Marcel Genders part I/III

MARCEL GENDERS

Du regard dérangeant au regard dégenrant

par Marc Vayer


PART I
UN POTENTIEL ANACHRONISME 2020/1915
LA MISE A NU
LES CELIBATAIRES ENDURCIS
LE REGARD TRIVIAL, LES REGARDEURS PIÉGÉS
DÉSIR, VANITE ET RENVOI MIROIRIQUE
RENVERSER LES GENRES


Bien-sûr, Marcel Duchamp fut un artiste. Il a produit nombre de productions artistiques dont certaines sont devenues des œuvres d’art célèbres et des références de l’histoire de l’art moderne. Cependant, après qu’il ait décidé en 1912 de ne plus peindre, ses productions artistiques n’engagent plus aucun enjeu esthétique [« Beauté d’indifférence »] et tentent de se définir en dehors du « jugement de goût » en donnant le primat à l’idée sur l’apparence formelle. C’est l’origine de l’art dit conceptuel.
Mais surtout, Marcel Duchamp déploie une réflexion globale absolument constante qui consiste à interroger en les remettant en cause la plupart des conventions, des normes qui régissent les rapports humains, les rapports sociaux, les mécanismes du monde de l’art, la nature et le statut des œuvres d’art, les modalités même du monde physique en 2 et 3 dimension.
Dans ce large contexte, la question des rapports amoureux permet à MD. d’interroger la notion de genre, notamment la tension — très contemporaine — entre le genre assigné et le genre revendiqué. Il va ainsi largement balayer la question des affects amoureux en établissant des ponts entre le désir, la sexualité, la vanité et le genre… des œuvres d’art.

UN POTENTIEL ANACHRONISME 2020/1915

1959 Marcel Duchamp, Composition for Mina Loy

1959 Marcel Duchamp, Composition for Mina Loy


Dans les années 2020, lorsqu’on évoque les questions de genre, on ne les confond plus, on ne les réduit plus aux questions de sexualité. « Etre transgenre ou cisgenre [1] est un rapport spécifique au genre, pas au sexe : les organes génitaux ne déterminent pas le genre, des millions de personnes ont un rapport totalement apaisé à ces derniers et affranchi de tout filtre genré. » [Lexie, Une histoire de genres, Marabout 2021]. D’autant que le mot « sexe » en français souffre d’une ambiguïté où le terme renvoie à la fois au genre et à l'anatomie. Les anglo-saxons, eux, possèdent deux termes distincts : sex et gender. » [2] Marcel Duchamp saura s’emparer subtilement de ces distinctions de la langue anglaise, sex/gender donc, mais aussi picture/image [3] et, nous le verrons plus loin, of/by.
Au tout début du XXème siècle, il y a cent dix ans, c’est ce qu’avait compris un petit nombre de personnes au nom desquelles Mina Loy, dont Marcel Duchamp fut un des amis. Mina, poétesse anglaise, a déjà vécu en Italie au sein du groupe des futuristes historiques, a déjà écrit de nombreux textes et poèmes, a déjà eu trois enfants (dont un décédé à l’âge d’un an) lorsqu’elle arrive à New-York en 1915. Une amitié qui ne se démentira pas se noue entre Mina et Marcel, supplantée amoureusement par la rencontre entre Mina et Arthur Cravan, le poète boxeur aventurier.
Mina a cherché à vivre ce qu’elle proclamait dans ses différents textes féministes et la question du féminisme, pour elle — outre la liberté sexuelle inaliénable —, passait par l’indistinction des genres. 

C’est en tout cas ainsi qu’on peut lire certaines parties de ses manifestes :
(…) L’homme qui vit une vie où ses activités se conforment à un code social le protégeant de l’élément féminin — N’est pas masculin
Les femmes qui s’adaptent à l’évaluation théorique de leur sexe en tant qu’impersonnalité relative, ne sont pas davantage
Féminines.
Renoncez à chercher dans l’homme comment découvrir ce que vous n’êtes pas — cherchez au-dedans de vous-mêmes pour découvrir ce que vous êtes dans les conditions actuelles — vous avez le choix
entre Parasitisme,
& Prostitution — ou Négation (…)
Les hommes & les femmes sont ennemis, de cette inimitié de l’exploité pour le parasite, du parasite pour l’exploité — pour le moment ils sont à la merci de l’avantage que chacun tire de la dépendance sexuelle de l’autre —. Le seul point où les intérêts des sexes se fondent — est l’étreinte sexuelle.

En ce début du XXème siècle, le terme « genre » n’était pas utilisé. Il était question, comme on l’a lu dans le texte de Mina Loy, de « féminin » ou « masculin » et de l’usage du terme « sexe », terme français ambivalent qui évoque à la fois la sexualité et le genre.
Marcel Duchamp n’a pas fait autre chose, utilisant des figures sexuées, que de convoquer l’interrogation sur le genre. Marcel Duchamp n’a jamais proclamé autre chose, par des moyens pas si éloignés de ceux de Mina Loy qui l’a sans doute beaucoup aidé à formuler ce qui était déjà présent chez lui. Il a utilisé la sexualité comme un vecteur, comme un chiffon rouge agité devant des spectateurs et les faire accéder à la question du genre.

« Le fait que la majorité des personnes soit cisgenre est érigé en seule norme visible qui implique que toute variation est immédiatement perçue comme une menace à l’ordre en place et comme une erreur de la matrice. Il existe un véritable mécanisme de sacralisation des configurations identitaires de la majorité dans un environnement donné : les caractéristiques du plus grand nombre deviennent une vérité intrinsèque à l’être humain. » [Lexie, Une histoire de genre marabout 2021, p119]

Nous développerons dans ce texte que Marcel Duchamp avait bien saisi que le genre était une construction sociale et nous montrerons qu’il a mis en scène un parallèle entre « l’image de la femme chosifiée » et « l’image de l’art chosifié » selon un scénario qui pourrait se formuler comme suit : la production artistique est neutre par essence mais est soumise aux affects égocentriques de l’artiste et aux affects sociaux des regardeurs. La tension entre ces deux affects genrifie l’œuvre d’art qui passe, depuis la naissance de l’art moderne, du masculin académique au féminin moderne.

LA MISE A NU

Marcel Duchamp, Nu sur Nu, 1911

Marcel Duchamp, Nu sur Nu, 1911


Peint fin 1911, quelques mois avant le Nu descendant l'escalier (1912), œuvre célébrée à l'Armory Show de New-York l'année suivante, le tableau Nu sur nu, qui s’appela dans un premier temps Femme aux cheveux verts peut se regarder comme une étape importante sur l’usage de la figure du nu chez Marcel Duchamp. S’il est difficile de se prononcer sur les motivations exactes de Marcel Duchamp dans la réalisation de cette œuvre, on peut remarquer qu’elle procède plus du collage — une surface plaquée sur une autre surface — que de la composition classique d’une peinture à l’huile.
On peut également remarquer que la figure d’un nu féminin dans son entier et « debout » recouvre « en perpendiculaire » la figure d’un fragment de nu féminin centré sur son sexe.
C’est comme s’il s’agissait d’un repentir de peintre qui, après avoir représenté le sexe d’une femme (à l’instar de « l’origine du monde » de Courbet), décidait de « corriger » cette vision d’une femme réduite à son sexe, pour figurer une femme debout, figure qui s’affranchirait de la figure classique du nu féminin en art, représentée allongée, en « odalisque ».
Nous pouvons comprendre cette peinture comme un premier usage du nu comme figure de la mise à nue [4] que Marcel Duchamp utilisera plus tard pour « dévoiler » les mécanismes de la création artistique et des modalités du monde de l’art dans son œuvre emblématique La mariée mise à nu par ses célibataires même.

« En général, si ce moteur mariée doit apparaître comme une apothéose de virginité c’est-à-dire le désir ignorant, le désir blanc (avec une pointe de malice) et s’il (graphiquement) n’a pas besoin de satisfaire aux lois de l’équilibre pesant, néanmoins, une potence de métal brillant pourra simuler l’attache de la pucelle à ses amies et parents. [...] Toute l’importance graphique est pour cet épanouissement cinématique. [...] Cet épanouissement cinématique est commandé par la mise à nu électrique. [...] Dans cet épanouissement, la mariée se présente nue sous deux apparences : la première, celle de la mise à nu par les célibataires, la seconde apparence, celle imaginative-volontaire de la mariée ».

(M. Duchamp, dans Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, p. 62-63).

On le verra précisément plus loin au cours de ce texte, Marcel Duchamp utilise le terme de mise à nu « dans les deux sens ». Premièrement, la mise à nu d’un système, d’une mécanique imparable qui broie la force créative artistique. Deuxièmement, le dénuement de l’artiste, privé de ses prérogatives, dont l’exercice créatif est dégradé par cette mécanique du monde de l’art.
Ainsi, dans le vocabulaire imagé duchampien, la figure de « la vierge » est assimilée à la sincérité, à l’intégrité de l’artiste et la figure de « la mariée » est assimilée à l’usage des conventions qui dépossèdent l’artiste de sa créativité. C’est dire si toutes les figures sexuées, sexuelles et sexualisantes sont, chez Marcel Duchamp un moyen d’interroger la violence des rapports de production dans le monde de l’art.
Avec Alain Boton [5] qui l’a bien mis en évidence et documenté, nous posons que le motif « refusé/réhabilité » a été dévoilé comme moteur de l’art moderne et contemporain par Marcel Duchamp. En 1912-13, il découvre ou croit découvrir dans l’art moderne tel qu’il s’est développé depuis le milieu du 19ème siècle une constante. Une constante qui lui semble si déterminante pour ne pas dire si déterministe qu’il la nommera la loi de la pesanteur.
Cette loi peut être résumée ainsi : pour qu’un objet d’artiste devienne un chef d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé par une majorité, en général scandalisée, de telle sorte qu’une minorité agissante trouve un gain, en termes d’amour-propre, à réhabiliter et l’artiste et son objet. Cette pesanteur […] , c’est notre vanité. C’est notre indispensable amour-propre.

 

LES CELIBATAIRES ENDURCIS 

Noté au verso : « 1913-14-15 / 9 moules mâlics »

9 Moules mâlics [autrement appelé : Machine Célibataire, Cimetière des Uniformes et des Livrées, Petit Verre].  Noté au verso : « 1913-14-15 / 9 moules mâlics ».


Les Moules Mâlics (1913-14-15), aussi appelé la Machine célibataire ou le Cimetière des uniformes et des livrées est le premier travail sur verre de Marcel Duchamp. Cette production est aussi appelé le Petit verre en référence à la La mariée mise à nu par ses célibataires même (1915-1923), la production de Marcel Duchamp qu'on appelle aussi le Grand verre. Les Moules mâlics sont une des nombreuses figures de La mariée mise à nu par ses célibataires même.

Les "9 moules malics" aussi appelé le "petit verre".

L'emplacement des 9 moules malics dans le "Grand verre".

Les Etapes de la conception des moules mâlic

  • 1913 Première esquisse 32 x 40,5 cm au crayon de bois intitulée « cimetière des uniformes et livrées » (n°1). 8 personnages (prêtre, livreur de grand magasin, gendarme, cuirassier, agent de la paix, croque mort, larbin, chasseur de café).
  • 1913 Seconde esquisse 12,5 x 18,5 cm qui intègre un neuvième personnage (chef de gare). Leurs noms sont inscrits sur chacun : et dans la marge supérieure droite : « 9 moules (formes) marge / surmontés d'un réseau de 9 stoppages / semblables. »
  • 1914 Troisième dessin  66 x 99,8 cm de nouveau intitulé « cimetière des uniformes et livrées (n°2). Sert de calque reporté sur le dos du verre pour concrétiser la version finale.
  • 1915 Finalisation sur verre 66 x 101,2 cm. Des fils de plomb sont fixés sur le verre avec des gouttes de vernis, puis les figures sont passées au minium.


De 1913 à 1915, dans le cadre plus global de la machinerie du Grand verre, Marcel Duchamp conçoit  et réalise les « moules mâlics ». Il les conçoit comme des formes qui se gonfleraient sous l’effet d’un gaz. Formellement, il a repris l’idée de patrons de couture qui seraient présentés sur des bustes de présentation sur pied. Chaque forme/moule représente un personnage traité en creux pour recevoir le gaz.

Marie-France Dubromel. Carnets d'échantillons Duchamp du Fil, 201.


