« Bombe atomique de poche, et à retardement, à craindre de près pendant plus d’un siècle. »
Denis de Rougemont, à propos de Duchamp, rencontré en 1942.
Sonnette du 210 West 14th Street New-York. Photographie Louise Veho octobre 2017. |
LES VOYEURS
Au cours des deux décennies qui s’écoulent entre 1946 et 1966, alors que le monde entier considère depuis longtemps qu'il a abandonné la création artistique, Marcel Duchamp travaille à son rythme dans son studio new-yorkais, au dernier étage d'un immeuble situé au 210 West 14th Street. Il fabrique une « installation », un diorama, un tableau complexe auquel il donne le titre : « Étant Donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage ». A la fin de son travail, en 1966, il inscrit le titre, les dates et sa signature sur le bras droit de la figure féminine nue qui constitue l'élément central, prépare un manuel illustré d'instructions pour le remontage de l’œuvre, démonte et entrepose l’ensemble.
Ce manuel d'instructions (1) pour l'assemblage de Étant donnés a été préparé par Duchamp en 1966 pour diriger le déménagement éventuel, mais souhaité par lui, de l'œuvre au Philadelphia Museum of Art après sa mort. Marcel Duchamp décède à Paris le 2 octobre 1968. Le 7 juillet 1969, le réassemblage et l'installation au musée de Philadelphie sont terminés.
Au cours des deux décennies qui s’écoulent entre 1946 et 1966, alors que le monde entier considère depuis longtemps qu'il a abandonné la création artistique, Marcel Duchamp travaille à son rythme dans son studio new-yorkais, au dernier étage d'un immeuble situé au 210 West 14th Street. Il fabrique une « installation », un diorama, un tableau complexe auquel il donne le titre : « Étant Donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage ». A la fin de son travail, en 1966, il inscrit le titre, les dates et sa signature sur le bras droit de la figure féminine nue qui constitue l'élément central, prépare un manuel illustré d'instructions pour le remontage de l’œuvre, démonte et entrepose l’ensemble.
Ce manuel d'instructions (1) pour l'assemblage de Étant donnés a été préparé par Duchamp en 1966 pour diriger le déménagement éventuel, mais souhaité par lui, de l'œuvre au Philadelphia Museum of Art après sa mort. Marcel Duchamp décède à Paris le 2 octobre 1968. Le 7 juillet 1969, le réassemblage et l'installation au musée de Philadelphie sont terminés.
Cécile et Syvain D., un couple d’amis, m’ont écrit après avoir visité le musée de Philadelphie en 2015 :
« […] Au fond de la salle Duchamp du musée de Philadelphie, il y a un passage vers une petite salle. Deux visiteurs en sortent, je rentre. Plus loin, cette grande porte en bois, avec le trou de serrure. Qu'est-ce qu'il y a de beau à voir, par ce petit trou ? Quelqu'un est en train de regarder, alors j'attends un peu. Puis c'est mon tour, j'approche.
Vision dérangeante, perturbante même. Dort-elle ? Est-elle morte ? A-t-elle été violée ? D'ailleurs cette femme, c'est qui ? La mariée « mise à nu » qui donne son titre énigmatique au Grand verre ? Et moi dans tout ça... Spectatrice ? Voyeuse ? Complice ?
En tous cas ce qui me frappe, c'est le côté solitaire du spectateur, imposé par l'installation : un seul œil, le mien, face au trou de serrure. […]
[…] Après un long moment à me demander pourquoi « Le grand verre » avait pu prendre tant de temps à être conçu/fabriqué, je suis allé vers l'ouverture au fond à droite qui mène à la salle de la porte d’ Étant donnés […] une porte en bois, un trou pour regarder vers lequel on se dirige sans réfléchir – il n'y avait personne dans la salle je crois me souvenir. Et une image à la fois familière et surprenante, mais pas surprenante comme dans la salle précédente. Je pense sans doute à Courbet parce que je savais ce que j'allais voir. Je me demande pourquoi ce côté macabre — est-elle morte ? — dans un paysage classique (il y a un plein de paysage derrière cette porte, je suis donc dedans, elle, l'image, dehors). Et puis, pourquoi tient-elle cette flamme, ou plutôt que voulait-il signifier par là ? […] »
Etant donnés 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage. Porte et vision par l'oculus. Musée d'Art Moderne de Philadephie. |
Ces visiteurs du musée n’ont alors pas eu de réponses à leurs questions. Rien dans le musée ne leur donne la clef pour comprendre les intentions de Marcel Duchamp. A défaut d’avoir opéré un long travail de recherches, ces amis resteront dans l’expectative et traduiront leur visite en évoquant le fait d’être devant une énigme.
La moitié du chemin aura pourtant été accomplie : Marcel Duchamp a bien créé cette installation pour mettre le « spectateur » en position de « voyeur ».
Les questions de mes amis sont triviales. C’est ce qu’a voulu déclencher Marcel Duchamp. Quand on dit « trivial », c’est que la vérité semble évidente. On croit reconnaître une partie du corps d’une femme nue ? C’est donc une femme nue !
Marcel Duchamp force le spectateur à identifier la scène comme « une scène de crime », en tout cas comme une scène hyper-réaliste. La puissance d’évocation de ce dispositif plonge les spectateurs dans l’interrogation triviale. Marcel Duchamp nous oblige ainsi à confondre le réel et le symbolique.
