[COD] De la méthode 1/2

 Complément d'Objet Direct
De la méthode 1/2

Toute personne qui se confronte à une tentative d'éclaircissement à propos du travail de Marcel Duchamp se heurte à une grande dispersion des informations, à de nombreux récits de compagnonnages individuels, à de nombreuses interprétations qui confinent parfois au délire, au sentiment d'être face à des groupes, les "duchampiens", les universitaires, les historiens de l'art, les critiques qui semblent naviguer à vue et alimentent souvent l'idée d'un "mystère" Duchamp.
Le terme d'"énigme" associé à Marcel Duchamp est devenue une excuse. C''est devenu une solution facile pour dire qu’on n’y comprend rien à MD. et à sa production. Se retrancher derrière le "mystère" Duchamp permet de s'exonérer d'une recherche poussée, ou de l'utilisation d'outils trop conventionnels de recherche ou à l’emprisonnement de routines intellectuelles et/ou universitaires qui ne permettent pas d’avancer beaucoup. L'évocation d'une énigme Duchamp permet également à beaucoup de valoriser des obsessions personnelles et de se servir de MD. comme alibi, quand ce n’est pas pour évoquer le fait « qu’on croit savoir » mais qu'on n'en dira pas plus.

"Libre arbitre = âne de Buridan (développer)". Note de 1912, dans la "Boite Verte" (1934).

Le paradoxe de l’âne de Buridan est la légende selon laquelle un âne est mort de faim entre deux picotins d'avoine (ou entre un seau contenant de l'avoine et un seau contenant de l'eau) faute de choisir. On ne peut, à proprement parler, faire de ce cas de figure un paradoxe logique ; Il s'agit plutôt d'un cas d'école de dilemme poussé à l'absurde.

C’est tout le contraire que j'essaye de faire, et ça me place dans une position d'enquêteur qui demande un travail sur un temps long, heureusement déjà débroussaillé largement par des gens comme Herbert Molderings, Georges Didi-Hubermann, Jean-Marc Bourdeau, Alain Boton. Tous nous semblons partager la même intuition que Marcel Duchamp, loin d'être éclaté, peu productif et balloté dans les courants artistiques du XXème siècle a été, bien au contraire, synthétique, travailleur acharné et a maîtrisé bien plus qu'on veut bien le penser sa destinée et sa postérité artistique.

En résumé : Marcel Duchamp décide de laisser tomber la peinture comme moyen créatif, imagine une autre façon de réaliser des objets d’art par l’intermédiaire de sa conception-réalisation du « Grand verre », tout au long de huit années pendant lesquelles de manière associée, il invente et décline le principe de readymade. Il imagine, il invente des formulations textuelles et plastiques pour sa pensée qui devient un système, puis ne cesse de décliner cette pensée par métaphore, par métonymie et par auto-citations. Il veille, parallèlement, à ce que ses productions — pourtant la plupart du temps inconnues du public, presque jamais montrée, achetée-échangée dans un très petit cercles d’ami·e·s — soient rassemblées, dans un premier temps par l’intermédiaire de modèles réduits dans une valise-musée, puis en vrai, dans le musée d’art moderne de Philadelphie. Marcel Duchamp a mis beaucoup d’attention, à vrai dire tout son temps et toute son énergie à la mise en œuvre de ce processus. Why ?

Il s’agissait pour lui — après qu’il ait découvert par l'expérience personnelle (voir dans ce site « l'automate et la spirale ») le phénomène sociologique d’accession des objets d’art au statut d’œuvre d’art à l’époque moderne — de dévoiler ce processus et, par expérience, de l'affronter et le contredire pour lui-même.
Comme tout bon dévoilement, tout est d’abord caché, puis tout se découvre lentement, par parties. J’émets, par hypothèse, que la métaphore sexualisante et érotique sans cesse utilisée par Marcel Duchamp prend tout son sens ici.
Dans ce processus de lent dévoilement du « caché » vers le « montré », MD. use de métaphores [*], de métonymies et de synecdotes visuelles récurrentes, principalement l’érotisme, le machinisme et le changement d’état inframince. Toutes les formes de l’érotisme sont convoquées comme métaphore du dévoilement du système artiste-création-postérité, le machinisme fonctionne comme métaphore de l’enchaînement logique des phases de l’accession des objets d’art au statut d’œuvres d’art reconnues, le changement d’état inframince est utilisé comme métaphore du changement permanent, de l’incertitude constante du statut des choses. Marcel Duchamp ne cessera de décliner ces métaphores en produisant des objets et des installations métonymiques de sa pensée de base.

[*] Une métaphore, c’est mettre quelque chose à la place de quelque chose d’autre. C’est  montrer "ça" et  dire quelque chose d’autre que ce qui est montré.

"Le possible impliquant le devenir — le passage de l'un à l'autre a lieu dans l'inframince".
Note dans la "Boite Verte" (1934).
Dans ces articles sur le site "Centenaire du Grand Verre", j'essaye de montrer que sous l'apparent désordre des productions de Marcel Duchamp se cache une logique en fait assez simple une fois qu'elle a été décryptée et que Marcel Duchamp n'a cessé de déployer cette logique avec des moyens sans cesse différents.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la formidable polysémie du travail de MD., les intrications qu’il semble difficile de démêler entre ses réflexions, la manière dont il mène le cours de sa vie, ses jeux avec les mots, ses productions à chaque fois différentes, les événements auxquels il participe et — aussi important, auxquels il ne participe pas.
Car Marcel Duchamp possédait sans doute ce qui est donné à très peu de personnes, la capacité de maîtrise des grandes options intellectuelles aux petits événements de la vie quotidienne, la volonté appliquée en somme, Pour lui, il s’agit d’une lutte permanente de l’immanence contre la transcendance.
Sa pensée et son discours ? Je la formule ici trivialement et très synthétiquement [je mets ces mots dans la bouche de MD.] :
« Puisque l’accession au statut d’œuvre d’art des productions d’un artiste semble devoir désormais totalement lui échapper, dans cette ère moderne, je vais essayer, en m’extrayant du système actuel, de fabriquer mon propre système de références et d’imposer, dans le champ de l’art, mon propre statut à la puissance des normes sociales en vigueur ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de Dieu — je suis moi-même, seul, le « maitre des horloges », le temps, le hasard, je gère, je ne fais jamais référence à la religion ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de guerre — je déserte, je m’exile, je fuis la matérialité de ces guerres du XXème ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de spéculation, de marché — je vis de peu, ascète, je ne produis pas pour vendre ».
« Et à ce « nouveau Monde » intérieur devrait pouvoir correspondre une nouvelle façon de représenter le réel — le mouvement, le hasard, la 4ème dimension, le surréalisme, … ».
« Au bout du compte, j’aurais réussi à montrer que l’artiste est en fait le plus fort. C’est l’immanence de l’acte créatif — la création sincère — qui l’emportera sur la transcendance déïste de la société — la religion, le marché, l’amour normés comme croyances ».