Marcel genders III/III

 MARCEL GENDERS

Du regard dérangeant au regard dégenrant

par Marc VAYER


PART I

UN POTENTIEL ANACHRONISME 2020/1915

LA MISE A NU

LES CELIBATAIRES ENDURCIS

LE REGARD TRIVIAL, LES REGARDEURS PIÉGÉS

DÉSIR, VANITE ET RENVOI MIROIRIQUE

RENVERSER LES GENRES


PART II

MELANGE DES GENRES

EROS C’EST LA VIE

UN DETOUR FETICHISTE

ALLEGORIE DE GENRE

LOVE AFFAIR, NO COMMENT


PART III

OF/BY, BY OR OF

ETANT DONNES… LA POSTERITE

READY MADE NEUTRE ET ARTISTE NON BINAIRE

JOUISSIVE CONCLUSION


OF/BY, BY OR OF

THE NUDE DESCENDING A STAIRCASE, MAN SURVEYS US.

Visiting Us, Marcel Duchamp, the cubist painter, declares that America is the country of the art of the future — the American woman the most intelligent of her sex.

By Marcel Duchamp

He writes that cubism was the prophet of war, explains its principles adore ou skyscrapers, raps our stupid reverence of the « official » art of Rodin — pictures the future woman.

L'HOMME DU «  NU DESCENDANT UN ESCALIER » NOUS VISITE.

En nous visitant, Marcel Duchamp, le peintre cubiste, déclare que l'Amérique est le pays de l'art du futur et que l’américaine est la plus intelligente de toutes les femmes.

Par Marcel Duchamp

Il écrit que le cubisme est le prophète de la guerre, explique ses principes, adore les gratte-ciel, s'en prend à notre stupide vénération de l'art "officiel" de Rodin — et dessine la femme du futur.

Article New-York tribune, Septembre 1915



New-York tribune, Septembre 1915

C’est sans doute dès son premier texte dans le New York Tribune, en septembre 1915, juste descendu du transatlantique Rochambeau depuis juin, que Marcel Duchamp s’empare de la différence entre les termes anglais « of » et « by ». Etonnamment, l’article du New York Tribune est signé « by Marcel Duchamp »  (par Marcel Duchamp). On s’attendrait à lire « of Marcel Duchamp » ([Interview] de Marcel Duchamp). C’est tout ce qui fait la différence entre « de » et « par ».

Of = interview de Marcel Duchamp (sous entendu par quelqu’un d’autre).

By = interview par Marcel Duchamp (sous entendu — puisque Marcel Duchamp est l’interviewé —, interview de Duchamp par lui-même).

Dans le chapeau de l’article, on lit : « Il écrit que le cubisme est le prophète de la guerre… ». « Il écrit » : cela semble impliquer que Marcel Duchamp a écrit lui-même le texte qu’il a transmis au journal. Ce n’est donc pas un interview journalistique, c’est un texte déjà écrit et ensuite publié dans un journal. C’est — déjà — une démarche « ready made ». C’est déjà, dès l’accès à un pays et à une langue différente, un acte de maîtrise globale de ce qu’il peut dire ou faire, sans interférences par autrui, sans laisser se faire appliquer un jugement de goût extérieur à ses propres préoccupations.


Affiche exposition « by or of Marcel Duchamp or Rose Sélavy »

Pasadena Art Museum, Pasadena, 8 octobre - 2 novembre 1963
 


Affiche exposition « Not Seen and/or Less Seen of/by Marcel Duchamp/Rrose Selavy 1904-1964 »

Mary Sisler Collection, Galerie Cordier & Ekstrom, New York, 14 janvier - 13 février 1965.


Dès 1915 donc, Marcel Duchamp ouvre un jeu d’incertitude avec la bascule of/by et quarante ans plus tard, à l’heure des rétrospectives, il use de cette tension pour mettre en scène son activité bi-face, mi-Marcel mi-Rrose. Son exposition retrospective de Pasadena en 1963 s’intitule by or of Marcel Duchamp or Rose Sélavy et l’exposition de ses œuvres collectionnées par Mary Sisler en 1965 s’intitule Not Seen and/or Less Seen of/by Marcel Duchamp/Rrose Selavy 1904-1964. Ce sont deux rétrospectives des productions de Marcel Duchamp qui a toujours conçu lui-même les visuels, affiches, jaquettes de catalogue et invitations, et il met son visage « à l’affiche ».

