PODCAST XII/XX
Où l’on comprend l’usage des images sexuées par l’anartiste comme une surcouche métaphorique sur l’inversion des genres.
Une des productions de Marcel Duchamp condense avec la plus grande intensité le regard trivial. Il s’agit de Paysage fautif, glissé dans une de ses boîte-en-valise.
Comme le décrit bien l’historien Francis Naumann : « En 1946, âgé de 59 ans, Marcel Duchamp produisit une composition réalisée entièrement avec sa propre semence. L’œuvre n’étant pas destinée à la consommation publique, mais à une amie avec qui Marcel Duchamp partageait alors une relation intime et très privée, il est logique de conclure que le moyen de l’œuvre était son message. Lorsque Paysage fautif fut réalisé, cette usage du sperme pour l’expression artistique était unique en histoire de l’art ; cette œuvre devait faire école à plus d’un titre et les générations suivantes allaient lui procurer bien des successeurs. »
La trivialité
Avec cette production, Marcel Duchamp concentre beaucoup du langage imagé et métaphorique qu’il emploie le plus souvent. Le regard est convoqué à une énigme visuelle qui ne trouve pas de réponse sans complément d’informations ; le curseur de la trivialité est au plus haut. Une fois que le regardeur sait que le médium est du sperme, la métaphore du désir créatif qui jaillit sans entrave est limpide.
Mais la trivialité imposée au regardeur par Marcel Duchamp est un leurre. Le regard trivial est une porte d’entrée, un sas, pour accéder à l’espace de réflexion principal, celui de l’acte créatif actionnée par le désir. Les ready-mades, eux-mêmes des objets triviaux qui convoquent le regard trivial, permettent également d’accéder à la réflexion sur le statut de la production artistique et celui de l’œuvre d’art. Et le regard trivial est déclenché d’autant plus facilement, d’autant plus automatiquement que le sujet à regarder paraît sexualisé et graveleux sur une échelle qui va du simple nu féminin à l’urinoir le plus provocant.
Duchamp est passé de la représentation de femmes nues — des nus dans l’ordre de la représentation picturale classique —, à l’idée de femme nue, allégorique et conceptualisée, pour terminer par une femme nue synthétique, réaliste et ambigüe dans sa dernière œuvre Etant donnés...
Et beaucoup de commentateurs/commentatrices se sont laissé·e·s prendre à ce piège du regard trivial provoqué par Duchamp. Il est effectivement plus simple de gloser sur la provocation (le véhicule-messager) que de dénouer l’écheveau tissé par Duchamp qui conduit à l’interrogation sur le désir et son rapport à la créativité artistique (le message).
Inversion des genres
Marcel Duchamp utilise des métaphores du domaine de la sexualité, soit dans ses titres, soit dans ses choix plastiques, soit dans les deux, non pas comme une finalité, — son travail n’est ni un manuel d’éducation sexuelle, ni une ode à l’amour physique, — mais comme un moyen de mettre en évidence en le provoquant le regard trivial des nouveaux regardeurs à l’ère de l’art moderne. Le regard trivial du regardeur c’est, entre autre, le fait de se mettre à voir l’image d’une femme nue sexuée que cette image est censée représenter. En somme, de penser, alors qu’il s’agit d’une image : « ceci est une femme », et donc, dans la vision binaire du genre : « ceci est une femme à posséder » ou « ceci est une femme facile », ce qui revient au même.
La métaphore sexualisée est aussi un moyen de rendre compte le plus directement possible de l’inversion du GENRE dans les différentes étapes du processus qui transforme un objet en oeuvre d’art. Les artistes, pour la plupart académiques et conventionnels, étaient perçus genre masculin parce que l’artiste était considéré comme actif et l’actif était considéré comme masculin.
Cette relation entre actif et masculin s’ancre depuis longtemps dans la société occidentale comme une vérité d’évidence, un truisme, mais en vertu d’un syllogisme dont les prémisses sont des préjugés (avec toutes les apparences de la logique, mais dans une fausse logique) :
Tous les hommes sont masculins,
Or, tous les actifs sont des hommes
Donc tous les actifs sont masculins.
En conséquence, par opposition, les spectateurs étaient considérés comme passifs, simples récepteurs et à ce titre assignés au genre féminin.
Marcel Duchamp va mettre en évidence le nouveau paradigme de l’art moderne qui fait des spectateurs passifs des regardeurs actifs qui déterminent par leur jugement de goût la qualité des productions artistiques, dans cette tension rejet/réhabilitation.
Pour appuyer sa démonstration, Marcel Duchamp a créé son double artistique féminin, Rrose Sélavy, qui ne cessera de provoquer les préjugés de ceux qu’il appelle, exclusivement au masculin, les regardeurs.
Bravo l’anartiste !
Œuvre : Paysage fautif (1946). Lien sur ARCHIVES DUCHAMP
Conseil de lecture : Duchamp le mécanicien du phallus, dans « Posséder et détruire », R. Michel - Éditions de la RMN 2000.
Références + sur Centenaireduchamp : Marcel genders I/III