[COD] Allégorie de genre


Allégorie de genre (Georges Washington), Marcel Duchamp, 1943 et 1944. (vertical)
Allégorie de genre (Georges Washington), Marcel Duchamp, 1943 et 1944. (horizontal)

Magazine VOGUE : refusé

Alexander Liberman éditeur artistique de Vogue commande à Marcel Duchamp la couverture de leur deuxième numéro annuel, « Americana ». Lieberman indiqua seulement à MD. que son projet devait traiter un thème américain de son choix et qu'il serait publié sur la couverture du numéro du 15 février 1943. Marcel Duchamp proposa une image, un collage élaboré, intitulé « Allégorie de genre (George Washington) ».
Comme les toiles d'Arcimboldo, célèbre peintre italien du XVIe siècle, la construction de Duchamp se lisait différemment selon les angles de lecture. Tourné sur le côté gauche, elle montre immédiatement une carte des États-Unis, ou le Mexique le Canada sont figurés en silhouettes noires qui se détachent sur un fond bleu ciel moucheté, représentant les eaux du Pacifique de l'Atlantique. Le territoire des États-Unis est définie par une gaze pharmaceutique teintée de rouge, le tout étant maintenu en place par des clous à tête décorée d'une étoile d’or, comme un drapeau américain qui serait trempé de sang. Tournée sur la droite, l'image montre le profil de Georges Washington formant la frontière entre le Canada et les États-Unis. Lieberman raconta que, lorsque Duchamp va livrer le projet à son bureau, il n’a pas le cœur de dire à l'artiste que cette image était tout à fait inadaptée pour un magazine essentiellement consacré à la mode. Non seulement la connotation politique est trop dure, surtout dans un pays alors en guerre, mais, pour un public composé en majorité de femmes, la gaze pharmaceutique trempée de sang aurait immanquablement évoqué une serviette hygiénique « souillée » (sic).

« Allégorie de genre (George Washington) », 1943, pour le magazine VOGUE

Revue VVV : réhabilité

C’est dans le nº 4 de la revue VVV, un an après l’épisode du refus dans Vogue, en février 1944 que la reproduction de « Allégorie du genre (Georges Washington) » occupait deux pages, pour se rapprocher au plus près de l'assemblage original. On avait tiré un cliché noir et blanc de la gaze trempée de sang, travaillé ensuite en rehaut de deux couleurs : or pour les étoiles, rouge foncé pour les bandes. Ce secteur de l'image était gaufré afin de créer la sensation de relief, spécialement lorsqu'elle était masquée par la page précédente qui reproduisait la carte de l’Amérique du Nord, l'espace correspondant aux États-Unis ayant été découpé pour que la gaze pharmaceutique sanglante fut visible par l'ouverture (comme sur l'original).

« Allégorie de genre (George Washington) » 1944, pour la revue VVV.

Une double couverture allégorique

Revenons en 1943 où Marcel Duchamp conçoit également la couverture et la quatrième de couverture de la revue surréaliste VVV numéro 2-3 en mars 1943, une nouvelle revue surréaliste annuelle éditée par le sculpteur américain David art qui avait mobilisé Duchamp, Ernst et Breton dans son comité éditorial.  « VVV, Victoire sur le fascisme, Victoire sur l'oppression de l'homme par l'homme, Victoire sur l'aliénation de l'esprit. VVV, aussi une triple vue : autour de nous, an nous, par la synthèse de l'intérieur et de l'extérieur. VVV se voulait une revue de recherche et d’aventures dans les traditionnelles revues de combat surgies lors de la précédente guerre mondiale, pour donner le départ, traverser les grandes lignes du futur ». (H. Bébas, 2005, p.396). 

Première et quatrième de couverture de la revue VVV, n°3, mars 1943.

La couverture et la quatrième de couverture ne peuvent être analysés séparément. C’est un ensemble que Duchamp met en scène en vertu de ce qu’il a par ailleurs appelé la « coïntelligence des contraires ». La première de couverture est un ready-made utilisant une ancienne gravure sous la forme d'une allégorie, ce « bizarre cavalier » évoquant bien la position américaine dans le conflit mondial en cours. Cette couverture semble anachronique, mais il s'agit bien d'une allégorie de la mort, autrement dit Thanatos. La quatrième de couverture est un collage — forcément ready-made lui aussi, faisant allusion à Eros et intitulé « TTT ». C’est en fait une invitation à toucher, un jeu de mains. En pleine guerre, Duchamp célèbre la jouissance. il met en scène Eros.

Première de couverture

Pour la première de couverture il surimposa le titre de la revue (Imprimée en lettre vert citron) sur une estampe illustrant une allégorie de la mort : cette image Ready made représente un cavalier tenant une faux, dans le costume ressemble curieusement au motif du drapeau américain (Ses épaules sont ornées d'étoilés le feston décoratif autour de son cou évoque des bandes de bannière). Le personnage, qui porte un sablier en sautoir, chevauche à la fois sa monture et un globe terrestre. Le tout est suspendu sur un banc de nuages et se détache sur un fond de soleil rayonnant et de croissant de lune. Comme la couverture préparée pour Vogue, ce bizarre cavalier – Comme Duchamp l'appela plus tard – véhicule un message politique claire : pour un pays qui avait engagé ses soldats, depuis deux ans, dans un conflit qui avait vite pris des dimensions mondiales, même ceux qui avaient manqué les étoiles et les bandes ne pouvait manquer d'interpréter cette allégorie comme un symbole provoquant et résolument morbide de la puissance américaine. (« Marcel Duchamp l'ère de la reproduction mécanique », Francis Neumann)

Quatrième de couverture

La quatrième de couverture est d’une toute autre nature que la couverture. Les traits tramés de la gravure font écho à la trame d'un grillage. Il s'agit d'un jeu (Ces jeux que les surréalistes défendent quels que soit les cataclysmes en cours), le Twin Touch Test, « TTT ». La quatrième de couverture est une surface verte monochrome avec une découpe de buste féminin, sans tête, sur laquelle a été fixé du grillage poules. Cette découpe donne accès, en arrière-fond à une photographie en noir et blanc de mains de femme élevées, semblant prier. Il s'agit d'une photo de Pegeen (La fille de Peggy Guggenheim) en orante extatique. Elle enserre un grillage de ses mains jointes et montre l'exemple aux lecteurs qui est invité à l’imiter par le texte qui accompagne la photographie. « Placez vos mains au sommet des deux côtés de l'écran de grillage, puis laissait doucement vos mains descendre à plat, doigts et paumes restant en contact étroit. » Le lecteur toucheur est invité à envoyer un compte rendu de son expérience à la revue (des abonnements sont à gagner ! ). Ce dos aurait été conçu avec Frédéric Kiesler, architecte, proche de Péguy et qui a notamment aidé Duchamp à inventer un dispositif pour présenter sa boîte en valise. La couverture n'est pas simplement une surface plane, informative, elle peut être active, tactiles et simuler le désir. (Exposition « faire » 2018 Ecole des Beaux Arts du havre)

Une cascade allégorique

La plupart des commentateurs les plus avancés voient dans « allégorie du genre (Georges Washington) » un potentiel d’allégories multiples, une espèce de synthèse de toutes les allégories duchampiennes. Il n’est qu’à lire la notice du Centre Georges Pompidou qui conserve l’œuvre originale :

« Tête-paysage de genre « allégorique », cet assemblage composite, mi-dessin mi-objet, enfermé en effet dans un cadre/boîte-reliquaire, s’inscrit dans la lignée des « inventions bizarres » auxquelles s’adonne Duchamp : jeux optiques et sémantiques, multiplicité de sens. Il a toute sa portée à cette date : derrière le voile de son déguisement (l’allégorie historico-géographique), il témoigne de l’avancée secrète des réflexions de Duchamp depuis Le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires) de 1923, sa dernière grande réalisation, dont il développe ici certains thèmes. Thème de la fenêtre (explicitée dans la revue VVV ) déjà matérialisée dans Fresh Widow, 1920, La Bagarre d’Austerlitz , 1921, et la Porte de Gradiva, 1937 –, qui aboutira à la grande installation d’Étant donnés, qu’il commence à élaborer en 1946 : Allégorie de genre est une fenêtre « voilée » par une gaze, matière impalpable soumise à toutes les imprégnations de « teintures », dont les modulations font le paysage « peint ». Thème de l’« à peu près », du « toujours possible » : une topographie en relief, fluctuante, est proposée, relevant de l’imaginaire cosmique, de cette quatrième dimension que Duchamp tenta d’exprimer au niveau supérieur (« paysage ») du Grand Verre. Thème, central, du gaz : les étoiles dorées sont les « paillettes » du gaz (gaze) qui, dans Le Grand Verre, subissait de longues transformations au cours de son voyage initiatique dans les machines désirantes, pour finir par s’émanciper dans l’univers quadridimensionnel de la Mariée et devenir principe alchimique volatil, enfin actif. Allégorie de genre annonce ainsi le retour de la Mariée, avant son assomption mélancolique d’Étant donnés ; son voile de gaze, qui formait, dans La Mariée mise à nu par ses célibataires, la voie lactée couleur chair qui se répandait comme un nuage de gaz en expansion, devient ici le « voile acté » taché de teinture d’iode par le peintre/teinturier qu’est Duchamp. L’œuvre de circonstance aux multiples rébus constituerait ainsi la trace alchimique des noces de la Mariée et du Célibataire, symbole de l’union érotique opérée dans l’espace de la quatrième dimension : une allégorie sarcastique d’une union mortifère ou celle, railleuse, d’une humanité libérée ? » (Site Centre Pompidou. A. de la Beaumelle , « Note sur Allégorie de genre (1943) de Marcel Duchamp », Les Cahiers du Musée national d’art moderne , nº 19-20, juin 1987 , p. 180-185.)


Mais ce type de commentaire oubli l’essentiel — ou le méconnait.

A moins de prendre Duchamp pour un crétin incapable d'analyser les caractéristiques graphiques pourtant si évidentes de la revue Vogue, il faut admettre que l'aspect confus et sale a été tout à fait consciemment élaboré, et ceci dans le but d'obtenir un refus plus ou moins scandalisé suivi d'une réhabilitation par le monde de l'art, en l'occurrence Breton et sa revue. On comprend dès lors que c'est ce déroulement historique intelligemment scénarisé que l'objet a déclenché, et non cet objet seul, qui justifie son titre : « allégorie de genre». Par cette « succession de fait divers » qui a provoqué « le refus par les uns suivi d'une réhabilitation par les autres », il est une métaphore de toute œuvre d'Art moderne. (Marcel Duchamp par lui-même ou presque. Alain Boton Edition, P.7, FAGE, 2012.)

La confusion du signifiant et du signifié
Diagramme Marc Vayer

C’est peut-être en regardant le jeu des signifiants et des signifiés qu’on comprend le mieux comment Marcel Duchamp procède. Le signifié (être une allégorie de toute œuvre d'art moderne) est acquis par un processus matériel (le refus par la rédaction de vogue), portant exclusivement sur le signifiant (l’effigie salle de George Washington).
C'est à la toile de gaze sale (signifiant) que l'on oppose le refus, mais c'est la toile/œuvre (signifié) qui le prend pour elle et elle devient par là la figure allégorique de l'œuvre d'Art moderne, qui débute toujours par un refus.

On peut s'amuser à procéder de même avec les Rotoreliefs (1935) par exemple, pour continuer à montrer ce jeu, parfois cette inversion ou cette confusion entre le signifiant et le signifié. Marcel Duchamp participe au concours Lépine de 1935 et tient un stand où il cherche à vendre ses exemplaires des rotoreliefs, série de spirales dessinées et qu'on pouvait mettre en mouvement sur un tourne-disque.
 
Diagramme : Marc Vayer