Pour l’expo à Pasadena en 1963, il utilise le double portrait d’identité de Wanted : $2,000 Reward, un ready made conçu quarante ans auparavant en 1923. Il s’était inspiré d'un jeu/affiche destiné aux touristes et trouvé dans un restaurant new-yorkais. Il avait alors collé deux photos de lui sur l'affiche et avait demandé à un imprimeur d'ajouter un autre pseudonyme à ceux déjà inscrits : celui de son alter ego Rrose Sélavy, récemment créé. Pour Cordier & Ekström, en 1965, il reprend le profil de son portrait déjà utilisé à l’occasion de la sortie du livre de Robert Lebel « Sur Marcel Duchamp », paru en 1959.

Wanted, ready made aidé, Marcel Duchamp 1923 / profil, Marcel Duchamp, 1959 (signé : Marcel déchiravit)


On peut traduire le titre de l’exposition de new-York comme suit : Pas vu et/ou moins vu de/par Marcel Duchamp/Rrose Selavy. Pour Marcel Duchamp, il s’agit de fabriquer un jeu d’incertitude, un jeu d’indifférenciation où la même personne est incertainement ou alternativement un personnage masculin ou féminin. L’insistance sur le caractère alternatif confine à l’incertitude. On ne sait plus qui est qui et la confusion provoquée signale en fait la non-binarité du personnage. Plutôt qu’être alternativement mâle ou femelle, la figure artistique Marcel/Rrose est mâle ET femelle, ce qui l’impose comme une figure de genre indifférencié, une figure non binaire. [33] 

 

READY MADE NEUTRE ET ARTISTE NON BINAIRE

Le féminisme de Marcel Duchamp que nous avons mis en évidence dans un précédent chapitre se mue très vite en raisonnements autour de l’indifférenciation genrée. Plus précisément, les raisonnements sur l’indifférence esthétique, sur l’indifférence au « bon ou au mauvais goût », va conduire simultanément Marcel Duchamp à mettre en évidence l’indifférenciation genrée dans le domaine artistique.

Dans le cœur de l’article du New-York Tribune de septembre 1915 déjà cité ici, Marcel Duchamp fait référence à la postérité de Rembrandt comme l’illustration d’une pensée sur le monde de l’art qu’il ne cessera de développer toute sa vie.

« Si Rembrandt subsiste, c'est parce qu'il n'est rien de ce que la postérité a vu en lui. » […]« Rembrandt n'aurait jamais pu exprimer toutes les pensées que l'on a trouvées dans son œuvre. À l'époque religieuse, il était le grand peintre religieux, une autre époque a ensuite découvert en lui un profond psychologue, une autre un poète, une autre enfin, la dernière, un maître artisan. Cela prouve bien que les gens attribuent plus de choses aux peintures qu'il n’y puisent. Aucun homme, bien sûr, ne peut être à la fois un profond psychologue est un grand prédicateur. Rembrandt a plongé ses peintures dans un bain de sentiment. Si elles sont bonnes, elles le sont malgré cela. »

Marcel Duchamp décrit cette apparente contradiction qui sera le substrat de tout son travail artistique : Rembrandt est passé à la postérité, non pas parce qu’il était célèbre de son vivant comme un peintre — au service du religieux — officiel, mais parce que les regardeurs lui ont attribué au fur et à mesure du temps des qualités dont lui-même (Rembrandt) n’avait pas conscience et qu’il n’avait jamais essayé de formuler ou de formaliser. « Les artistes ont tous des intentions mais ils ne les connaissent pas toutes » a dit le sociologue Pierre Bourdieu (Manet, la révolution invisible).

Ces qualités supposées lui sont surtout attribuées parce qu’elles sont l’effet de ce que Marcel Duchamp appellera plus tard « le renvoi miroirique » : les regardeurs attribuent aux œuvres d’art des qualités qui sont le reflet de leurs propres valeurs morales du moment et qui leur permettront soit de rejeter ces œuvres — au nom de ces valeurs, soit de les réhabiliter — au nom d’autres valeurs. Le phénomène de goût — qualifié de « bon » ou de « mauvais », est pleinement à l’œuvre et Marcel Duchamp l’a déjà suffisamment disséqué en 1915 pour le faire partager synthétiquement avec cet exemple sur Rembrandt.