« l'idée est amusante parce que ce sont des moules. Et pour mouler quoi ? Du gaz. C'est-à-dire qu'on fait passer du gaz dans les moules ou il prend la forme du troupier, du livreur de grand magasin, du curassiez, de l'agent de police, du prêtre ou du chef de gare etc., qui sont inscrits sur mon dessin. Chacun d’eux est bâti sur un plan horizontal commun dont les lignes se recoupe au point de sexe. »
Entretiens avec Pierre Cabanne.

Reliés par ces « points de sexe », ces « moules mâlics » bientôt appelés les « célibataires » évoquent au premier degré la question du sexe et du sexe mâle. Et cette sexualité est revêtue des attributs d’uniformes caractéristiques de catégories sociales administratives et hiérarchisées. Gabrielle Buffet-Picabia, une amie très proche de Marcel Duchamp note « La lubricité de la couleur rouge minium qui est celle des moules mâlics représentants les célibataires ». (Gabrielle Buffet-Picabia, aires abstraites, p.88). Avec Gabrielle, on peut noter l’ambiguïté formelle de ces figures masculines traitées comme des figures sinon totalement féminines (des sexes de femmes), du moins androgyne.
Le regardeur est donc en présence de célibataires endurcis, pas vraiment agressifs, plutôt arrogants,  tournés vers eux-mêmes, soumis à leurs fantasmes inassouvis, logiquement contraints à une satisfaction masturbative de  leur désir.

Le premier titre que Marcel Duchamp avait donné à ses esquisses relève sans doute du désir inassouvi : « les moules étaient plutôt une sorte de catafalque, ou de cercueil. Un cercueil n'a pas la forme de la personne morte qu'il renferme ; de la même façon, les moules sont les cercueils de bout de chaque forme. » (Entretiens avec Arturo Schwartz, the complète works, p. 126). La concrétisation du désir conduit à n’être plus qu’une forme — un moule — un corps mort. [6].
Les moules mâlics est donc un tableau sur verre qui est « bâti sur un plan horizontal commun [qui] les coupe à hauteur du sexe ». Le titre du tableau évoque le moule, l’enveloppe de quelque chose qui était, est ou sera à l’intérieur. Le néologisme « mâlic » renvoie au « mâle », par opposition au « femelle ». On a  là deux types d’évocations mixées. Les « moules » renvoient à une évocation sociologique du régime des apparences sociales masculines, confirmée par l’autre titre que Marcel Duchamp lui donnait : « cimetière des uniformes et des livrées ». « Mâlics » renvoie à une évocation sexualisée de célibataires qui, dans le Grand verre, sont endurcis et désirants. Quand au terme « célibataires », il est aussi une contrepèterie salace, exercice constant chez Marcel Duchamp. Lisez « ces bites a l'air ».

Marcel Duchamp 1912 juillet étude La mariée mise à nue par les célibataires (Munich) pudeur mécanique


La conception de ces célibataires/moules malics par Marcel Duchamp fait partie de l’aboutissement d’une réflexion plus large sur l’élaboration des différentes figures du Grand verre. Ainsi Il balaye dans de nombreuses peintures, dessins et esquisses les différentes étapes du désir hétérosexuel et met en images la notion de virginité, le passage de l’état de Vierge à celui de Mariée, regard concupiscent des célibataires observant les différentes phases de cette transformation, l’apparition de l’état de Mariée, l’énigme de la virginité séduite et vaincue, les manœuvres tentatrices de la Vierge/Mariée, les manifestations prédatrices masculines. Le Grand verre présente alors une allégorie mécaniste des comportements mâle et femelle face au désir. Sur deux étages, se développe le thème de la Mariée dont le statut induit l’instance de la défloration et du désir, et celui des manœuvres qu’elle provoque à l’étage inférieur, chez des personnages au statut de célibataires, par elle aguichés ou subjugués. La Mariée, dans sa proximité avec la figure de la « Voie lactée » du Grand verre, échappe à la pesanteur du désir des célibataires.