Avant de parcourir la deuxième partie du chemin, et répondre aux questions de mes amis, n’oublions pas que nous savons désormais que Marcel Duchamp n’a cessé de mettre en scène la même idée avec à chaque fois des moyens différents ; que nous connaissons une grande partie du « nominalisme » ; que nous savons que 20 années ont été nécessaires pour réaliser ce diorama et que nous savons que Marcel Duchamp ne fait rien au hasard.
« Dort-elle ? »
Si on répond trivialement : non, elle ne dort pas. Le sommeil n’a jamais fait partie des préoccupations de Marcel Duchamp, dans aucune de ses notes, dans aucune de ses productions, dans aucune de ses ITW.
« Est-elle morte ? »
Si on répond trivialement : oui, elle est morte. La postérité — « Cette belle salope » (2) — a eu raison de la mariée. D’ailleurs, chez M.D., la mariée, c’est la postérité.
« A-t-elle été violée ? »
Si on répond trivialement : oui, on peut dire qu’elle a été violée. Le cycle de la vie d’une œuvre d’art est achevé au prix de la perte de l’innocence. Et c’est violent.
« Cette femme, c’est qui ? »
C’est l’ancienne vierge, c’est la vierge devenue mariée, c’est l’œuvre de Duchamp arrivée à son terme, dévastée par le « regard rétinien », le regard trivial, comme toutes les œuvres d’art à l’ère moderne, déchirées par les regardeurs — ceux qui, par mimétisme, rejettent certaines œuvres et qui, toujours par mimétisme, se mettent à adorer ce qu’ils ont abhorré, après réhabilitation par d’autres regardeurs, soucieux de distinction sociale.
« Spectatrice ? Voyeuse ? Complice ? »
Spectatrice, voyeuse et complice ! Oui, les trois à la fois. Spectatrice dans le cadre du musée qui consacre le statut de l’œuvre d’art, voyeuse obligée par la focalisation des trous dans la porte, complice par mimétisme — personne n’osera révéler ce qu’il a VU. Mais si on considère qu’il y a là une énigme à résoudre, c’est une invitation à devenir enquêteur-enquêtrice.
« Pourquoi tient-elle cette flamme ? »
Cette flamme, c’est toujours le bec-auer, c’est le gaz d’éclairage qui diffuse cette lumière verte qui, dans le nominalisme de Marcel Duchamp, signifie l’atmosphère de la créativité artistique, l’élément fécondant de la création artistique. (3)
Voilà, ce n’est pas plus compliqué que cela. Marcel Duchamp, à la fin de sa vie retrouve les accents symbolistes qu’il a tant apprécié à ses début, notamment chez Odilon Redon. Il a disposé dans ce diorama les éléments déjà présents dans le Grand verre, sous une autre forme, avec d’autres apparences, mais avec la même cohérence.
MÉLANGE IMAGÉ PLASTIQUEMENT (4)
La moitié du chemin aura pourtant été accomplie : Marcel Duchamp a bien créé cette installation pour mettre le « spectateur » en position de « voyeur ».
Les questions de mes amis sont triviales. C’est ce qu’a voulu déclencher Marcel Duchamp. Quand on dit « trivial », c’est que la vérité semble évidente. On croit reconnaître une partie du corps d’une femme nue ? C’est donc une femme nue !
Marcel Duchamp force le spectateur à identifier la scène comme « une scène de crime », en tout cas comme une scène hyper-réaliste. La puissance d’évocation de ce dispositif plonge les spectateurs dans l’interrogation triviale. Marcel Duchamp nous oblige ainsi à confondre le réel et le symbolique.
Avant de parcourir la deuxième partie du chemin, et répondre aux questions de mes amis, n’oublions pas que nous savons désormais que Marcel Duchamp n’a cessé de mettre en scène la même idée avec à chaque fois des moyens différents ; que nous connaissons une grande partie du « nominalisme » ; que nous savons que 20 années ont été nécessaires pour réaliser ce diorama et que nous savons que Marcel Duchamp ne fait rien au hasard.
« Dort-elle ? »
Si on répond trivialement : non, elle ne dort pas. Le sommeil n’a jamais fait partie des préoccupations de Marcel Duchamp, dans aucune de ses notes, dans aucune de ses productions, dans aucune de ses ITW.
« Est-elle morte ? »
Si on répond trivialement : oui, elle est morte. La postérité — « Cette belle salope » (2) — a eu raison de la mariée. D’ailleurs, chez M.D., la mariée, c’est la postérité.
« A-t-elle été violée ? »
Si on répond trivialement : oui, on peut dire qu’elle a été violée. Le cycle de la vie d’une œuvre d’art est achevé au prix de la perte de l’innocence. Et c’est violent.
« Cette femme, c’est qui ? »
C’est l’ancienne vierge, c’est la vierge devenue mariée, c’est l’œuvre de Duchamp arrivée à son terme, dévastée par le « regard rétinien », le regard trivial, comme toutes les œuvres d’art à l’ère moderne, déchirées par les regardeurs — ceux qui, par mimétisme, rejettent certaines œuvres et qui, toujours par mimétisme, se mettent à adorer ce qu’ils ont abhorré, après réhabilitation par d’autres regardeurs, soucieux de distinction sociale.
