DANS UN ARTICLE du numéro #232 de lundi:am était opportunément rapportée cette légende quʼun officier allemand, visitant lʼatelier de Picasso en train d’achever Guernica, lui aurait dit : « Cʼest vous qui faites ça ? » et lʼartiste de répondre : « Non, cʼest vous. » Et l’article de développer logiquement que toute œuvre dʼart a besoin de son spectateur, de son officier allemand, que c’est ainsi.
Insistons. D’autant plus que dans une époque où n’importe quelle entreprise commerciale se revendique outrageusement de Marcel Duchamp [1], il est urgent de démontrer que Piotr Pavlenski est le maître-étalon[2] duchampien actuel.
Piotr Pavlenski a donc diffusé publiquement sur le WWW, début 2020, des vidéos chipées de Benjamin Grivaux se masturbant. Vidéos initialement tournées par le ci-devant prétendant à la Mairie de Paris et ancien Porte parole du gouvernement, et envoyées par lui-même à une amie sans cryptage ni précautions particulières. Cette diffusion publique, ce détournement des vidéos de Benjamin Grivaux est immédiatement revendiquée par Piotr Pavlenski, artiste connu, comme un acte artistique. [3]
L’artiste qui opère un happening provoque. Provoquant, il se met en position d'essuyer un refus, il en prend le risque mais il convoque le public (les regardeurs) [4] en direct et l’invite à une opération d'empathie simultanée.
Par le happening, le jugement du regardeur n'est plus sollicité sur un temps long, où le refus de l’oeuvre puis sa réhabilitation est possible. Comme l’avait expérimenté Marcel Duchamp qui a attendu 33 ans pour que « Fountain », un urinoir décrété par lui proposition artistique, soit réhabilité lors de l’exposition « Challenge and Defy Extreme Examples by XX Century Artistes, French an Americans » organisée à New-York en septembre 1950, alors qu’il avait été refusé en avril 1917 lors de l’exposition « The big show » au Grand Central Palace de Manhattan.
Par le happening, le jugement du regardeur, sa capacité à regarder, à être provoqué, à analyser et à réagir est condensé dans un temps d'immédiateté.
Autant dire tout de suite que l'inframince [5], autre concept duchampien, se niche aussi dans l’espace-temps du happening et Marcel Duchamp le percevait si bien qu'il appréciait, à la fin de sa vie, assister à différents happenings, que ce soit ceux de John Cage aux Etats-Unis ou de Jean-Jacques Lebel en France. Jean Jacques Lebel a cette si belle expression : « Marcel Duchamp a transformé le voyeur en voyant ».
C’est dans la boîte
Pour qui connaît un peu les Actionnistes viennois des années 1960 et 1970, la provocation artistique de Piotr Pavlenski est d’une délicatesse de chaton.
Par contre, dans l'action de Piotr Pavlenski, ce sont les médias « simultanéïstes », ceux qui usent de la rapidité nano-chronométrée, les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu, qui participent à diminuer encore cette inframince du refus/réhabilitation.
Et ce jusqu'à faire disparaître la possibilité du refus potentiel des regardeurs. Devenus spectateurs impuissants, il ne leur reste plus que le consentement au changement de statut des vidéos, de l’espace privé vers celui du champ artistique.
La possibilité du refus est dissoute par le happening en exposition simultanée sur les médias synchrones, mais aussi par la réaction de Benjamin Grivaux (rejouant la scène de l’officier allemand de Picasso). En démissionnant de la vie publique, en disparaissant de la scène, Benjamin Grivaux avalise directement, immédiatement et involontairement le happening comme œuvre d’art.
Le comble de la toute puissance de l’artiste
Piotr Pavlenski réussit le tour de force de requalifier les regardeurs juges du goût en spectateurs impuissantés par les médias. Comme Duchamp semblait l'espérer, l'artiste lui-même est re-devenu tout-puissant. Piotr Pavlenski, artiste, a trouvé les conditions pour imposer son acte comme un acte artistique imparable.
Reste la question duchampienne, cruciale, du statut du regardeur [6]. Il y a ceux devenus incapables d’exprimer leur refus et il y a ceux qui nient que ce soit même de l’art.
Et il se pourrait bien que Piotr Pavlenski ait réussi un inversement historique.
La catégorie des regardeurs qui se piquaient traditionnellement d’être des esthètes et de réhabiliter les productions sont devenus muets et ce silence les transforme en censeurs : pas de commentaires, pas d’œuvre.
La catégorie des regardeurs triviaux qui jusqu’à là refusaient par trivialité ou par conformisme certaines productions artistiques risquées se voient devenir des spectateurs impuissants et leur impuissance à exercer leur jugement de goût valide l’acte artistique.
Alors, longue vie à Piotr Pavlenski, qui confirme et prolonge les intuitions ? de Marcel Duchamp, dans ce jeu de miroirs où la vanité s’épanouit et se perd.
[1] voir : « Un trombone et or et diamant » Figaro 12 mars 2020.
[2] Voir Marc Vayer : les 3 stoppages étalon par Marcel Duchamp
[3] « Jʼobserve la réalité et jʼessaie ensuite de la montrer. Mon but, cʼest de faire tomber le décor, quel quʼil soit. » Piotr Pavlenski, Beaux-Arts de Paris, 2015
[4] Marcel Duchamp invente le terme de regardeur et l’utilise comme concept qui structure son discours tout au long de sa vie, pour indiquer qu’une œuvre d’art, depuis Courbet et Manet, n’existe plus uniquement par l’artiste, mais bien par les jugements de goût du public, des spectateurs d’art. Le regardeur, comme concept, peut tout aussi bien être représenté par une foule hilare, un groupe de censeurs lettrés, un·e autre artiste lunatique, un·e commissaire d’exposition sans cœur ou un collectionneur réhabilitateur.
[5] L’inframince est un terme inventé par Duchamp et utilisé comme concept pour évoquer cet espace-temps immatériel et innommable où une situation, un objet, bascule d’un statut dans un autre.
[6] On rappelle que Marcel Duchamp a construit la plus grande partie de sa pensée et de son action artistique sur l'idée qu’à l’ère artistiques moderne, l'artiste n'avait plus la main sur son travail mais que le jeu social des regardeurs décidait désormais la plupart du temps du devenir de la production artistique. La plus souvent refusé dans un premier temps par la pensée conventionnelle et triviale, la proposition artistique est ensuite, parfois, réhabilitée dans un second temps par la pensée de la distinction. C’est cette loi dite « de la pesanteur » que Marcel Duchamp n'a cessé de déconstruire et de déjouer pour devenir lui seul maître de la postérité de sa production.
Voir Marc Vayer : « Etant donnés… », œuvre posthume de Marcel Duchamp.