PODCAST XVIII/XX
Où l’on évoque le non-sens qui consiste à considérer les échecs joués par l’anartiste comme un simple passe-temps.
On prête à Marcel Duchamp cet aphorisme en forme de chiasme : « si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes. »
Marcel Duchamp était un adepte quotidien des différents clubs d’échecs des lieux où il résidait, de New-York à Paris en passant par Buenos-Aires, Chicago, Monaco ou Cadaquès. Il s’adonna encore plus pleinement à cette passion en 1923, juste après avoir décidé d’inachever définitivement son grand travail sur verre La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Il jouait tant et si bien qu’il fut proclamé Maître de la Fédération Fançaise des Échecs en 1925.
Le jeu d’échecs était sans doute pour lui la métaphore idéale de la relation entre l’art et la vie.
Les spécialistes du jeu d’échecs — dont je ne suis pas —, semblent s’accorder sur le fait que Marcel Duchamp était un joueur positionnel, avant tout sérieux et appliqué. Pour lui, c’était par dessus tout une activité qu’il appelait de « matière grise ». Il disait : « Dans les échecs, l’aspect visuel se transforme toujours en matière grise et le même phénomène devrait se produire dans le domaine de l’art ». Il disait aussi : « C’est l’imagination du mouvement ou du geste qui fait la beauté. C’est complètement de la matière grise. »
Penser
Paradoxalement, c’est justement cet aspect cérébral, la dimension non visuelle de ce mouvement effectué dans l’esprit et non pour le plaisir des yeux qui rapproche les échecs de l’activité artistique telle que la conçoit Marcel Duchamp et qui lui permet de diffuser cette idée que l’art est avant tout devenu une activité conceptuelle non soumis à l’esthétique du visuel, à ce qu’il appelle le « rétinien », le jugement de goût prononcé par les regardeurs.
Avec la même constance que dans le jeu d’échecs, Marcel Duchamp introduit dans sa pratique artistique le calcul scientifique, l’idée de planification méthodique, la précision rigoureuse du mouvement technique, le geste rationalisé qui ne laisse rien à la subjectivité de la main.
Marcel Duchamp disait aussi : « À la fin du jeu, on peut effacer le tableau qu’on est en train de faire ».
Et tout ne serait pas dit de l’usage du jeu d’échecs par Marcel Duchamp si l’on n’évoquait pas le dernier coup de la partie.
Marcel Duchamp a travaillé pendant 20 années pour concevoir et fabriquer dans le secret absolu ce qui sera sa dernière réalisation intitulée Étant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage. Ce diorama en forme de grande boîte à échelle humaine est bricolé avec des moyens plutôt frustres. Marcel le démonte en 1966 pour l’entreposer et réalise un Manuel d’instructions de montage dans lequel il montre toutes les étapes du remontage à effectuer après sa mort.
Stratégie
Présent dans ce diorama, il est un objet que le spectateur ne voit pas, quel que soit l’angle sous lequel il regarde et qui ne peut être connu que par les « spécialistes » de l’art, ceux qui ouvriront et utiliseront ce Manuel d’instructions. C’est, au sol, un damier semblable à ceux des échiquiers.
Nous sommes là au comble de ce que Marcel Duchamp appelle son nominalisme pictural : Je dispose au sol de mon œuvre testament un symbole qui ne peut être connu que des spécialistes de l’art et j’indique ainsi que toute mon œuvre artistique repose sur les procédure du jeu d’échecs, avec ses stratégies, ses hasards, ses impasses, ses coups tordus, le jeu de vanité et d’humilité. En fait, l’accès à la compréhension de mon travail c’est cet échiquier caché, une clef de compréhension différée dans le temps.
Dès, 1913, Marcel Duchamp écrit dans une de ses célèbres notes : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? ». De toute évidence, le jeu d’échec lui a permis, jusqu’après sa mort, de répondre positivement à sa propre question.
Bravo l’anartiste !
Œuvre : Jeu d’échecs de poche avec gant en caoutchouc (1942).
Conseil de lecture : Marcel Duchamp et les échecs : « Tous les artistes d’échecs sont des artistes », Sarah Troche. Marcel Duchamp et les échecs, Amandine Mussou, Sarah Troche. Le jeu d’échecs comme représentation : univers clos ou reflet du monde ?, Éditions Rue d’Ulm, 2009, Actes de la recherche à l’Ens.