« Spectatrice ? Voyeuse ? Complice ? »
Spectatrice, voyeuse et complice ! Oui, les trois à la fois. Spectatrice dans le cadre du musée qui consacre le statut de l’œuvre d’art, voyeuse obligée par la focalisation des trous dans la porte, complice par mimétisme — personne n’osera révéler ce qu’il a VU. Mais si on considère qu’il y a là une énigme à résoudre, c’est une invitation à devenir enquêteur-enquêtrice.
« Pourquoi tient-elle cette flamme ? »
Cette flamme, c’est toujours le bec-auer, c’est le gaz d’éclairage qui diffuse cette lumière verte qui, dans le nominalisme de Marcel Duchamp, signifie l’atmosphère de la créativité artistique, l’élément fécondant de la création artistique. (3)
Voilà, ce n’est pas plus compliqué que cela. Marcel Duchamp, à la fin de sa vie retrouve les accents symbolistes qu’il a tant apprécié à ses début, notamment chez Odilon Redon. Il a disposé dans ce diorama les éléments déjà présents dans le Grand verre, sous une autre forme, avec d’autres apparences, mais avec la même cohérence.
MÉLANGE IMAGÉ PLASTIQUEMENT (4)
« (…) Cette logique d’apparence sera exprimée seulement par le style (…) et n’ôtera pas au tableau son caractère de : mélange d’événements imagés plastiquement, car chacun de ses événements est une excroissance du tableau général. Comme excroissance l’événement reste bien seulement apparent et n’a pas d’autre prétention qu’une signification d’image (contre la sensibilité plastique).(…) »
Marcel Duchamp, Notes (1980), Flammarion, Paris 1999 (2008: pp. 42, 46-47)
On peut décrire plus précisément Étant donnés. On se trouve face à une porte de bois, à deux battants. Cette porte, que Duchamp fit acheminer d’Espagne, est sertie de gros clous à têtes rondes. A hauteur des yeux, deux trous rapprochés parfaitement l’un de l’autre, au point qu’on peut sans difficulté venir y placer les yeux pour mater ce qui se cache derrière la porte. Le visiteur du musée est en position de voyeur. On peut donc regarder — une seule personne à la fois —, non pas d’un œil, comme on le ferait par le trou d’une serrure, mais des deux yeux, ce qui se cache derrière la porte. On y voit un mur de briques éventré dans la pénombre (un mur de 69 briques, comme le nombre d’items de la « boite-en-valise ») . Il y a donc un premier espace quasi obscur que notre regard traverse sans s’y arrêter. Une « chambre noire ». « Tapisser derrière la porte avec du velours noir (laissant juste la place pour les deux trous du voyeur) … pour compléter une sorte de chambre complètement noire quand on regarde par les trous du voyeur » (1). Derrière ce mur, au-delà de la trouée, (…) est allongé dans des broussailles le corps d’une femme inerte, les jambes ouvertes en direction du voyeur (…). Comme bien souvent en peinture, le sexe est le moteur de l’art. Duchamp disait à Pierre Cabanne : « Je crois beaucoup à l’érotisme, parce que c’est vraiment une chose assez générale dans le monde entier, une chose que les gens comprennent. » (5). Le sexe est glabre, au centre de la vision. La peau est blanche, presque blême et le bras gauche est tendu en oblique vers notre droite. Il tient un bec auer qui éclaire faiblement d’une lumière jaune-verdâtre. Ce corps, à voir en vrai des deux yeux, est impressionnant de réalisme. On y perçoit le grain de la peau et son élasticité ; le sein, les cuisses et le ventre d’une femme, (…). On ne voit pas sa tête, mais on aperçoit juste un peu de sa chevelure blonde. Les broussailles, sans être épineuses, ne semblent pas une couche douillette. (…). L’arrière plan donne à voir un paysage de petite montagne (…), de peu de profondeur, jalonné d’arbres feuillus et de peupliers, de rocher et d’une cascade qui scintille d’un léger mouvement. Le bleu du ciel est interrompu par quelques petits nuages cotonneux. L’ensemble de ce paysage est fait d’une photographie recolorisée, comme les chromos d’antan, dont la luminosité est légèrement irradiante. Une fois encore, à y voir des deux yeux, on perçoit que ce plan de la photographie n’est pas parallèle, ni au mur de brique qui se trouve en avant, ni même à la porte contre laquelle on s’appuie pour regarder. La photographie se trouve dans un plan légèrement fuyant vers la droite, ce qui produit un petit effet troublant de profondeur. Si on n’y voyait que d’un œil, on ne verrait pas ce genre de subtilité spatiale. La cascade ne tremble dans un léger mouvement. (…) (6)
1966 Manuel d'instructions pour le montage d'Etant donnés. détail.
Présent dans ce diorama, il est un objet que le spectateur ne voit pas, et qui ne peut être connu que par les « spécialistes » de l’art, ceux qui ouvriront le Manuel d’instructions de montage : c’est, au sol, un damier semblable à ceux des échiquiers. C’est le signe que nous avons quitté « le monde des célibataires ».
Un rappel. Dans le Grand verre, deux espaces sont délimités par la ligne d’horizon :
- en bas le monde des célibataires avec l’artiste, la création artistique et la production d’objet d’art [moulin mu par une chute d’eau, chariot au mouvement répétitif, broyeuse, et ciseaux] les regardeurs qui par leur jugement de goût élisent, sélectionnent des objets d’art [Les moules malics, « l’insémination » par le gaz d’éclairage transformé en liquide].