Il est fascinant de noter avec Scarlett et Philippe Reliquet [6] que les Moules mâlics résonnent par anticipation aux attitudes et aux comportements de Marcel Duchamp et son ami Pierre-Henri Roché dans cette première période américaine qui va de 1915 à 1920. C’est un des exemples de la très grande force intuitive de Duchamp, de sa capacité à relier profondément — ontologiquement — sa pensée et ses réalisations artistiques avec ses affects personnels et ses habitus divers et variés, dans la « vraie vie ».
En arrivant à New-York, Marcel Duchamp va en effet vivre de nombreuses amitiés amoureuses dans un contexte et un milieu où la sexualité masculine et féminine s’est libérée des conventions conservatrices. Marcel Duchamp et son ami Pierre-Henri Roché se comportent alors plutôt comme des « Don juan » dont « les relations avec autrui se doivent d'être ludique, de ne pas être prises au sérieux, sans jamais sombrer dans la trivialité. Peut-être aussi, et cela est moins flatteur pour eux, un même cynisme dans leur conquêtes féminines, ce qui ne semble pas les gêner excessivement. »[6]. Roché et Duchamp prennent l’habitude de séduire et de partager des amies femmes. On notera bien-sûr que Henri-Pierre Roché deviendra ensuite l’écrivain du célèbre roman « Jules et Jim » qui narre les aventures d’un trio amoureux qu’il a lui même déjà vécu avant la première guerre mondiale.
Mais le trio le plus remarqué est celui formé avec Beatrice Wood, qu’elle a elle-même commenté dans son livre « I shock myself ». C’est avec leur trois initiales PBT pour Pierre, Béatrice, Totor (le surnom de Duchamp entre eux) qu’ils signeront la parution de la revue « The blind man » qui a permis la postérité du ready made Fountain, en mai 1917. Le jeu amoureux entre eux est à la fois artistique et littéraire, sentimental et sexuel.  Mais Marcel et Henri-Pierre se retrouvent aussi dans le même lit avec d’autres amies chéries. Avec Louise Norton, Aileen Dresser, Yvonne Chastel. Sans compter Mary Reynolds qui « sort » simultanément avec Pierre-Henri et Marcel.
Pierre-Henri Rocher fait le compte rendu d’une soirée avec Louise Norton et Duchamp dans un de ses carnets [6], à la date du 18 avril 1917 : « Première fois. Chez Luiz. Tor et je sp. Bel nuit à trois. Kpf. 2sp. I help Tor. Lui I sp. Fatigue. Home, une heure. Beah. »
Si on la traduit en langage courant, cette note est sujette à interprétation, en dehors de la description du trio faisant l’amour, pour évoquer l’éventuel acte d’amour homosexuel entre Roché et Duchamp ; c’est le « risque » inhérent lorsqu’on fait l’amour à trois : « La première fois, c’était chez Louise Arensberg. Marcel et moi avons fait l’amour lors d’une belle nuit à trois. Cunnilingus et deux fois l’amour. J’ai aidé Marcel. Je fais l’amour, lui aussi. Fatigue. Rentré à une heure à la maison. Retrouvé Beatrice. »


« On a jamais eu [avec Breton] que cette espèce d'amitié, comme avec Picabia : une amitié d’homme à homme. On pourrait même y voir une homosexualité, si nous étions des homosexuels. Nous ne le sommes pas, mais ça revient au même. Ç'aurait pu se changer en homosexualité plutôt que de s'exprimer dans le surréalisme. S'il entendait ça ! s’esclaffe Duchamp faisant allusion à l'homophobie affirmé de Breton. »

Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp, 1960.


Pour Marcel Duchamp, avec son alter ego dans ce domaine Pierre-Henri Roché, la conquête des femmes est une constante, entre courtoisie et distance, délicatesse et cynisme, intermittences et atermoiements amoureux. Mais de célibataire endurci, Marcel Duchamp passera, tardivement, au statut de marié. Dans une lettre à Walter Arensberg, il écrira : « En vieillissant, le diable se fait ermite ». Marcel Duchamp, dans ce domaine comme dans tant d’autres utilisera souvent son leitmotiv « Cela n’a pas d’importance ». C’est aussi une façon de mettre à distance le va et vient des relations amoureuses. C’est Pierre-Henri qui rapporte l’aphorisme de Marcel : « il n’y a pas de solutions parce qu’il n’y a pas de problèmes ».

