Marcel Duchamp en 5 minutes

Neuf mois après la mort de Marcel Duchamp en octobre 1968, l’installation Étant Donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage est dévoilée au public au Musée d’Art Moderne de Philadelphie (E.U.). Deux trous pratiqués dans une lourde porte cochère en bois permettent au visiteur de distinguer le simulacre 3D du corps d’une femme nue allongée le sexe glabre apparent, tenant dans une main un bec auer [1], sur fond d’un paysage au sein duquel est simulée une chute d’eau. Depuis 1946 et pendant deux décennies, l’artiste a travaillé dans le secret à l’élaboration et la fabrication de cette œuvre-diorama. Ainsi, le caractère volontairement posthume de cette production parachève le parcours tout en maîtrise d’un artiste qui développa sa vie durant une version anthropologique de l’activité artistique, qu’on peut nommer La loi de la pesanteur.

Né en 1887, Marcel Duchamp est un peintre reconnu par ses pairs cubistes et modernes jusqu’à ce que l’une de ses toiles, Nu descendant un escalier n°2, soit refusée par ses propres amis lors d’un accrochage à Paris en 1912. La toile est cependant exposée en 1913 lors de l’Armory show, le premier salon d’art aux Etats-Unis dans lequel de l’art moderne européen est montré. À cette occasion, la peinture jouit d’une célébrité paradoxale puisqu’elle est la risée du grand public américain (un personnage nu mécanisé, une décomposition des formes encore jamais vue, le titre peint à même le tableau) mais qu’elle est appréciée et vantée par quelques esthètes.
Duchamp cesse alors de peindre et s’engage dans une expérimentation autour de La loi de la pesanteur, qu’il ne cesse de mettre en scène jusqu’à la fin de sa vie. Selon Duchamp, La loi de la pesanteur est le dispositif social par lequel un objet pro- duit par un artiste ne devient une œuvre d’art et n’accède à la postérité que s’il est dans un premier temps refusé par le plus grand nombre puis réhabilité par quelques-un·e·s. Duchamp décrit ainsi le processus des avant-gardes qui régit le monde de l’art moderne depuis Courbet et Manet.
En 1917, pour démontrer cette loi, Marcel Duchamp met en place une expérimentation radicale qui consiste à faire advenir un objet déjà tout-trouvé (un urinoir du commerce) en objet d’art tout-fait qu’il nomme ready-made


Marcel Duchamp avait déjà imaginé le terme de ready-made en 1913 pour qualifier des objets choisis par lui afin de montrer que n’importe quel objet peut accéder au statut d’œuvre d’art, pour peu qu’il soit proposé par quelqu’un qui se réclame artiste et qu’il soit « validé » par un petit nombre d’esthètes. Au titre de ces readymades bien connus on peut citer Roue de bicyclette (une roue de bicyclette sur un tabouret), Porte-bouteilles (un porte-bouteilles acheté au Bon marché) ou Peigne (un peigne pour chien). 


En 1917 donc, Marcel Duchamp est le co-organisateur d’une exposition dont il a proposé lui-même le règlement : contre une participation financière symbolique, n’importe qui peut proposer n’importe quelle œuvre. Sous un pseudonyme, Marcel Duchamp fait proposer un urinoir manufacturé signé R.Mutt et appelé Fountain. Malgré le règlement en place, le jury de sélection refuse l’objet. Il démissionne alors de l’organisation, fait photographier l’objet par le plus célèbre photographe de l’époque Alfred Stieglitz et avec un petit groupe d’ami·e·s, dont Béatrice Wood, créé le magazine The Blind Man, dans lequel, toujours sous pseudonyme, il fait l’apologie de Fontaine. Marcel Duchamp a tout fait pour que l’objet soit refusé, mais il a aussi tout fait pour que cet objet reste dans les annales de l’histoire de l’art. Perdu et jamais montré, cet objet est pourtant réhabilité quarante années plus tard par quelques galeristes et critiques d’art et ses versions dupliquées sont désormais exposées dans les musées du monde entier.


Simultanément à cette expérimentation, pendant huit an- nées, de 1915 à 1923, Marcel Duchamp exécute une grande image sur verre intitulée La mariée mise à nu par ses célibataires même également appelée Le Grand verre. Ce travail se révèle être le diagramme, la mise en image de La loi de la pesanteur. Mais Marcel Duchamp code ce diagramme et utilise une métaphore mécaniste et sexuelle pour le mettre en image. Pour se faire, il invente un langage qu’il nomme lui-même le nominalisme pictural, constitué de mots et de visuels qu’il utilise comme des quasi-rébus [2]. Pour exemples, dans Le Grand verre, l’artiste est représenté sous la forme de mécanisme en perspective, les esthètes qui réhabilitent les objets d’art sont représentés par des uniformes et appelés « les célibataires », le processus de réhabilitation est représenté par des tamis fabriqués avec de la poussière, l’accession à la postérité est représentée par neuf trous, etc. La métaphore sexuelle est celle de célibataires qui dévoilent, qui mettent à nu la mariée et l’insémine pour la faire accéder à la postérité.