- en haut, le monde de la mariée, la transformation de l’objet en œuvre d’art, [de jugement de goût en sculpture de gouttes], la consécration voie-lactée, le pendu femelle, mariée nue d’où émerge, de la boite à lettres, le discours critique.
Le symbole de l’ici-bas, du monde prosaïque, celui du travail répétitif, dans le grand verre, c’est le cube en perspective. Dans Étant donnés, c’est le carrelage noir et blanc en forme d’échiquier qui joue ce rôle. Que cet échiquier (l’incontournable compétition entre les hommes) soit présent sans être visible, nous indique bien que nous avons quitté le domaine des célibataires, en bas, pour n’être plus que dans le monde de la mariée, en haut.
« Le monde serait plus heureux si l’échange s’effectuait sans compétition. Il n’existe pas de différence entre les épiciers entrant en compétition pour la vente de leurs bananes et les soldats Allemands et Américains se battant les uns contre les autres. […] La compétition est pire que la servitude ou l’esclavage. »
Denis de Rougemont, Marcel, mine de rien in la revue annuelle Étant donnés Marcel Duchamp n°3, 2001, p. 142]
LES VOYANTS
Marcel Duchamp en fini volontairement avec la peinture vers 1912, il met huit années à concevoir et réaliser le Grand verre qui est le diagramme du programme de l’accession des objets d’art au rang d’œuvre d’art. Durant cette période, il met en œuvre l’expérience de Fontain. Puis, il met vingt années, dans le secret, pour produire une œuvre volontairement posthume dont il sait qu’elle atterrira directement au musée, du producteur au consommateur sans passer par les regardeurs, sans passer par le « couperet » du choix, sans passer par le marché de l’art.
L’œuvre est redécouverte à chaque nouveau visiteur, comme une recréation à chaque fois qu’un spectateur nouveau regarde. L’acte créatif n’est pas dévoyé par des regardeurs qui choisissent ou non d’élire l’objet au rang d’œuvre d’art. L’acte créatif est toujours recommencé et partagé avec chaque nouveau visiteur.
(…) un seul spectateur à la fois peut regarder par les trous du voyeur l’objet du désir, excluant la suggestion immédiate ; les autres ne peuvent que le regarder voir ; quant à Marcel, il a disparu, ne permettant la divulgation de son œuvre qu’après sa mort : de médiateur interne il s’est fait délibérément médiateur externe. (7)
La transparence du Grand verre puis l’opacité d’Étant donnés sont les deux faces d’un même projet. La transparence du Grand verre renvoie à la démonstration au grand jour, pour tous, de l’expérience d’un urinoir transformé en Fountain ; l’opacité d’Étant donnés renvoie à l’intimité de la relation entre créateur et regardeur. Mais au bout du tunnel, Marcel Duchamp, avec Étant donnés, nous transforme, selon l’expression de Jean-Jacques Lebel, de voyeur en voyant.
« (…) Le maniaque de musée, l’amant des « choses vues », subit ici une mutation. Le pervers muséal, le mateur d’art, se voit obligé de penser son activité ainsi que l’objet de son désir. Il passe ainsi au stade – philosophique et/ou hallucinatoire – du schizo visionnaire. Bref, le regardeur devient artiste. Rrose Selavy a encore réussi son « coup ». (8)
Jean-Marc Bourdin relève (7) quelques citations de conférences de Marcel Duchamp effectuées à la fin de sa vie et qui révèlent « au grand jour » ses intentions : Dans une conférence prononcée en 1960 à Hofstra, Duchamp assigne à l’artiste une « mission parareligieuse » : « Maintenir allumée la flamme d’une vision intérieure dont l’oeuvre d’art semble la traduction la plus fidèle pour le profane. » On peut l’entendre comme une allusion à Étant donnés mais aussi comme l’espoir d’un nouveau départ toujours possible. Il intitule une autre conférence donnée la même année à Philadelphie : « Where do we go from here ? » Ce lieu est ainsi défini : « Le grand public recherche aujourd’hui des satisfactions esthétiques enveloppées dans un jeu de valeurs matérielles et spéculatives, et entraîne la production artistique vers une dilution massive. Cette dilution massive […] s’accompagne d’un nivellement par le bas du goût présent et aura pour conséquence un brouillard de médiocrité sur un avenir prochain. » Il attend de jeunes artistes à venir qu’ils en réchappent. En 1957 à Houston, il indiquait à propos du processus créatif : « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière. »
PENDULE ET RENVOI MIROIRIQUE
Au tout début du XXème siècle, de très nombreux artistes, comme Marcel Duchamp, se sont intéressés à l'occultisme, à la théosophie, au spiritisme, à l'électromagnétisme, aux formes de la relation éventuelle avec l’au-delà. Dans le même temps, Marcel Duchamp se nourrit de traités sur la perspective et se passionne pour les théories sur la quatrième dimension. Le Grand Verre ou La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1923) et Étant donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage (1968) découlent de ces grands questionnements.
Marcel Duchamp en fini volontairement avec la peinture vers 1912, il met huit années à concevoir et réaliser le Grand verre qui est le diagramme du programme de l’accession des objets d’art au rang d’œuvre d’art. Durant cette période, il met en œuvre l’expérience de Fontain. Puis, il met vingt années, dans le secret, pour produire une œuvre volontairement posthume dont il sait qu’elle atterrira directement au musée, du producteur au consommateur sans passer par les regardeurs, sans passer par le « couperet » du choix, sans passer par le marché de l’art.