Tous ses contemporains remarquent l'attrait que Marcel Duchamp exerce sur les femmes ET sur les hommes, avec sa beauté physique, avec son neo-dandysme, sa capacité d’écoute, ses réflexions réfléchies, sa capacité de retrait, de frugalité et son… inventivité. Cependant, Marcel Duchamp réussira à dépasser tous « les amours contingentes », qu’elles soient concrétisées par des expériences sexuelles diverses ou par les conventions sociales du mariage, pour sublimer l’amour de lui-même en travaillant sans relâche à regrouper l’ensemble de ses productions artistiques dans un même lieu, pour la postérité. « J’avais un certain amour pour ce que je faisais et cet amour se traduisait sous cette forme là » [rassembler un maximum de ses productions pour qu’on puisse les voir]. (Entretien avec Pierre Cabanne.) C’est la forme achevée du « désir onaniste des artistes » dans sa « loi de la pesanteur ».

LE REGARD TRIVIAL, LES REGARDEURS PIÉGÉS

Portrait de Marcel Duchamp avec le double cœur
édité avec l’ouvrage « Sur Marcel Duchamp » de Robert Lebel, 1959. Photographie Michel Sima, 1960.


« Il faut oser s’aventurer dans l’opacité d’Eros au-delà des préjugés moraux et « y perdre le nord, littéralement ». [Jean-Jacques Lebel : soulèvements, p. 29]

En 1966, empruntant au vocabulaire duchampien, Jean-Jacques Lebel, fils de Robert Lebel le premier biographe de Marcel Duchamp, réalise le happening Cent vingt minutes dédiées au Divin marquis au théâtre de la Chimère à Paris. C’est l’occasion de plusieurs défis que Marcel Duchamp n’aurait pas reniés.
Un défi aux conventions sociales (la police, bras armé de la censure, embarque tout le monde avant la fin du happening) ; un défi créatif dans la lignée des actionnistes viennois [7] (sur scène, un  « tas de chaussures d'Auschwitz », un personnage LSD, une pancarte de Ben : « Ne fumez pas ». A un moment, le personnage La République, qui vient de chanter a capella, avec une voix de soprano un extrait du texte de Sade Les 120 journées de Sodome, s'accroupit au bord du balcon et pisse sur la foule de l'orchestre.) ; un défi pour la liberté sexuelle et l’existence transgenre (Le·la transsexuel·le Cynthia — qui fait son apparition en religieuse — se prosterne, se déshabille, se lave les fesses sur une bassine avant de s'agenouiller sur son prie-dieu et de s'asseoir cérémonieusement sur son trône. Cynthia fait l'objet d’un rite : G.R., F.P. et JJ.L. versent sur son corps plusieurs vasques de sucre imprégné de LSD. Puis Cynthia extrait de son panier de ménagère des légumes (poireaux et carottes) dont elle fait un usage érotique sous l'œil hagard et médusé des « témoins oculaires ». Cynthia s'autosodomise avec tous ses légumes et les jette ensuite dans la foule des regardeurs qui se bagarrent entre eux pour les attraper. Bouclant la boucle, B.B. et JJ.L. se livrent à la « fessée marseillaise » sur les derrières nus de deux acolytes. Les positions sont ensuite inversées (les fesseuses fessant les fesseurs). Dans le public, plusieurs personnes entonnent La marseillaise pour accompagner les fessées. Enfin, Cynthia se redresse pour narguer la foule. Elle exhibe son pénis et « s’enorgueillit de sa déviance » (sic). [8]


1966 Cynthia lors du happening de JJ Lebel Cent vingt minutes dédiées au Divin marquis

La surenchère sexuelle dont use J.J. Lebel dans ses performances n’est rien d’autre qu’une ode constante à la liberté, à la liberté sexuelle comme porte d’entrée pour revendiquer la liberté de genre, d’un genre choisi et revendiqué plutôt qu’un genre assigné et subi. Les regardeur·euse·s convoqués par J.J. Lebel à un regard trivial sont les mêmes que Marcel Duchamp convoquera — après sa mort — au regard trivial sur sa dernière production dévoilée en 1969 : Etant donnés… 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, dont nous décrirons plus loin.

Une des productions de Marcel Duchamp condense avec la plus grande intensité le regard trivial. Il s’agit de Paysage fautif, glissé dans une de ses boîte-en-valise.


