PODCAST XV/XX
Où l’on saisit qu’il faut regarder dans la poubelle pour comprendre.
En 1953, à l’occasion de deux expositions différentes, Marcel Duchamp joue avec des papiers froissés.
Lors de l’exposition DADA, 1916-1923 à la Galerie Sydney Janis de New-York aux mois d’avril-mai, Marcel Duchamp conçoit une affiche-catalogue à la composition typographique sophistiquée, imprimée sur un papier-tissu mince. Selon l’historien Francis Naumann, une corbeille à papier était placée à la porte d’entrée de l’exposition et lorsque les visiteurs quittaient la salle, ils étaient invités à chiffonner l’affiche et à la jeter, en un ultime geste de négation dadaïste.
Jeté ou récupéré ?
Mais un autre récit existe, celui qui raconte que le visiteur de 1953 était invité à fouiller dans une poubelle à l’entrée de la galerie pour y trouver l’affiche en papier-tissu chiffonnée en boule qu’il devait défroisser pour pouvoir lire le nom des œuvres et des artistes exposés imprimés dessus.
Il se pourrait bien qu’en recevant les affiches imprimées — et cela lui ressemble bien—, Marcel Duchamp en ai choisi une et l’ai froissée en forme de boule et qu’il ait ensuite demandé que chaque affiche soit pareillement froissée et jetée dans un poubelle pour que les visiteurs puissent la récupérer.
Ainsi, Duchamp faisait faire symboliquement au visiteur ce qu’il était en train de faire réellement : fouiller dans les poubelles de l’histoire pour y retrouver les artistes refusés et oubliés pour les réhabiliter. Et, en effet, comme le rapporte l’auteur Alain Boton, c’est à partir de cette exposition que de jeunes artistes new yorkais comme Jasper Johns et Robert Rauschenberg feront de Marcel Duchamp un de leurs maîtres et précurseurs, entrainant à leur suite l’ensemble des amateurs d’art.
On le comprend mieux maintenant, Marcel Duchamp mettait en scène, trente ans après, la réhabilitation des œuvres Dada. Et c’est bien aussi à partir de cette exposition de 1953 que débuta le processus de réhabilitation de Fontaine, — une réplique y est montrée — cette pissottière provocante de 1917 qui n’avait encore jamais été vue par personne.
En décembre 1953, à Paris, lors d’une exposition de son ami peintre William Copley, Marcel Duchamp conçoit un happening qui consiste à distribuer aux visiteurs un caramel emballé dans un papier aluminium sur lequel il a fait imprimer : A Guest + A Host = A Ghost. Si on tente de traduire littéralement, on pourrait dire : « un invité + un hôte = un fantôme ».
Imaginez la scène : les spectateurs défont l’emballage du bonbon, suce et font disparaître le caramel, et conserve éventuellement l’emballage comme relique.
L’hôte qui offre l’hospitalité et l’invité qui la reçoit fabriquent un fantôme, peut-être leur propre anéantissement réciproque.
Rebrousse-temps
On peut tout aussi bien interpréter ce papier froissé comme le signal, par Marcel Duchamp, de la dissolution de l’œuvre et de son créateur, voire de la disparition de l’artiste Marcel Duchamp lui-même, en relevant simplement que le mot caramel est l’anagramme de « à Marcel », un auto-hommage posthume pourrait-on aussi dire. Le caramel-amarcel est bien avalé et dissous par le regardeur-invité. Une fois le caramel sucé, l’emballage est vide, sorte de petit linceul.
Ces deux papiers froissés de 1953 indiquent que la réhabilitation des œuvres, c’est du « rebrousse-temps », de la rétroaction. Il y a un temps retard de la postérité, un temps qui regarde en arrière, un temps à l’envers, un temps inframince qui change le statut des productions artistiques refusées et oubliées en œuvres d’art confirmées.
Marcel Duchamp insiste et amplifie le rôle du couple artiste-regardeur indissociable qui parfois provoque du refus mais aussi provoque, en retard, de la réhabilitation. Marcel Duchamp, par dessus tout, semble envoyer un message performatif et positif pour lui-même : regardez, le temps de la réhabilitation est venu, les fantômes sont destinés à réapparaître.
Bravo l’anartiste !
Edgar Varèse at the opening of DADA, 1916-1923 exhibition |
Conseil de lecture : MD, l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, F.M. Naumann, Éditions Hazan 1999-2004.