Cette petite histoire de cartels, si anecdotique soit-elle, révèle une expertise muséale trop approximative qui ne permet pas bien de faire avancer, pour le grand public, la compréhension du travail de Marcel Duchamp.
Au Musée des Arts de Nantes, de juin 2017 à mars 2018, dans l’exposition « Itinéraires » qui présentait une partie du fond « Jean-Jacques Lebel » était montré un « porte-bouteilles » daté de 1921. Ce porte-bouteilles était présenté isolé et suspendu au plafond éclairé assez vivement pour qu’une ombre portée nette se déploie sur un des murs.
porte-bouteille 1921 - juin 2017 - photo MV. |
Un cartel le présentait ainsi :
« En 1914, Marcel Duchamp achète un séchoir à bouteilles au Bazar de l’Hôtel de Ville. En choisissant cet objet commun pour le faire devenir sculpture, il témoigne que le statut d’œuvre d’art ne s’acquiert ni par les qualités esthétiques, ni par le travail de la main, mais par « le choix de l’artiste ». Il réalise ainsi son premier ready-made (c’est-à-dire « déjà fait »). L’artiste quitte Paris pour New-York en 1915 : le porte-bouteilles reste dans l’atelier de la rue Saint-Hippolyte. Lorsqu’elle vide les lieux en 1916, Suzanne Duchamp ne le garde apparemment pas. Aux alentours de 1921 son frère lui choisit un nouveau séchoir, sur l’anneau inférieur duquel il ajoutera ultérieurement une inscription « Marcel Duchamp / Antique certifié ». le plus ancien readymade connu rejoint ensuite la collection de Robert Lebel, puis de son fils Jean-Jacques."
Dans ce même Musée des Arts de Nantes, du 17 juillet au 18 octobre , dans l’exposition « Archipel » destinée également à mettre en scène une partie du Fonds de dotation « Jean-Jacques Lebel » était présenté le même » porte-bouteilles » daté de 1921. Cette fois-ci, ce porte-bouteilles était associé à des répliques pour former une installation conçue par Jean-Jacques Lebel sous le titre « Il pleut des Ready-Mades », sous le feu de projecteurs qui faisaient se déployer des grandes ombres portées.
"Il pleut des redy-mades" Jean-Jaques Lebel 2020 - photo MV. |
Le Cartel associé était le suivant :
« Jean-Jacques LEBEL Paris, 1936 Il pleut des Ready-Mades 2020. Porte-bouteilles en fer galvanisé. Le porte-bouteilles signé de Marcel Duchamp est accroché horizontalement en haut à droite. Les cinq autres porte-bouteilles qui, en quelque sorte, en découlent comme une averse, constituent une mini-installation rendant hommage à la fertilité conceptuelle de Rrose Sélavy, alter-égo féminin fictif de Marcel Duchamp ».
Un grand panneau de commentaire contenait également ces précisions :
« Porte-bouteilles (séchoir à bouteilles ou hérisson) Vers 1921, Fer galvanisé, Collection Hopi Lebel. En 1914 Marcel Duchamp a acheté au Bazar de l'Hôtel de Ville un « hérisson » - c'est à dire un porte-bouteille en fer galvanisé fabriqué en usine - auquel en le signant et en l'exposant, il confère le statut d'objet d'art. Par la suite, en 1917, il transformera un ex-urinoir( objet passif) en Fountain (objet actif) signé « R. Mutt » dont la position, la fonction et le genre subissent une irréversible mutation. C'est ainsi que le concept et que la pratique du ready-made et du ready-made aidé - avant-coureurs de l'esprit dada - ont subverti les bases mêmes de l'histoire de l’art. Comme l’a très bien dit Patrick Waldberg - écrivain ami de Duchamp - dans Les demeures d’Hypnos (Éditions de la Différence, 1988) : « ... [Les ready-mades] dépassent, dans leur confondante simplicité, tout ce que Dada put imaginer par ailleurs pour saper les fondements de l'art traditionnel. Le génie manuel, le faire, le style étaient ainsi radicalement niés. Le simple fait de le nommer et de le signer conférait à n’importe quel objet la dignité d'oeuvre d'art. Telle fut la machine infernale inventée par Duchamp ... » Le porte-bouteilles présenté dans Archipel est la version datée de 1921 (circa) - provenant de chez Suzanne Duchamp - signée ultérieurement (sur la base) par Duchamp et titrée Guaranteed Antique ».
Première approximation
Le readymade porte-bouteilles dit de 1921 est un porte-bouteilles qui semble avoir appartenu à Suzanne Duchamp. Marcel Duchamp (est-ce lui qui l’a réellement acheté pour Suzanne ou Suzanne l’a-t-elle fourni) l’a signé et daté 1921 avec l’inscription « Antique certifié ». Il va falloir re-vérifier si l’inscription est en français ou en anglais, tant les deux cartels se contredisent.
Seconde approximation
En 1916, Marcel Duchamp envoie de New-York une lettre à sa sœur qui fait apparaître pour la première fois le terme de ready-made, qui officialise en quelque sorte la création du concept.
