Une porte peut-elle être ouverte et fermée à la fois ?

 PODCAST XIV/XX

Où l’on admet que l’anartiste fabrique un nouveau cadre de référence.

En 1926, Marcel Duchamp loue un appartement atelier à Paris, entre le Jardin des Plantes et la grande mosquée de Paris, au 11 rue Larrey, 7 ème étage.
En 1927, à l’occasion du court mariage de quelques mois avec Lydie Sarazin Levassor, le couple est confronté à un problème domestique. L’angle de deux pièces desservies par deux portes est mal-commode. De ces deux portes, Marcel Duchamp n’en retient qu’une et fabrique un système où lorsqu’une pièce est fermée, l’autre est ouverte, et vice versa.
En 1963, Marcel Duchamp fait démonter cette porte, puis l’expose dans l’exposition de la galerie Ekstrom à New-York. Il présente cette objet comme un ready-made intitulé Porte, 11, rue Larrey.
En 1965, lors de la grande retrospective de ses œuvres au Museum of Fine Arts à Houston, Marcel Duchamp expose la reproduction photographique grandeur nature de cette porte. En 1978, à la Biennale de Venise, des ouvriers prennent par erreur Porte, 11, rue Larrey pour une porte lambda, un élément de l’architecture environnante, l’installent dans le coin d’une galerie et la badigeonnent de peinture.

Cette pièce n’a pas été conçue au départ comme une production artistique. Elle a  été « arrachée » à son contexte domestique d’origine et — sur le principe du choix d’indifférence artistique que Marcel Duchamp a toujours revendiqué pour présider au choix d’un objet ready-made — elle a été placée dans un contexte d’exposition artistique.
Ainsi l’objet, restant toujours le même, change d’état, de nature, de statut.

Un nouveau cadre

Ce déplacement de Paris à New-York, du domestique à l’exposition semble à première vue l’application primaire et désormais classique de la définition du ready-made tel que l’avait énoncé André Breton en 1929, dans son célébrissime Dictionnaire abrégé du Surréalisme : « Objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste ».

Bien-sûr, VISIBLEMENT, c’est cela. Mais ce n’est pas que cela. C’est la métaphore du changement d’état d’un objet d’art en œuvre d’art.
C’est la matérialisation d’un des énoncés de la loi de la pesanteur selon Duchamp : pour passer d’un état à un autre, l’action de l’artiste ne suffit pas ; il faut une action extérieure, celle des regardeurs, celle des regardeurs qui refusent dans un premiers temps, puis qui réhabilitent dans un second temps.
En elle-même, la production artistique n’a pas de valeur. Un nouveau cadre de référence, une porte, doit être ouvert pour accréditer l’œuvre, la transmuer d’objet à œuvre d’art. Et donc, non seulement cet objet est l’évocation matérielle de ce changement de cadre, mais c’est également la métaphore fermeture/ouverture de la condition d’accession du statut de l’objet d’art à celui de l’œuvre d’art.  

Si une reconstitution de la porte est installée en 1961 dans une exposition sur le « mouvement » à Amsterdam, ce n’est pas pour montrer un ready-made de Marcel Duchamp, c’est bien pour évoquer le mouvement qu’utilise Marcel Duchamp comme signe et un mouvement qui dévoile un instant de changement, un instantané inframince du passage d’un état à un autre.
Fermer un passage revient à ouvrir un autre passage, le refus par les uns conduit dans le même temps à un début d’assimilation par les autres, le refus et la réhabilitation sont concomitants ; les uns refusent pendant que les autres l’acceptent.

Vers d'autres dimensions

Le parcours de la porte du 11 rue Larrey transformée en Porte, 11, rue Larrey, du domestique à l’artistique, offre d’autre part un joli contrepoint quasi illustratif aux remarques d’André Breton qu’il faille « transformer le monde » et « changer  la vie », sur le rapprochement de l’art et de la vie, sur la disparition des frontières entre l’art et la vie.
En 1965, Marcel Duchamp expose la photographie de Porte, 11, rue Larrey, grandeur nature. Il s’affranchit de montrer la porte d’origine ou une reproduction en 3 dimensions. Si la photographie vaut pour l’objet, c’est que l’objet vaut pour l’idée. C’est exactement la même logique qui le faisait réfléchir, dans les années 1910, et évoquer que «si les ombres sont la projection 2D (deux dimensions) d’un objet 3D (trois dimensions), les objets 3D doivent être la projection d’un univers 4D (quatre dimensions)».

Dans un article paru dans The New York Tribune, en septembre 1915 — la première année du séjour de Marcel Duchamp en Amérique —, Marcel Duchamp précise : « Je ne peux pas donner d’éclaircissements sur mes œuvres. On pénètre simplement leur sens, ou non. Voici le conseil que je donne à chacun de ceux qui s’avouent incapables de comprendre un tel art : tâchez d’étudier le plus possible d’images pareilles que vous connaissez. Seule leur observation continue pourra rendre intelligible le plan selon lequel elles ont été conçues ».

Bravo l’anartiste !

Œuvre : 11 rue Larrey (1927). Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Duchamp Marcel, quincaillerie, Benoit Preteseille, Éditions atrabile 2016.

Références + sur Centenaireduchamp :