L’œuvre est redécouverte à chaque nouveau visiteur, comme une recréation à chaque fois qu’un spectateur nouveau regarde. L’acte créatif n’est pas dévoyé par des regardeurs qui choisissent ou non d’élire l’objet au rang d’œuvre d’art. L’acte créatif est toujours recommencé et partagé avec chaque nouveau visiteur.
(…) un seul spectateur à la fois peut regarder par les trous du voyeur l’objet du désir, excluant la suggestion immédiate ; les autres ne peuvent que le regarder voir ; quant à Marcel, il a disparu, ne permettant la divulgation de son œuvre qu’après sa mort : de médiateur interne il s’est fait délibérément médiateur externe. (7)
La transparence du Grand verre puis l’opacité d’Étant donnés sont les deux faces d’un même projet. La transparence du Grand verre renvoie à la démonstration au grand jour, pour tous, de l’expérience d’un urinoir transformé en Fountain ; l’opacité d’Étant donnés renvoie à l’intimité de la relation entre créateur et regardeur. Mais au bout du tunnel, Marcel Duchamp, avec Étant donnés, nous transforme, selon l’expression de Jean-Jacques Lebel, de voyeur en voyant.
« (…) Le maniaque de musée, l’amant des « choses vues », subit ici une mutation. Le pervers muséal, le mateur d’art, se voit obligé de penser son activité ainsi que l’objet de son désir. Il passe ainsi au stade – philosophique et/ou hallucinatoire – du schizo visionnaire. Bref, le regardeur devient artiste. Rrose Selavy a encore réussi son « coup ». (8)
Jean-Marc Bourdin relève (7) quelques citations de conférences de Marcel Duchamp effectuées à la fin de sa vie et qui révèlent « au grand jour » ses intentions : Dans une conférence prononcée en 1960 à Hofstra, Duchamp assigne à l’artiste une « mission parareligieuse » : « Maintenir allumée la flamme d’une vision intérieure dont l’oeuvre d’art semble la traduction la plus fidèle pour le profane. » On peut l’entendre comme une allusion à Étant donnés mais aussi comme l’espoir d’un nouveau départ toujours possible. Il intitule une autre conférence donnée la même année à Philadelphie : « Where do we go from here ? » Ce lieu est ainsi défini : « Le grand public recherche aujourd’hui des satisfactions esthétiques enveloppées dans un jeu de valeurs matérielles et spéculatives, et entraîne la production artistique vers une dilution massive. Cette dilution massive […] s’accompagne d’un nivellement par le bas du goût présent et aura pour conséquence un brouillard de médiocrité sur un avenir prochain. » Il attend de jeunes artistes à venir qu’ils en réchappent. En 1957 à Houston, il indiquait à propos du processus créatif : « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière. »
PENDULE ET RENVOI MIROIRIQUE
1960 Jean Suquet - photomontage plans du Grand verre sur photographie d'Etant données. |
Le titre d’Étant donnés nous renvoie directement au Grand verre qui contient déjà la chute d’eau et le gaz d’éclairage. Le lien est ouvertement revendiqué par Marcel Duchamp.
La chute d’eau qui alimente le moulin et fait tourner la roue à aube du Grand verre est l’élément qui signifie la puissance créative. Le gaz d’éclairage issu du bec auer est cette lumière qui nimbe et accompagne l’acte créatif.
On peut alors regarder le Grand verre et Étant donnés s’enchasser l’un dans l’autre. Ces deux « tableaux », à cinquante six ans d’écart décrivent le même univers, mais surtout, celui ou celle qui regarde Étant donnés regarde à travers le point de fuite du Grand verre et celui ou celle qui regarde le Grand verre regarde le point de fuite de la mort de l’artiste et son entrée dans la postérité.
La pendule
Marcel Duchamp a réuni ces deux œuvres en un seul objet conceptuel qui évoque la marche du temps, la marche de la postérité en devenir, le temps de l’aventure programmée d’un objet en œuvre d’art aux temps modernes.
De nombreux objets créés par Marcel Duchamp contiennent cette idée de double-vue, le regard en face, le regard par le revers, le regard de profil. Ils nous indiquent comment comprendre cette idée du temps de la postérité.
« Cet ensemble Grand Verre / Étant donnés » est une « pendule de profil ». A gauche le spectateur du Grand verre est face au programme que va suivre dans le temps l’urinoir et qui se terminera avec la mort de Duchamp. A droite le spectateur regarde vers le passé, posant un regard rétrospectif sur l’aventure de la vie de M.D. et donc de l’urinoir.
L’espace entre ces deux œuvre représente le temps de cette aventure historique qui court de 1917 à 1969. C’est donc bien une pendule, c’est à dire un objet qui mesure le temps, celui qu’il faut à l’urinoir pour devenir l’objet paradigmatique de l’art d’une époque. » (9)
La chute d’eau qui alimente le moulin et fait tourner la roue à aube du Grand verre est l’élément qui signifie la puissance créative. Le gaz d’éclairage issu du bec auer est cette lumière qui nimbe et accompagne l’acte créatif.
On peut alors regarder le Grand verre et Étant donnés s’enchasser l’un dans l’autre. Ces deux « tableaux », à cinquante six ans d’écart décrivent le même univers, mais surtout, celui ou celle qui regarde Étant donnés regarde à travers le point de fuite du Grand verre et celui ou celle qui regarde le Grand verre regarde le point de fuite de la mort de l’artiste et son entrée dans la postérité.
La pendule
Marcel Duchamp a réuni ces deux œuvres en un seul objet conceptuel qui évoque la marche du temps, la marche de la postérité en devenir, le temps de l’aventure programmée d’un objet en œuvre d’art aux temps modernes.
De nombreux objets créés par Marcel Duchamp contiennent cette idée de double-vue, le regard en face, le regard par le revers, le regard de profil. Ils nous indiquent comment comprendre cette idée du temps de la postérité.
« Cet ensemble Grand Verre / Étant donnés » est une « pendule de profil ». A gauche le spectateur du Grand verre est face au programme que va suivre dans le temps l’urinoir et qui se terminera avec la mort de Duchamp. A droite le spectateur regarde vers le passé, posant un regard rétrospectif sur l’aventure de la vie de M.D. et donc de l’urinoir.
L’espace entre ces deux œuvre représente le temps de cette aventure historique qui court de 1917 à 1969. C’est donc bien une pendule, c’est à dire un objet qui mesure le temps, celui qu’il faut à l’urinoir pour devenir l’objet paradigmatique de l’art d’une époque. » (9)
1935 Reliure du livre d’Alfred Jarry : UBU. [avec Mary Reynolds] |
1/ 1935 Reliure du livre d’Alfred Jarry : UBU. [avec Mary Reynolds] La première et la quatrième de couverture sont taillées, découpées en fome de U, le B occupant la tranche. La seule manière de lire le titre UBU, c’est à dire de voir l’œuvre dans sa totalité, est de déployer le livre, autrement dit de le voir de face, de dos et de profil dans le même temps. Duchamp nous invite à regarder de profil son œuvre pour en saisir le véritable sens.
1943 Première et quatrième de couverture de la revue VVV. |
2/ 1943 Première et quatrième de couverture de la revue VVV (sur l’invitation d’André Breton). La première est une allégorie à la mort, la quatrième de couverture concerne la mécanique qui fait fonctionner le monde de l’art. Duchamp a découpé dans la quatrième de couverture cartonnée la forme d’un buste féminin et comblé le vide par un morceau de grillage à poule en invitant le lecteur à « toucher le grillage des deux côtés à la fois : Placez vos mains au sommet des deux côtés de l’écran de grillage ; puis laissez doucement vos mains descendre à plat, doigts et paumes restant en contact étroit. ». Le buste fait ici référence au buste de Étant donnés. Il est l’objet d’artiste ayant acquis son statut d’œuvre d’art. Le grillage à poule représente toujours l’œuvre. (…) La découpe au ciseaux renvoie toujours à la manière d’œuvrer de l’artiste, quant au toucher, il représente la perception juste de l’œuvre par opposition à la perception rétinienne. Ainsi, Duchamp nous invite à percevoir son œuvre entre ses deux faces, celle du grand verre et celle d’Étant donnés (9). p36.)
1947 Couverture de l’édition de luxe du catalogue de l’exposition « Le surréaliste en 1947 » |
3/ 1947 Couverture de l’édition de luxe du catalogue de l’exposition « Le surréaliste en 1947 ». Le sein vaut comme métonymie du mannequin d’Étant donnés exactement comme le buste de la 4ème de couverture de la revue VVV en 1943. M.D. nous invite à ne pas avoir de son œuvre une perception rétinienne, c’est à dire trivale.
1953 L’envers de la peinture |
4/ 1953 L’envers de la peinture reprend sans rien y changer la Joconde à moustache de L.H.O.O.Q. Ainsi, regardée de face ou à l’envers, l’œuvre est la même. C’est à prendre comme une indication à propos du dispositif Grand Verre / Étant donnés.
1958 Autoportrait de profil |
5/ 1958 Autoportrait de profil. Profil découpé aux ciseaux en vue d’illustrer la première monographie qui lui est consacrée : Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp 1958.
1962 Coin sale (Dirty corner) |
6/ 1962 Coin sale (Dirty corner). Installation lors de l’exposition "Surrealist Intrusion in the Enchanter's Domain". Elle était constituée d’un placard dont les portes avaient été ôtées et remplacées par du grillage à poule. Derrière étaient logées trois poules éclairées ostensiblement en vert. Duchamp, anticipant la qualité du regard que l’on portera sur Étant donnés, dit ici que le regardeur rétinien (représenté par le gaz d’éclairage vert), quand il regardera son œuvre (représentée par le grillage à poule), n’y verra que des « petites poulettes ». En effet, la plupart des commentateurs ne voient dans le mannequin d’Etant donnés… qu’un corps de femme nue, avec tous les sous-entendus concupiscents trivialements associés.
