PODCAST XIX/XX
Où l’on constate la puissance testamentaire de l’anartiste.
Au cours des deux décennies qui s’écoulent entre 1946 et 1966, alors que le monde entier considère depuis longtemps qu’il a abandonné la création artistique, Marcel Duchamp travaille à son rythme et dans le plus grand secret dans son studio new-yorkais. Il fabrique un diorama, une « installation », un tableau en trois dimensions complexe auquel il donne le titre : Étant Donné : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage. Ce titre existait déjà dans une de ses notes de 1914. À la fin de son travail, en 1966, il inscrit le titre, les dates et sa signature sur le bras droit de la figure féminine nue qui constitue l’élément central.
Après son décès le 2 octobre 1968, l’œuvre est transférée au Musée d’Art moderne de Philadelphie et immédiatement assemblée selon le Manuel d’instructions rédigé par Marcel lui-même.
3 dimensions
De quoi s’agit-il ? Cette œuvre est une installation dont le spectateur ne peut percevoir le contenu qu’en regardant dans deux petits trous percés dans une lourde porte « cochère ». De toute évidence, le visiteur du musée se trouve placé en situation de voyeur. S’il est en position de voyeur, alors, il voit un objet de désir. Et pendant ce temps, les autres visiteurs ne peuvent que regarder le voyeur/visiteur voir.
Le visiteur est donc convoqué au rôle de regardeur qui doit devenir voyeur pour regarder à l’intérieur de l’œuvre d’art et en découvrir le contenu. L’œuvre est redécouverte à chaque nouveau visiteur, comme une recréation à chaque fois qu’un spectateur nouveau regarde. Ainsi, puisque selon Marcel Duchamp « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », l’acte créatif est toujours recommencé et partagé avec chaque nouveau visiteur. D’ailleurs, Marcel Duchamp avait demandé que pendant dix ans l’image de ce que voyait chaque visiteur ne soit pas reproduite.
Le visiteur est d’autant plus voyeur qu’il est confronté, au milieu d’un décor/paysage, à l’image d’une femme nue, le visage masqué par une abondante chevelure. Cette image de femme nue est en 3 dimensions, sous forme d’un mannequin hyper réaliste. Le regardeur/voyeur fait alors face à un pubis féminin glabre ouvert par l’écartement des jambes. Dans sa position de regardeur mâle, le visiteur/voyeur manipulé par le dispositif peut alors y voir ce qui peut fantasmatiquement l’affoler, dans des représentations qui vont du sexe offert à celle de la blessure exsangue, c’est selon. Dans tous les cas, l’image est d’une très grande violence, ce à quoi Marcel Duchamp ne nous avait pas habitué jusqu’alors.
La représentation d’une scène de crime fétichiste n’est pas loin. Mais pour dire quoi ?
Si l’on convient de dire avec Duchamp que le corps présent est le symbole de l’œuvre d’art dévastée — par l’histoire, par les conventions, par le regard trivial —, alors il s’agit pour lui d’exprimer l’aveuglement fétichiste de tous·tes celleux qui croient encore à l’Art.
Voyeurs voyants
Marcel Duchamp a donc réalisé une œuvre au paroxysme de la puissance de formulation de sa Loi de la pesanteur. Pour peu qu’on confonde l’œuvre avec la réalité, par l’affolement de la position de voyeur, Marcel Duchamp semble nous dire : Qui que tu sois dans la vraie vie, homme ou femme, tu es, en tant que spectateur·ice, un regardeur masculinisé parce que tu décides du statut de chef d’œuvre des productions artistiques. L’artiste, devenu passif, est, selon la répartition traditionnelle des rôles de genre, féminisé, si bien que, toujours selon la version traditionnelle des jeux de rôle et du genre, il disparaît — regarde bien, j’ai moi-même disparu, et si tu peux voir ce que tu vois, cette œuvre d’art sanctifiée au musée, c’est parce que je suis déjà mort. Regarde, tu es devant ton désir. Regarde, tu es un voyeur mâle qui contemple sa propre dévastation. Regarde, la mariée/œuvre d’art est désormais nue, offerte ou dévastée par le viol du regard ou déjà morte. Regarde et choisis ta version !
De voyeurs, nous voici donc voyants.
Étant donné : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, c’est notre amour-propre toujours enclin à jaillir, c’est la vanité de l’artiste confortée par les regardeurs-voyeurs qui veulent se distinguer, c’est la jouissance d’un statut qui ne s’effectue paradoxalement qu’avec la mort.
Saluons la puissance de Marcel Duchamp qui démonte, qui déconstruit, avec sa propre mort, la mécanique du désir/postérité.
Le regardeur dont on pensait que Marcel Duchamp avait fait le cheval de Troie de la mort de l’art est ici défait. La mannequin/mariée à terre n’est autre que l’image allégorique d’une production artistique indifférenciée quant au « goût », à la « beauté », dégenrée esthétiquement et sur laquelle le regardeur projette ses fantasmes.
Bravo l’anartiste !
Œuvre : Étant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage (1946-1966).
Conseil de lecture : Étant donné Marcel Duchamp – Palimpseste d’une œuvre, Marc Décimo, Éditions Les presses du réel, 2022.
Références sur Centenaireduchamp : Les voyeurs les voyants