Marcel Duchamp, Paysage fautif, 1946. Sperme sur astralon, tissu transparent, lui-même sur satin noir, tissu opaque


« En 1946, âgé de 59 ans, Marcel Duchamp produisit une composition réalisée entièrement avec sa propre semence. L’œuvre n’étant pas destinée à la consommation publique, mais à une amie avec qui Duchamp partageait alors une relation intime et très privée, il est logique de conclure que le moyen du l’œuvre était son message. Lorsque Paysage fautif fut réalisé, cette usage du sperme pour l’expression artistique était unique en histoire de l’art ; cette œuvre devait faire école à plus d’un titre et les générations suivantes allaient lui procurer bien des successeurs ». [9]

[F.M. Naumann, Marcel Duchamp L’art à l’ère de la reproduction mécanisée - éd. Hazan 1999-2004]


Avec cette production, Marcel Duchamp concentre beaucoup du langage imagé et métaphorique qu’il emploie le plus souvent. Le regard est convoqué à une énigme visuelle qui ne trouve pas de réponse sans complément d’informations ; Le curseur de la trivialité est au plus haut. Une fois que le regardeur sait que le medium est du sperme, la métaphore du désir créatif qui jaillit sans entrave est limpide.

Mais la trivialité imposée au regardeur par Marcel Duchamp est un leurre. Le regard trivial est une porte d’entrée, un sas, pour accéder à l’espace de réflexion principal, celui de l’acte créatif actionnée par le désir. Les ready-mades [10], eux-mêmes des objets triviaux qui convoquent le regard trivial, permettent également d’accéder à la réflexion sur le statut de la production artistique et celui de l’œuvre d’art. Et le regard trivial est déclenché d’autant plus facilement, d’autant plus automatiquement que le sujet à regarder paraît sexualisé et graveleux sur une échelle qui va du simple nu féminin à l’urinoir le plus provocant.
Duchamp est passé de la représentation de femmes nues — des nus dans l’ordre de la représentation picturale classique —, à l’idée de femme nue, allégorique et conceptualisée, pour terminer par une femme nue synthétique, réaliste et ambigüe dans Etant donnés...


3 mariées : 1912, "nu descendant un escalier". 1923, mariée du "Grand verre". 1966, mannequin dans "Etant donnés…".


Et beaucoup de commentateur·euse·s se sont laissé·e·s prendre à ce piège du regard trivial provoqué par Duchamp. Ou peut-être s’y complaisent-il·elles. Il est effectivement plus simple de gloser sur la provocation (le véhicule-messager) que de dénouer l’écheveau tissé par Duchamp qui conduit à l’interrogation sur le désir et son rapport à la créativité artistique (le message).
Marcel Duchamp utilise des métaphores du domaine de la sexualité, soit dans ses titres, soit dans ses choix plastiques, soit dans les deux, non pas comme une finalité, — son travail n’est ni un manuel d’éducation sexuelle, ni une ode à l’amour physique, — mais :

  1. comme un moyen de mettre en évidence en le provocant le regard trivial des nouveaux regardeurs à l’ère de l’art moderne. Le regard trivial du regardeur c’est, entre autre, le fait de se mettre à voir l’image d’une femme nue sexuée que cette image est censée représenter. En somme, de penser, alors qu’il s’agit d’une image : « ceci est une femme », et donc, dans la vision binaire du genre : « ceci est une femme à posséder » ou « ceci est une femme facile », ce qui revient au même. Ainsi, l’œuvre d’art moderne ne peut exister que par un phénomène de rejet — les regardeurs rejettent les productions non-conventionnelles — auquel succède un phénomène de réhabilitation — d’autres regardeurs bien moins nombreux décident d’attribuer à la production précédemment rejetée des valeurs positives, parce que transgressives, et l’intronise comme œuvre d’art.
  2. comme un moyen de rendre compte le plus directement possible de l’inversion du GENRE dans les différentes étapes du processus qui transforme un objet en œuvre d’art. On le verra plus précisément, les artistes, pour la plupart académiques et conventionnels, étaient perçus genre masculin parce que l’artiste était considéré comme actif et l’actif était considéré comme masculin.