[Voir Marcel Duchamp vite, le domaine des ready-made, Marc Vayer]
Cette lettre nous fait comprendre que fin 1915 Marcel Duchamp est en train de créer des ready-mades et qu’il veut intégrer dans cette catégorie des objets qu’il avait déjà en sa possession mais auxquels il n’avait encore attribué aucun statut. Et pour cause, il monte une roue de bicyclette sur un tabouret en 1913 ; en 1914 il achète un porte-bouteilles et il dessine deux point de couleur verte et rouge sur des cartes postales de paysage qu’il intitule « pharmacie ». Mais ces trois « objets » — l’un un bricolage hybride, l’autre un simple objet manufacturé, l’autre encore une retouche colorée sur plusieurs exemplaires d’une même carte postale déjà imprimée —, sont antérieurs à l’invention par Marcel Duchamp du concept de ready-made.
Ce n’est que fin 1915 que Marcel Duchamp, à New-York, invente le concept en récupérant un chapeau de cheminée en zinc et en l’intitulant « pulled in 4 pins » et en achetant une pelle à neige et en l’intitulant « In advance in the broken arm », que Duchamp formalise directement son invention. Et ce n’est donc que tout début 1916 que Marcel Duchamp écrit à Suzanne sa sœur pour qu’elle essaye de récupérer « porte-bouteilles » et « roue de bicyclette » pour les intégrer dans la catégorie ready-made.
Suzanne n’a jamais récupéré ces objets. Elle a peut-être (sans doute) débarrassé l’atelier parisien de son frère avant de recevoir la lettre.
Marcel Duchamp n’a donc jamais signé et exposé, contrairement à ce que dit le cartel, le porte-bouteilles de 1914.
Et c’est justement une des caractéristiques du concept de ready-made que l’original ait très peu d’importance (pour les collectionneur seulement ?) et que les répliques soient considérées comme des ready-made à part entière. Marcel Duchamp a fondé son choix des objets ready-made sur un « principe d’indifférence » qui lui permettait de ne pas tenir compte de critères esthétiques, de bon ou de mauvais goût. Ainsi, un objet manufacturé en série peut être remplacé par un autre objet de la même série, ou même d'une série approchante, c'est égal.
Troisième approximation
Dans les deux cartels différents, ne présenter le concept de ready-made que du point de vue « du choix de l’artiste » — en reprenant ainsi la formule d’André Breton dans son texte « le phare de la mariée » (1935) —, c’est nier tout un pan de la recherche duchampienne de ces 20 dernières années qui a bien montré que le ready-made avait été inventé par Duchamp pour — a contrario — interpeller le monde de l’art sur le fait que l’artiste était devenue partie négligeable, à l’ère moderne, dans l’accession des productions artistiques au statut d’œuvre d’art.
Marcel Duchamp provoque le monde de l’art par une démonstration. Faisons-le parler : « Dans une époque où l’artiste ne peut plus compter sur la qualité et la sincérité de son action pour voir ses productions reconnues, mais dépendre au contraire uniquement du goût des « regardeurs », du regard trivial des « regardeurs », des normes sociales du bon et du mauvais goût, je décide effectivement d’affirmer mon statut d’artiste en décrétant « œuvre d’art » un objet quelconque ».
L’invention du concept de ready-made est d’abord un acte sociologique car les différents ready-mades des années 1915 à 1923 ne seront quasiment jamais montrés, ont été perdus, ont été refusé à l’exposition comme la pissotière « fountain » en 1917 ou le peu de personne qui connaissaient leur existence n’en ont pas fait grand cas.
Ces ready-mades à vocation sociologique, ces objets-manifestes ne deviennent production artistique, nouvel outil créatif et partie prenante de l’acte de création artistique qu’à la fin des années 1950, lorsque la jeune génération d’artistes américains, au sortir de la seconde guerre mondiale, s’en empare comme médium. Il aura fallu attendre que le processus de réhabilitation d’œuvres perdues ou quasi oubliées s’enclenche pour faire advenir les ready-mades à la postérité.
La démonstration en 3 vignettes (Marc Vayer)
Une proposition de cartel
Voici une proposition pour un futur cartel alternatif :
« Comme Marcel Duchamp l’avait démontré il y a maintenant plus d’un siècle, un porte-bouteilles placé dans l’espace d’un musée se voit instantanément transformé en œuvre d’art. C’est une façon concrète de montrer que c’est le contexte qui l’emporte sur l’objet pour désigner ce qu’est une œuvre d’art. Contrairement à ce qui est sans cesse répété depuis 80 ans, Marcel Duchamp n’évoque pas uniquement le « choix de l’artiste », il évoque également la sanctification par les milieux de l’art, regardeurs et musées compris, des œuvres d’art. C’est pour cette raison qu’il déclara également que les « tous les tableaux » sont des readymades ».
Croquis pour une scénographie simplifiée. (Marc Vayer) |