Et c’est l’origine du « choix d’indifférence » qui va présider à l’invention du ready made que Marcel Duchamp imagine au même moment, en 1915. C’est déjà une réflexion complète sur le mécanisme de l’art moderne à laquelle Marcel Duchamp nous convie dès cet article de 1915, et qu’il déploiera sans discontinuer jusqu’à sa mort/postérité en 1968. Le concept de ready made, avec un objet commun déjà fabriqué qui serait choisi par lui avec une « indifférence totale de goût » peut alors être mieux compris. On peut s’appuyer sur les célèbres citations de Marcel Duchamp qui évoque l’« indifférence visuelle », au principe de la création de ces premiers ready made.

« Le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût. Ce n'est pas la question visuelle du ready-made qui compte, c'est le fait même qu'il existe. Il peut exister dans votre mémoire. Vous n'avez pas besoin de le regarder pour entrer dans le domaine des ready-made [ ... ]. Il n'y a plus de question de visualité : le ready-made n'est plus visible pour ainsi dire. Elle est complètement matière grise. Elle n’est plus rétinienne. En art, et seulement en art, l'œuvre originale est vendue et elle acquiert du même coup une sorte d’aura. Mais avec mes ready-made, une réplique fera tout aussi bien l'affaire. Chaque ready-made est different, il n'y a pas de dénominateur commun entre les dix où douze ready-made, sinon qu'ils sont tous des biens manufacturés. »

Marcel Duchamp, Duchamp du signe, p 71

« Le choix repose sur une réaction d’indifférence visuelle, avec en même temps une absence totale de bon ou de mauvais goût […], en fait, une anesthésie complète »

Marcel Duchamp, Conférence à propos of ready made, 1961


D’ailleurs, dans la version la plus aboutie du protocole de fabrication d’un ready made, Marcel Duchamp imagine qu’on décide dans un premier temps la date, l’heure et la minute à laquelle on choisira un objet, puis que dans un second temps on ira le choisir dans ce temps futur pré-déterminé.

Du point de vue de l’indifférence, Marcel Duchamp s’empare clairement de nombreuses indications du célèbre texte « Le rire » de Bergson dont les textes et les réflexions sont largement commentées au tout début du XXème siècle.

« Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. Or cette idée se forme dès que nous apercevons de l’inerte, du tout fait, du confectionné enfin à la surface de la société vivante. »

« L’indifférence est son milieu naturel. »

« Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. »

Henri Bergson, Le rire,

Duchamp affirme ne pas avoir eu à choisir les objets usuels qui vont devenir des ready made puisqu’il « faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique. » L’indifférence au bon ou au mauvais goût est la condition d’existence d’un ready made. Mais la porte nous a longtemps été fermée pour bien comprendre ce mécanisme puisque qu’au fur et à mesure du temps qui est passé — comme l’avait bien prévu lui-même Marcel Duchamp —, l’indifférence formelle s’est transformée en valeur esthétique par une transsubstanciation d’ordre sociologique qui dans un premier temps opère par un rejet puis dans un deuxième temps opère une réhabilitation. Les ready made, après avoir été ignorés, sont devenus des archétypes artistiques et ont fondé une nouvelle norme esthétique en étant réhabilités. C’est le comble du phénomène du regardeur.

Cette indifférence esthétique qui préside à la réalisation d’un ready made fait écho à l’indifférenciation de genre de l’artiste Marcel/Rrose. L’indifférence formelle à propos des objets-œuvres d’art est équivalente, dans le système de pensée de Marcel Duchamp, à l’indifférenciation de genre.

On espère avoir réussi à montrer concrètement, dans la transparence de cette conjonction d’exemples que Marcel Duchamp proclamait le changement de régime de l’Art Moderne par le principe d’indifférenciation et donc de neutralité. Marcel Duchamp s’est mis « au dessus de la mêlée » en neutralisant ses productions (le ready made est neutre de genre) et en s’autoproclamant non binaire (Rrose Sélavy est confondue avec Marcel Duchamp).

Dans un premier temps, Marcel Duchamp identifie qu’à l’avènement de l’art moderne, artistes et regardeurs échangent leurs genres. Les regardeurs passent du statut de passif-femelle à actif-mâle tandis que les artistes passent de l’actif-mâle au passif-femelle. Dans le même temps, l’œuvre d’art adopte un va et vient de genre et Marcel Duchamp propose, par l’invention du ready made, de fixer sa neutralité de genre. Le ready made est l’affirmation par Duchamp que l’œuvre d’art, au principe de l’indifférence, est neutre.