Conjointement à cette réalisation, Marcel Duchamp produit d’autres readymades qu’il appelle ready mades aidés, des objets ou des matériaux déjà existants sur lesquels il intervient par ajouts ou transformations et qu’il offre la plupart du temps à ses amis, hors des circuits marchands de l’art. Parmi les plus connus, on peut citer L.H.O.O.Q. (une carte postale de La Joconde avec ajout griffonné de moustache et barbichette) ou 50 cc air de Paris (une ampoule de verre vendue en pharmacie, vidée de son sérum et re-scellée vide).
Joueur d’échecs invétéré, Marcel Duchamp, dont la plupart des commentateurs ont pensé qu’il avait très peu produit à partir des années 1925, n’a portant cessé de trouver les conditions pour faire accéder ses productions au rang d’œuvre d’art en préparant leur postérité. Il conseille de nombreux mécènes comme le couple Arensberg et de nombreux·ses inventeurs des Musées d’Art Moderne comme Katherine Dreier ou Peggy Guggenheim. Il est le metteur en scène, le scénographe des différentes expositions surréalistes en 1938 (Paris), 1942 (New-York), 1947 et 1959 (Paris) et 1960 (New-York). Il conçoit, fabrique et diffuse des centaines de boites qui contiennent ses notes de travail ou des reproductions miniatures de ses différentes productions, boites qui sont autant de musées portatifs de son œuvre, comme La boite verte (1934) ou Boite en valise (1942-1967). Il participe à l’élaboration de nombreuses expositions et de catalogues dans lesquels il se débrouille toujours pour diffuser ses propres réalisations et sa propre expression de la Loi de la pesanteur.
Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie et souvent signées par l’intermédiaire de son alter-ego inventé Rrose Sélavy, Marcel Duchamp dispersera autant d’indices qu’il produira d’images, d’installations, de scénographies, d’illustrations, de textes, d’éditions de magazine ou de livres, de variations autour de ses œuvres, etc. 


Se défiant des mots et jouant avec eux, Marcel Duchamp a également été l’inventeur de termes passés eux-aussi à la postérité [3] : ready made, mobiles (pour qualifier les sculptures de Calder), underground (pour dire que ce sera l’état de l’artiste contemporain), inframince (quasi concept pour nommer l’espace temps de la transformation d’un état à un autre de la matière, du temps, du statut des objets), renvoi miroirique. Ce dernier terme évoque le phénomène psycho-social qui consiste à voir dans ce que l’on regarde ce qu’on veut bien voir, à projeter son propre système de goût sur toute chose, sans tenir compte de ce que cette chose propose en elle-même. Le regardeur projette des qualités sur l’objet-miroir qui lui renvoie ces qualités sous forme de confirmation. C’est l’une des grandes formes de la vanité. 


Dans la dernière décennie de sa vie, Marcel Duchamp jusqu’alors plutôt publiquement silencieux [4] répondra à de nombreuses interviews, participera à des rétrospectives de ses œuvres et donnera quelques courtes conférences dont celle qu’il intitulera Le processus créatif, en 1957 à Houston (Texas). Ces conférences auront un grand écho et une importance capitale pour des artistes comme Andy Warhol et Robert Rauschenberg par exemple. Ainsi, il achèvera son cycle expérimental qui aura consisté à décider lui-même de sa propre postérité sans dépendre de la loi sociologique qu’il a si bien comprise et décrite.
Celui qui s’est qualifié également d’anartiste n’a cessé de produire avec des principes de non-répétition et d’indifférence au goût, inventant sans cesse de nouveaux procédés plastiques. Toute sa vie d’artiste, il aura diffusé sans relâche l’idée d’un art qui a, depuis le débuts de l’ère moderne, échappé aux artistes.


Le mannequin d’Etant donnés..., 

photo préparatoire au manuel de montage, Marcel Duchamp, 1965 environ.

Boite en valise, fac-similé Mathieu Mercier 2015. 

[1] Le bec auer est une lampe à gaz qui diffusait, au début du XXème siècle, une lumière à tonalité verte. 


[2] Ce code a très clairement été mis à jour par Alain Boton dans son ouvrage Marcel Duchamp par lui-même, ou presque [FAGE 2012]


[3] Inventions qui ont souvent consisté à transformer des adjectifs en noms communs et par là à transformer une appréciation de goût en concept fertile.

[4] Joseph Beuys évoquera dans un happening en 1964 : Le silence de Marcel Duchamp [qui] est surestimé. [Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet]