Qui a vraiment chaud aux fesses ?

 PODCAST VII/XX

Où l’on pressent qu’au delà d’une transgression DADA, c’est à une transgression du genre à laquelle s’attaque l’anartiste.

En 1919, sur une reproduction du tableau La Joconde de Léonard de Vinci, Marcel Duchamp a griffonné des moustaches et un bouc, puis il lui a donné un titre sous forme d’allographe, une suite de lettres n’ayant de sens que si elles sont prononcées les unes après les autres. Le titre est écrit avec les lettres L, H, O, O et Q, alors on les lit ainsi : « elle a chaud au cul ». Mais fidèle à sa maîtrise du temps, Marcel Duchamp ne cesse de faire varier cette image de 1919 à 1967, dans un jeu de ping pong avec son ami peintre Francis Picabia.
En 1919 donc, il réalise avec et sur une carte postale ce qu’on peut appeler l’original, la matrice de cette figure de style.
En 1920, l’image est recopiée par Francis Picabia mais uniquement avec la paire de moustaches et imprimée en couverture du numéro 12 de la revue intitulée 311.
En 1930, à Paris, lors de l’exposition de collages La peinture au défi, Marcel Duchamp propose une deuxième version de L.H.O.O.Q., non pas sur une carte postale mais sur un chromo, une reproduction bon marché en couleur de la Joconde.
En 1941, Marcel Duchamp illustre un poème de Georges Hugnet intitulé Marcel Duchamp. C’est la reproduction au pochoir uniquement de la moustache et de la barbe de L.H.O.O.Q.
En 1942, sur deux reproductions de la revue 311 de 1920, Marcel Duchamp rajoute la barbiche oubliée à l’époque, en accompagnant son geste de la note suivante : « Moustache par Picabia et barbe par Duchamp ».
En 1946, Marcel Duchamp dépose dans un exemplaire de sa boîte-en-valise destinée à son ami le peintre Matta un collage au scotch sur plexiglas transparent de touffes de poils, poils de cheveux, poils d’aisselles et poils pubiens.
En 1955, sur un torchon de cuisine à l’effigie de Monna Lisa, Marcel Duchamp ajoute une moustache, une barbiche, une palette et un pinceau et intitule le tout L’envers de la peinture.
En 1964, Duchamp dessine au crayon une barbe et une moustache à une autre reproduction de Monna Lisa et signe 35 exemplaires de ce nouveau ready-made.
En, 1965, Marcel Duchamp conçoit la carte d’invitation à une exposition chez Cordier et Ekstrom à New York en janvier 1965. C’est une carte à jouer à l’effigie de La Joconde, intègre, sans postiche dessinée et intitulée L.H.O.O.Q. rasée.
Enfin, en 1967, un an avant sa mort, Marcel Duchamp signe un timbre poste à l’effigie de la Joconde que lui propose son amie Monique Fong.

L'œuvre d'art fétichisée

L’usage des mécanismes du fétichisme, chez Marcel Duchamp, est le même que pour l’imagerie sexualisante ou les métaphores sexuelles. Le fétichisme est une façon d’attirer les spectateurs dans le filet du regard trivial.
Ces poils, symbole fétichiste, toutes occurrences confondues qu’ils soient cheveux, poils pubiens, des aisselles, de la barbe, de la moustache, ou de l’ensemble de l’épiderme vont toujours indiquer dans ses productions « le pinceau de l’artiste », fait de poils. Dans les productions de Marcel Duchamp, l’usage de poils égale le pinceau de l’artiste qui, par métonymie évoque l’acte de peindre. Et c’est l’acte de peindre — activité académique, passéiste, symbole d’un art impossible à poursuivre, activité que récuse Duchamp depuis 1912 — qui, selon lui, est fétichisé.

Dans le cadre de sa remise en cause du statut de l’oeuvre d’art, Marcel Duchamp est fidèle à l’usage de glissement de sens selon plusieurs couches.
Avec Marcel Duchamp, tout est prétexte à mouvement, L.H.O.O.Q., c’est l’évocation directe d’un triple phénomène de changement de statut : changement de statut d’une imagerie sacralisée à une imagerie triviale, la sublime esthétique de Monna Lisa en triviale blague potache ; changement de statut du commun d’un objet, support profane d’une simple reproduction vendue peu chère en magasin de souvenirs à celui d’œuvre d’art en devenir réalisée par l’artiste Marcel Duchamp ; changement de statut du féminin au masculin, la Joconde archétype de genre féminin travestie en stéréotype de la masculinité.
La succession des versions de L.H.O.O.Q. met en scène des jeux de genre imprégnés de la fétichisation des poils corporels comme signifiant non pas simplement le « sexe et la sexualité », mais plutôt le caractère dégenré du principe de production artistique.
Faire basculer La Joconde, un des sommets classique des canons de beauté féminine culturelle, dans le masculin, c’est juste, par la dérision et la provocation, remettre en cause son statut de chef d'œuvre de l’art. C’est juste dire : « qui a décidé que La Joconde était un chef d’œuvre ? ..

Bravo l’anartiste !

 


Œuvre : L.H.O.O.Q. (1919) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Marcel Duchamp et l’érotisme, Éditions Les presses du réel dont Duchamp, du poil et Compagnie, texte de Sébastien Rongier. 

Références + sur Centenaireduchamp : [COD] Marcel genders 1/3 + [COD] Marcel genders 2/3 + [COD] Marcel genders 3/3