Enfin, Marcel Duchamp prolonge ce changement de statut des artistes avec l’émergence de Rrose Sélavy la fabricatrice qui signe les réalisations de Marcel Duchamp le conceptuel. Marcel Duchamp est le concepteur, Rrose Sélavy est l’artisane. Fusionnant le féminin constructrice et le masculin conceptuel, Marcel Duchamp affirme que l’artiste post moderne est devenu quant à iel, non-binaire.


ETANT DONNE… LA POSTERITE

Signature de Marcel Duchamp sur le bras du mannequin d'Etant donné... 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage, 1966 / Manuel de remontage d'Etant donné..., Marcel Duchamp, 1966.

Au cours des deux décennies qui s’écoulent entre 1946 et 1966, alors que le monde entier considère depuis longtemps qu'il a abandonné la création artistique, Marcel Duchamp travaille à son rythme dans son studio new-yorkais, au dernier étage d'un immeuble situé au 210 West 14th Street. Il fabrique une « installation », un diorama, un tableau 3D complexe auquel il donne le titre : « Étant Donné : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage ». Ce titre existait déjà dans une note contenu dans une boite, « boite de 1914 » publiée à quatre exemplaire par Marcel Duchamp en 1914. A la fin de son travail, en 1966, il inscrit le titre, les dates et sa signature sur le bras droit de la figure féminine nue qui constitue l'élément central. Il prépare ensuite un manuel illustré d'instructions pour le remontage de l’œuvre, démonte et entrepose l’ensemble. Marcel Duchamp décède à Paris le 2 octobre 1968. Le 7 juillet 1969, le réassemblage et l'installation au Philadelphia Museum of Art sont terminés.

Porte d'Etant donné... / Maquette reconstitution d'Etant donné..., Ulf Linde, 1994.

 

Cette œuvre est une installation dont le spectateur ne peut percevoir le contenu qu’en regardant dans deux petits trous percés dans une lourde porte « cochère ». De toute évidence, le visiteur du musée se trouve placé en situation de voyeur. S’il est en position de voyeur, alors, il voit un objet de désir. Et pendant ce temps, les autres visiteurs ne peuvent que regarder voir le voyeur/visiteur.

Le visiteur est donc convoqué au rôle de regardeur qui doit devenir voyeur pour regarder à l’intérieur de l’œuvre d’art, en découvrir son contenu. L’œuvre est redécouverte à chaque nouveau visiteur, comme une recréation à chaque fois qu’un spectateur nouveau regarde. Ainsi, puisque selon Marcel Duchamp « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », l’acte créatif est  toujours recommencé et partagé avec chaque nouveau visiteur. D’ailleurs, pendant une dizaine d’année, Marcel Duchamp avait demandé que ne soit pas reproduite l’image de ce que voyait chaque visiteur.

La vision du regardeur au travers des oculus de la porte d'Etant donné... / Photographie en plongée au dessus du mannequin d'Etant donné...

Le visiteur est d’autant plus voyeur qu’il est confronté, au milieu d’un décor/paysage, à l’image d’une femme nue, sans visage ; il est masqué par une abondante chevelure. Cette image de femme nue est en 3 dimensions, sous forme d’un mannequin hyper réaliste. Le regardeur/voyeur fait alors face à un pubis féminin glabre ouvert par l’écartement des jambes. Dans sa position de regardeur mâle, le visiteur/voyeur manipulé par le dispositif peut alors y voir ce qui peut fantasmatiquement l’affoler, dans des représentations qui vont du sexe offert à la blessure exsangue, c’est selon. Dans tous les cas, l’image est d’une très grande violence, ce à quoi Marcel Duchamp de nous avait jamais habitué jusqu’alors.

Marcel Duchamp a donc réalisé une œuvre au paroxysme de la puissance de formulation de sa « loi de la pesanteur ». Pour peu qu’on confonde l’œuvre avec la réalité, par l’affolement de la position de voyeur, Marcel Duchamp nous dit : « Qui que tu sois dans la vraie vie, homme ou femme, tu es un regardeur masculinisé parce que tu décides du statut de chef d’œuvre des productions artistiques. L’artiste, devenu passif, est féminisé dans ce jeu de rôle et de genre, si bien qu’il disparaît — regarde bien, j’ai moi-même disparu, et si tu peux voir ce que tu vois, cette œuvre d’art sanctifiée au musée, c’est parce que je suis déjà mort. Regarde, tu es devant ton désir. Regarde, tu es un voyeur mâle qui contemple sa propre dévastation. Regarde, la mariée/œuvre d’art est désormais nue, offerte ou dévastée par le viol du regard ou déjà morte. Regarde et choisis ! »

Alors nous voici voyants. Etant donné : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, c’est Fountain en mariée nue, ce sont nos goûts onaniques, c’est notre amour-propre toujours enclin à jaillir, c’est la vanité de l’artiste confortée par les regardeurs-voyeurs qui veulent se distinguer, c’est la jouissance d’un statut qui ne s’effectue paradoxalement qu’avec la mort.

« Duchamp joue avec le non-dit, l'insinuation et le déplacement, nous faisant alors croire que c'est nous spectateur qui produisons spontanément l'action ou l'image manquante. Nous nous retrouvons « malgré nous » au centre du désir actualisant le dispositif par une mise en branle du travail inconscient. Ce « dispositif du voyeur » condense la jouissance en ouvrant subtilement la trappe de notre inconscient. Dans ce petit grenier imaginaire toute la violence et l'horreur viennent se loger. Le spectateur ne cesse d'être manipulé. Il joui ! en toute inconscience, sans même vraiment s'en rendre compte. S'ensuivent une ambiguïté, un malaise et une culpabilité. « 

Blaise de Kermadec, Corps perdu : une compétition du corps humain contre lui-même, revue Illusion 2005

Saluons à sa juste valeur la force de Marcel Duchamp qui atteint le plus haut degré de cohérence en démontrant, avec sa propre mort la mécanique du désir/postérité. A la fin des années trente, Marcel Duchamp avait commencé à regrouper ses productions en modèles réduits dans sa boite en valise, puis par rachat ou succession à imposer les originaux au musée de Philadelphie. Avec Etant donné… il s’agit également d’imposer au regardeur — qu’il a bien identifié comme mâle une œuvre qui se retrouve au musée par la seule volonté de l’artiste. C’est une auto-déclaration d’œuvre d’art.

Mais ce qui peut être perçu comme une dernière provocation est en fait le parachèvement de la loi de la pesanteur qui révèle au regardeur le dispositif voyeur/désir/vanité dont il est prisonnier. Le regardeur dont on pensait que Marcel Duchamp avait fait le cheval de Troie de la mort de l’art est ici défait. La mariée à terre n’est autre que l’image d’une production artistique dégenrée, neutralisée sur laquelle le regardeur projette ses pauvres fantasmes. L’œuvre testament Etant donné… 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage signe la postérité inaliénable d’un Marcel Duchamp définitivement… artiste.


Etant donné 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, (détail des deux trous de vision), Marcel Duchamp, 1945-1966.

« (…) Le maniaque de musée, l’amant des « choses vues », subit ici une mutation. Le pervers muséal, le mateur d’art, se voit obligé de penser son activité ainsi que l’objet de son désir. Il passe ainsi au stade – philosophique et/ou hallucinatoire – du schizo visionnaire. Bref, le regardeur devient artiste. Rrose Selavy a encore réussi son « coup ». [34]

Finissons cette évocation d’Etant donné… par deux réactions artistiques contemporaines très différentes qui mettent en jeu l’identité genrée au gré de la confrontation avec cette œuvre de Marcel Duchamp.


Hannah Wilke, I OBJECT, Memoirs of a Sugargiver, 1977-1978, cibachrome diptyque, 60,96 x 40,64 cm chacun, Hannah Wilke Collection & Archive, Los Angeles.

 

Hannah Wilke utilise dès les années 1960 le sexe féminin de façon explicite. Le « vaginal art » est né qui revendique l’usage par l’artiste de ses organes génitaux comme affirmation de soi, qui affirme que son corps lui appartient. En 1978, Hanna Wilke propose deux photographies en dyptique de son propre corps nu allongé sur des rochers de la côte de Cadaquès, petite ville d’Espagne où Marcel Duchamp était régulièrement en villégiature. Regard trivial, voyeurisme du regardeur, inversion de la pose et renversement du regard, effet perspectif appuyé, titre et signature inscrites sur l’image, un maximum des procédés duchampiens sont ici convoqués par Hanna Wilke qui place ainsi Marcel Duchamp aux origines de la création artistique féministe.