1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »). |
1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »). |
7/ 1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »). Deux disques de carton perçés de douze ouvertures rondes à travers lesquelles on peut lire quand ils sont à plat, livre ouvert, dans le sens des aiguilles d’une montre : L.A.P.E.N.D.U.L.E.D.E.P.R.O.F.I.L. Par contre, quand ils sont pliés et relevés comme un popup les deux disques percés se font face. Ainsi les deux faces ne forment qu’un objet puisqu’elles sont jointes par le haut, et qu’elles présentent la caractéristique de laisser passer le regard. Deux particularités qu’elles partagent avec le dispositif Grand verre / Étant donnés. Mais si l’on sait qu’en plus il a été créé à l’occasion de la parution du livre de Robert Lebel intitulé Double-vue, alors cet objet prend tout son sens : en double vue, face et revers, ces deux faces jointes qui laisse passer le regard forment une pendule de profil. C’est encore la description du dispositif Grand Verre / Étant donnés (9). p35.)
Le renvoi miroirique
Ce que Marcel Duchamp appelle dans ses notes le renvoi miroirique, c’est l’opération de transubstantation, le fait de donner deux formes différentes au même objet selon qu’il est dans le domaine de la mariée ou dans le domaine des célibataires. Ainsi, dans le Grand verre, l’urinoir du domaine des célibataires se transforme en sculpture de gouttes (sculpture de goûts) dans le domaine de la mariée. C’est, pour Marcel Duchamp le moyen d’évoquer, par métaphore, la différence essentielle entre une toile peinte par exemple par Picasso, et « un Picasso ». Un des signes de ce renvoi miroirique, c’est le procédé « Lincoln/Wilson » placé sur la ligne de séparation entre les deux domaines. D’un côté on voit une image, de l’autre une autre image.
Le renvoi miroirique
Ce que Marcel Duchamp appelle dans ses notes le renvoi miroirique, c’est l’opération de transubstantation, le fait de donner deux formes différentes au même objet selon qu’il est dans le domaine de la mariée ou dans le domaine des célibataires. Ainsi, dans le Grand verre, l’urinoir du domaine des célibataires se transforme en sculpture de gouttes (sculpture de goûts) dans le domaine de la mariée. C’est, pour Marcel Duchamp le moyen d’évoquer, par métaphore, la différence essentielle entre une toile peinte par exemple par Picasso, et « un Picasso ». Un des signes de ce renvoi miroirique, c’est le procédé « Lincoln/Wilson » placé sur la ligne de séparation entre les deux domaines. D’un côté on voit une image, de l’autre une autre image.
Effet Lincoln-Wilson, du nom de ce petit objet plié apparu lors de la campagne électorale de 1913 au Etats-Unis. D'un côté l'on voit l'effigie de Lincoln, de l'autre celle de Wilson. |
Un autre signe de ce renvoi miroirique, c’est l’opacité. Cette opacité qui empêche de voir, c’est un véritable boomerang à vanité. La vanité est donc concrétisée plastiquement par l’opacité, en opposition à la transparence, signe de l’accession à la sincérité du geste créatif de l’artiste, au regard juste sur l’œuvre d’artiste.
Le buste féminin que l’on voit dans Etant donné est le renvoi miroirique de l’urinoir. Des explications plus détaillées sont à lire p56-57 du livre d’Alain Boton : Marcel Duchamp par lui-même ou presque.
Le buste féminin que l’on voit dans Etant donné est le renvoi miroirique de l’urinoir. Des explications plus détaillées sont à lire p56-57 du livre d’Alain Boton : Marcel Duchamp par lui-même ou presque.
1949 Réflection à main |
1949 Réflection à main dans la Boite en valise |
Une production de Marcel Duchamp, un dessin, intitulé Réflection (sic) à main 1949 (une des œuvres originales des premiers 24 exemplaires de la « boite en valise », musée portatif de Duchamp) nous donne des indications précises sur le rapport entre renvoi miroirique et Étant donnés. C’est un dessin reprenant le bras du mannequin d’Étant donnés — (on le sait parce qu’il y a une variante du mannequin qui possède cette position de bras) — qui porte, à la place du bec Auer de l’installation de Philadelphie, un miroir dirigé vers l’extérieur. Ainsi, Duchamp nous dit que le regardeur qui passe l’œil au travers du petit trou de la porte d’Étant donnés se retrouve encore en situation de renvoi miroirique. L’opacité déclenche un renvoi miroirique, comme avec le readymade « Fresh widow » (sic) 1920 et ses vitres en cuir qu’il faut « astiquer tous les jours ».
« Jean-François Lyotard suit une intuition architecturale bien plausible : que les deux grandes œuvres, le Grand Verre et Étant donnés, seraient des renvois miroiriques l’une de l’autre… On posera alors la question : le Grand Verre et Étant donnés ne seraient-ils pas, l’un de l’autre, dans une parfaite réciprocité, des renvois miroiriques ? S’il était possible, au sein d’une étendue quadridimensionnelle, de rabattre le Verre sur Étant donnés, de faire coïncider l’un avec l’autre, alors la Mariée apparaîtrait telle qu’elle est enfin, identifiée, dans cet état où intérieur et extérieur, dehors et dedans, sont une seule et même chose. Le temps du Grand verre est celui d’une mise à nu qui n’est pas encore faite, le temps d’Étant donnés celui d’une mise à nu qui est déjà faite. Le Verre est le « retard » du nu, Étant donnés son avance »
Hermann Parret. Les Transformateurs Duchamp Jean-François LYOTARD
Erotisme, mise à nu et désir
Quand Claude Cabanne questionne Marcel Duchamp sur le rôle de l’érotisme dans son œuvre, il répond : « Énorme. Visible ou sous-jacent, partout ».
