne pas fausser le parcours de l’expérimentation de nature sociologique. Alain Boton, en véritable Champollion du « Grand verre » comme pierre de Rosette, décode cette langue et nous invite à re-regarder les productions de Marcel Duchamp avec ce décodage.
Et les notes de la « Boite verte » en constituent le dictionnaire.
1934, la Boite verte et ses notes. |
3/ Dans un même discours, Marcel Duchamp développe des « figures » ouvertes, des concepts qui se superposent sous formes de métaphores et d’allégories : la sexualité et le genre, le machinisme et le mouvement, la vanité et la pesanteur, etc. Véritable mille-feuilles conceptuel, les productions de M.D. provoquent l’intelligence du regardeur. M.D. nous élève en tant que spectateur, il nous rend curieux en tout cas et va déclencher chez certain(e)s ce sentiment de curiosité, cette tentative de compréhension. Le regardeur commence à exister en dehors du trivial et va se « distinguer ». C’est à un phénomène de distinction sociale auquel MD nous convoque, qui fonctionne encore aujourd’hui à chaque fois qu’un(e) artiste nous provoque ou nous sollicite par l’ambiguïté, le rire, le non sens, etc.
Et « Etant donnés… » est le monument de cette sollicitation.
Etant donnés : 1 la chute d'eau 2 le gaz d'éclairage... photographie du manuel de montage 1966. |
Dans ce texte « M.D. l’éveillé », je tente ainsi d’expliciter l’idée principale que Marcel Duchamp était un philosophe qui pensait par le moyen des « images », que ces pensées étaient déployées sous la forme « d’images » et que ces « images », décodées, se révèlent pour ce qu’elles sont, des pensées. Ainsi, toute sa vie, Marcel Duchamp aura opéré des aller-retour incessants entre les deux termes anglais réunis en un seul mot dans la langue française : image comme objet de l’impression visuelle et picture pour l’artefact et motifs matériels.
Marc Vayer juillet 2018
* Ce terme de grâce n’est pas anodin. A.B. en fait un des terme centraux de sa démonstration comme le synonyme du terme inframince utilisé par Marcel Duchamp.