(…) « Personne ne bronche en entendant le terme “phallique” remarque-t-elle également, vous pouvez dire qu’une église gothique est un symbole phallique, cela ne gênera personne, mais si vous dites que la nef de l’église est un immense vagin, tout le monde sera offusqué. »

Hannah Wilke, entretien avec Joanna Frueh le 9 juin 1988. Propos repris par Frueh dans « So Help meHannah », in Thomas H. Kochheiser (éd.), Hannah Wilke : A Retrospective, Columbia, University of Missouri Press, 1989, p. 35.

Elvan Zabunyan a fait une synthèse éclairante de l’analyse du titre de l’œuvre proposée par Hanna Wilke : « Parlant de Wilke, Karl Toepfer écrit : « Le corps nu magnifique est une force dominante subversive ; il n’est pas un processus de déconstruction du “mythe de la beauté féminine”. » Intitulé ironiquement I Object, Memoirs of a Sugargiver (1977-1978), le diptyque photographique prend paradoxalement le contre-pied de tous les stéréotypes qui adhèrent à la représentation de la femme nue. Le terme Object est à comprendre dans le sens du mot « objet », mais aussi dans celui du verbe « protester/objecter ». Le sous-titre indique ironiquement « Mémoires d’une charmeuse ». Et Wilke, qui était très belle et a été critiquée par certaines de ses consœurs féministes en raison de cette beauté, va intégrer dans son projet artistique la possibilité de se penser en modèle et objet de sa propre création pour renverser, ici au sens propre et figuré, l’image que l’on peut se faire de la femme. Comme l’écrit Joanna Frueh, « I devient eye [œil] » (Le I/eye Object devient donc l’« objet du regard »). Le I Object est l’objet de son propre regard. Le « I Object est son propre voyeur ». [Joanna Frueh, Hannah Wilke, the Assertion of the Erotic Will, in Erotic Faculties, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 144.] » [35]

Enfin, un performeur canadien, Judal Brown, en 2005, tente d’inséminer, au sens propre, la mariée d’Etant donné… Ce geste actionniste stupéfiant, underground, nous permet d’accéder au cœur de la capacité d’aura des œuvres d’art authentiques. Marcel Duchamp devait bien avoir une idée là-dessus…

Il nous faut citer longuement Bruno Lemoine [36] : « Jubal Brown, connu pour avoir vomi rouge sur un tableau de Dufy, Le port du Havre, et vomi bleu sur Composition en rouge, blanc, bleu de Mondrian, avait réussi à poser un enduit spécial sur l’œuvre de Duchamp en tirant au pistolet à travers l’un des deux trous de la porte derrière laquelle elle se trouve, afin que le jet de son sperme avec une seringue ne puisse être détaché par les restaurateurs du Musée des beaux-arts de Philadelphie. Pour parvenir à souiller la dernière œuvre de Duchamp, Brown a dû, en effet, étudier les systèmes de sécurité mis en place au musée de Philadelphie et s’entraîner comme un soldat. Dans la pièce où se trouve Etant donné…, il lui fallait avoir assez de maîtrise de soi, de sang- froid et d’adresse pour envoyer au pistolet, sur le corps nu du mannequin, à travers l’un des deux trous de la porte vermoulue qui sépare le spectateur de l’installation, un enduit spécial, puis tirer un second coup qui atteigne l’enduit, au moyen d’une seringue hypodermique, afin que son propre sperme laisse une trace proche d’un glacis sur une nature morte. Enfin, il a utilisé des lunettes à infrarouge de marque Xaver Camero, celles-là mêmes qui ont servi à l’armée israélienne lors des combats de rue dans les villes cisjordaniennes

(…) Le mutisme de Jubal Brown, après son acte de vandalisme sur Étant donné, pourrait se lire, en l’occurrence, comme le sentiment de panique qu’il a eu d’assister à une scène primitive. Observant sur un écran à infrarouge le corps nu et ouvert du diorama de Duchamp, il n’aurait pas pu saisir si celui-ci simulait la vie ou bien la mort, si la femme offerte là était un corps ou un cadavre : « Brown a dû être pris d’une peur panique en regardant le corps du mannequin étendu derrière la porte. Portant des lunettes à infrarouge, le mannequin aurait eu pour lui un rayonnement rouge et jaune, celui précisément d’une source de chaleur propre à un corps vivant. » 