« (…) Être là où on ne vous attend pas, prendre le contre-pied de ce que l'on a déjà fait, entretenir le « mystère Duchamp », « réconcilier les oppositions », comme l'indiquait le titre de son traité d'échecs sur les fins de partie. Toute sa vie, Marcel Duchamp avait fait des déclarations à l'encontre du goût, qu'il définissait comme une acclimatation au travail d'un artiste, née de la répétition. Il s'était élevé contre le côté rassurant du goût, qui permettait aux artistes de se conformer à ce qu'ils avaient déjà fait, puisque c'était l'attente de leur public. Il se devait donc, selon lui, de se contredire (plutôt ne pas se répéter ? NdA) au sein même de son œuvre. Alors que Le Grand Verre avait été une représentation du désir sous forme de machinerie faite de verre, de plomb coulé et de minium, Étant donnés fut une histoire de nudité en trois dimensions, une histoire de chair au milieu d'un paysage réaliste. » (10)
Et Marcel Duchamp expose carrément, à la vue, son concept de la mise-à-nu du regard posé sur une situation érotique dans un Interview à la BBC, vendredi 13 novembre 1959.
«…L’érotisme est une préoccupation qui m’est chère, et j’ai certainement appliqué ce goût ou cet amour à mon Grand Verre. En fait, je pensais que la seule excuse pour faire quoi que ce soit, c’est de lui donner la vie de l’érotisme, qui est totalement proche de la vie en général, et cela, plus que la philosophie ou tout ce qui lui ressemble. C’est une chose animale, qui possède de si nombreuses facettes qu’il est plaisant de s’en servir comme d’un tube de peinture, pour ainsi parler, et de l’injecter dans vos productions. C’est cela, la « mise à nu » Je veux dire qu’elle avait même une connexion perverse avec le Christ. Vous savez que le Christ fut « mis à nu », et c’était une perverse manière de présenter l’un à l’autre l’érotisme et la religion. »
Alors nous voici voyants. Etant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, c’est Fountain en mariée nue, ce sont nos goûts onaniques, c’est notre amour-propre toujours enclin à jaillir, c’est la vanité de l’artiste confortée par les regardeurs-voyeurs qui veulent se distinguer, c’est la jouissance d’un statut qui ne s’effectue paradoxalement qu’avec la mort.
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(1) Anne d'Harnoncourt, de l'introduction au Manuel d'Instructions pour l’assemblage d’Étant Donnés ... (1987).
(2) Marcel Duchamp in lettre à Jean Crotti, depuis New York, le 17 août 1952.
(3) 1968 Gravure bec auer. Galerie Schwarz. « Gravé peu de temps avant sa mort. Nous voyons l’artiste dans les bras de son œuvre, puisque l’urinoir est le mannequin d’Étant donnés par renvoi miroirique. L’artiste forme un couple avec elle. (comme la porte d’entrée de la galerie Gravida). La boite crânienne de l’artiste, seul élément en couleur de cette gravure est bien évidemment en vert. Ainsi nous dit Duchamp, on va lui prêter des intentions triviales. « C’est à travers ma matière grise que le spectateur doit regarder mon œuvre. C’est à travers l’œuvre abstraite que j’ai conçue qu’il faut regarder les soixante ans d’art moderne qui viennent de s’écouler. » Quand on cess d’envisager la pensée de Duchamp (sa boite crânienne) de manière triviale alors elle devient transparente et donne accès à l’intelligence du processus nommé « art moderne ». » Alain Boton. Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. p106. 2012. + 1902 dessin bec auer. + Portrait du jour d’échecs dont Duchamp a dit qu’il l’avait peint à la lumière d’un bec auer.
(4) (…) Donner au texte l’allure d’une démonstration en reliant les décisions prises par des formules conventionnelles de raisonnement inductif dans certains cas, déductif dans d’autres. Chaque décision ou événement du tableau devient ou un axiome ou bien une conclusion nécessaire, selon une logique d’apparence. Cette logique d’apparence sera exprimée seulement par le style (formules mathématiques etc. *) et n’ôtera pas au tableau son caractère de : mélange d’événements imagés plastiquement, car chacun de ses événements est une excroissance du tableau général. Comme excroissance l’événement reste bien seulement apparent et n’a pas d’autre prétention qu’une signification d’image (contre la sensibilité plastique). (…) Marcel Duchamp, Notes (1980), Flammarion, Paris 1999 (2008: pp. 42, 46-47)
(5) M. Duchamp, entretien avec Pierre Cabanne, pp. 109-110
(6) Cette description est en partie issue de « Morphogenèse de la reproductibilité ». Pierre Baumann.
(7) Duchamp révélé - Jean-Marc Bourdin - cahiers de l'ARM - PETRA Editions 2016
(8) JJ Lebel. CHIMERES 1 Avec Marcel, LHOOQ
(9) Alain Boton. Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. 2012.
(10) Marcel Duchamp Judith HOUSEZ 2007 Grasset p442.
(11) Systeme D (roman, même si…). Véridiques sont, de MARCEL DUCHAMP. La geste et les gestes contés par Jacques Caumont et Françoise le Penven. faune étique numérique 2004
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Nous avons compris avce ce Chapitre que Etant donnés... était une œuvre d'art totale, récapitulative de toutes les préoccupations de Marcel Duchamp. Lisons maintenant le chapitre #8/2 : le fil de la fabrication.
cœurs volants [1936] -------------------------- |