Mais qui peut bien se cacher derrière le personnage de Rrose Sélavy ?

 PODCAST X/XX

Où l’on devine bien que l’anartiste s’est transformé pour faire genre. 

Rrose Sélavy (il faut bien lire « Eros ») est un personnage féminin qui apparaît par sa signature (c’est Rrose Sélavy qui signe un certain nombre de productions de Marcel Duchamp), par des photographies de Marcel Duchamp travesti ou par l’utilisation de ces photographies dans des productions de Marcel Duchamp. Rrose Sélavy est également la signataire d’un grand nombre de jeux de mots, dont elle est la « championne incontestée », dixit Duchamp.
Rrose Sélavy est un personnage qui a été trop souvent malmené et traité de façon trop énigmatique dans l’Histoire des arts. Pour remettre Rrose Sélavy à l’endroit, il nous faut chercher la cohérence dans ses apparitions, rechercher ce qui relie la signature de Rrose Sélavy à toutes ces productions si différentes qui s’étalent de 1919 à 1965.

Vers la postérité

Dans le cadre de son expérience artistique, Marcel Duchamp cherche à prouver que c’est bien le regard de quelques « regardeurs » privilégiés qui détermine et décide que tel ou tel objet d’art deviendra une œuvre d’art  et Marcel Duchamp décide de créer un alter-ego féminin qui, par sa signature, jouera le rôle de la postérité à l’œuvre, en acte.
Pour Marcel Duchamp, le terme postérité désigne la condition qui permet le changement de statut d’un simple objet en œuvre d’art. Dans cette optique, le travestissement de Macel Duchamp en Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui se glisse dans le personnage-marionnette de Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui manipule la postérité, puisque Rrose Sélavy, dans le système d’équivalence mis en place par Marcel Duchamp, représente directement cette postérité. Rrose Sélavy signe ainsi des productions dont Duchamp sait — ou espère pour sa démonstration — qu’elles accèderont au rang d’œuvre d’art. 

Marcel Duchamp a peu évoqué directement le rôle de Rrose Sélavy, mais lorsqu’il l’a fait, c’était plutôt clair. Dans une lettre de 1952 à Jean Crotti, Marcel Duchamp explique :  « Rrose Sélavy, c’est  cette belle salope qui escamote les uns et fait renaitre les autres ». Dans une de ses notes, aussi,  : « acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu — La différence entre « la facture » et le nom inattendu pour les « experts », — est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy, et défie les contrefaçons ».
Que les experts se trompent entre des faux et des vrais, que le public se trompe en ne sachant pas qui a vraiment peint tel ou tel tableau, c’est la postérité qui aura toujours raison lorsqu’on ne sait pas comment départager plusieurs œuvres entre elles. Nous sommes tous bien d’accord que si nous nous extasions devant une « œuvre d’art », c’est bien en grande partie parce qu’elle a été choisie pour figurer dans telle ou telle exposition, dans tel ou tel livre et qu’elle est signée par un nom d’artiste reconnu, sanctifié par l’histoire des arts ou par ... le prix de l’œuvre.

Rrose graveleuse 

On peut noter dès à présent que Rrose Sélavy est utilisée par Duchamp comme pseudo pour signer des jeux de mots plus graveleux les uns que les autres. On peut citer par exemple « À charge de revanche ; à verge de rechange » ou « À coups trop tirés ». La grossièreté des jeux de mots de Rrose Sélavy, c’est une manière pour Marcel Duchamp de mettre en scène tout ce qui dégrade le regard sur l’objet d’art et l’empêche d’accéder à la dimension spirituelle. Cette « belle salope » de Rrose Sélavy fait ses choix. Marcel Duchamp, par son intermédiaire évoque ainsi la vacuité du discours critique, souvent vide de sens, souvent exercice de style en déconnection complète de l’œuvre et des conditions de sa création.

Une production importante de Marcel Duchamp est signé Rrose Sélavy en 1921 : Belle Haleine, Eau de Voilette. C’est le nom d’un parfum présenté dans une petite bouteille dont l’étiquette porte les initiales et le portrait de Rrose Sélavy c’est-à-dire Duchamp travesti.
Lorsqu’il utilise du tissu dans ses productions, marcel Duchamp évoque toujours l’œuvre d’art. L’eau de voilette est donc de l’essence de chefs-d’œuvre ; Lorsqu’il utilise un récipient rempli de liquide, cela représente toujours le chef-d’œuvre assimilé ; l’ensemble des chefs-d’œuvre assimilés constituent concrètement la postérité.
Cette bouteille remplie semble donc représenter la postérité ; le titre Belle Haleine, eau de voilette et la photo de Duchamp/Rrose Sélavy indique que le parfum qu’il diffuse est l’haleine de Rrose Sélavy, c’est-à-dire le souffle de cette divine postérité.

La création, l’existence et l’activité de Rrose Sélavy permet à Marcel Duchamp de disparaître en tant qu’artiste ; Elle lui permet de nous signifier que l’artiste n’est pour rien dans l’accession des productions artistiques au statut de chef-d’œuvre mais que c’est la postérité qui est à l’œuvre, dans un processus de refus/réhabilitation qui manipule l’écriture de l’Histoire des arts.

Bravo l’anartiste !

 


Œuvre : belle haleine, eau de voilette (1921). Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Duchamp traversé 1975 2012, Herbert Molderings, Éditions macmo 2014.

Références + sur Centenaireduchamp : Rrose Sélavy démasquée