 

JOUISSIVE CONCLUSION

« Limage - polissage - La lime infra-mince - papier de verre - toile émeri, ponçage du laque, souvent ces opérations atteignent à l’infra-mince. Coupage - coupant (passicot, lames de rasoir), glissage - séchage - collage, viscosité - cassage. Brûlage, fondage [...] Porosité - imbibage (papier buvard). Perméabilité à l’eau et à l’air (cuir). Enfonçage (clous, plante de flèche), frottage, grattage - ajustage, repérage (camouflage, retissage - ou réparation mécanismique). Adhérence, collage - Empesage - Caresses infra-minces »

(Notes, 26-28, 27).

Objects of my affection, Marcl Duchamp, 1945. Couverture pour le catalogue Exposition Man Ray. Photographie tramée d'après un photogramme extrait d'un film de Hackenschmied.

Dans l’histoire de l’art, l’acte de peindre a très longtemps été indexé au masculin — le créatif-phallique, l’actif-mâle. Par opposition — comme la théorie freudienne qui veut que le féminin se construit sur l’absence de phallus —, l’acte de regarder était considéré comme féminin — le récepteur-utérus, le passif-femelle. En filant cette métaphore, Marcel Duchamp met en évidence le phénomène d’inversion des genres sexués qui existe désormais avec l’émergence de la peinture moderne.

Le spectateur-regardeur devient mâle, il insémine la production artistique pour la faire advenir au rang d’œuvre d’art et, conséquemment, l’artiste devient femelle au sens du recevoir, de l’accueil, de la matrice. L’œuvre d’art est le fruit de cette association hétérosexuelle en quelque sorte. Marcel Duchamp convoque le sexuel dans ses productions pour suggérer cette association et en contraignant le regardeur à trivialiser son regard.

Le regard trivial est là réellement inséminateur : l’artiste a proposé son travail comme un objet (dejà fait) et le regardeur le féconde soit par son accord soit par son refus et ainsi le faire advenir au statut d’œuvre d’art. On peut même affirmer avec Duchamp que c’est le refus des regardeurs (le retrait) qui provoquera le mieux une réhabilitation et donc une accession au statut d’œuvre d’art pour des productions artistiques en décalage avec les goûts, les canons, les modalités académiques du moment. Des esthètes désirants réhabiliteront les productions artistiques rejetées par le plus grand nombre et ainsi se feront valoir dans ce mécanisme de renvoi miroirique. Projetant sur les productions artistiques leurs propres valeurs, dans un acte masturbatif marqué, les esthètes entretiennent alors le marché de l’art, des collections aux galeries et des galeries aux musées.

Marcel Duchamp, lui, travaillant main dans la main avec Rrose Sélavy, révèle tous ces mécanismes par des productions dérangeantes et pose les fondamentaux d’une histoire dégenrante de l’art.

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[33] « La binarité de genre est un modèle de construction des identités intégrant seulement, ou majoritairement, deux bornes de genre : homme et femme. Il s’agit d’un modèle ancré et intégré aux sociétés occidentales notamment. La binarité est apprise et s’est construite selon des caractéristiques perçues et supposées liées aux réalités biologiques majoritaires et sur la division penis/vulve-vagin-utérus. Cette binarité sous-tend aussi une répartition des rôles selon ces deux genres. La binarité n’est pas une vérité humaine absolue, et de nombreuses cultures se sont construites hors de ce modèle. » Lexie, Une histoire de genres, Marabout, 2021.

[34] JJ Lebel. CHIMERES 1 Avec Marcel, LHOOQ

[35] Elvan Zabunyan, Désarticuler Duchamp par le genre, CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 131 / 4e trimestre 2012.

[36] Premiers éléments joints à une esthétique de la souillure Ou comment l’artiste canadien Jubal Brown fut pris d’une crise de panique devant Etant donné de Duchamp, Bruno Lemoine, Risques et dérapages 2/2 Numéro 127, automne 2017 , URI : https://id.erudit.org/iderudit/86318ac