Cette relation entre actif et masculin s’ancre depuis longtemps dans la société occidentale comme une vérité d’évidence, un truisme, mais en vertu d’un syllogisme dont les prémisses sont des préjugés (avec toutes les apparences de la logique, mais dans une fausse logique) :

Tous les hommes sont masculins,
Or, tous les actifs sont des hommes
Donc tous les actifs sont masculins.


En conséquence, par opposition, les spectateurs étaient considérés comme passifs, simples récepteurs et à ce titre assignés au genre féminin.
Marcel Duchamp va mettre en évidence le nouveau paradigme de l’art moderne qui fait des spectateurs passifs des regardeurs actifs qui déterminent par leur jugement de goût la qualité des productions artistiques, dans cette tension rejet/réhabilitation [11]. Cette inversion révèle donc des regardeurs actifs masculins et des artistes passifs féminin. Ce sera une des raisons de la création du personnage, par Marcel Duchamp, de Rrose Sélavy, on le verra dans un chapitre suivant. La production artistique, elle, a priori neutre (x), devient, selon la fluctuation des jugements de goût des différents regardeurs, ou masculin ou féminin. Mais par dessus tout, le premier réflexe des spectateur-trice·s, des regardeur·euses·s, c’est de juger, c’est de s’appuyer sur ses propres préjugés pour juger. Marcel Duchamp, à partir de ce constat vécu personnellement [12], a cherché à RENVERSER ce regard. C’est alors la mise en œuvre de son concept de « renvoi miroirique ».

DÉSIR, VANITE ET RENVOI MIROIRIQUE

 


Marcel Duchamp,  Réflection à main, 1948,
New York, crayon sur papier sous Plexiglas, 23. 5 x 16. 5 cm.
Le dessin comprend un découpage circulaire d’un diamètre de 6 cm, avec un miroir derrière.
Inclus dans le n ° XVIII de XX boîtes-en-valise,
signé : pour Hélène et Henri Hoppenot ce n ° XVIII des XX boîtes-en-valise
contenant chacune 69 items et un original et par Marcel Duchamp, New York, 1949, Paris, col. part.


Le dessin/collage Réflection à la main (sic) est emblématique de la notion de renvoi miroirique que Marcel Duchamp met au cœur de sa… réflexion. C’est le dessin d’un poing qui tient le manche d’un miroir circulaire tourné face au spectateur. La position du poing reprent celle du bras qui tient un « bec Auer » dans l’installation Etant donnés…, le petit diamètre du miroir renvoie à l’œilleton dans lequel les spectateurs sont obligés de regarder cette même installation.

Des visiteurs du Musée d'Art Moderne de Philadephie regardent par les deux trious de la porte d'"Etant donnés..."


En dehors du symbolisme phallique tout à fait évident et en dehors du jeu de mot du titre réflection/réflexion, Marcel Duchamp confond dans le même signe l’œilleton du voyeur, éminemment mâle, et le miroir de la vanité, éminemment femelle. Et cette confusion des genres s’inscrit dans le processus du renvoi miroirique.
C’est une expression qu’utilise Marcel Duchamp pour signifier le phénomène psycho-social qui consiste à voir dans ce que l’on regarde ce qu’on veut bien voir, à projeter son propre système de goût sur toute chose, sans tenir compte de ce que cette chose propose en elle-même. Le renvoi miroirique est une projection de ses propres préoccupations. Ce renvoi miroirique est chaque fois présent lorsque Marcel Duchamp joue avec le regard du public qu’il a appelé le regardeur.
Dans le même registre, le miroir est utilisé par Marcel Duchamp comme évocation de la vanité. Cette récurrence incontestable du miroir et du renvoi miroirique dans ses productions est une méthode que Marcel Duchamp utilise pour dévoiler (autre terme duchampien) le phénomène social de différenciation des regardeurs. Ce phénomène prend place au sein de la loi de la pesanteur [13] qui permet à Marcel Duchamp de montrer que c’est la postérité qui entérine le statut d’œuvre d’art et que la notoriété d’un artiste ne dépend plus, à l’ère moderne, que du jugement de goût des regardeurs. Pour Marcel Duchamp, l’œuvre d’art devient œuvre d’art parce que le regardeur y a déposé les qualités qui lui conviennent le mieux, issues de sa propre vanité. Par voie de conséquence, le rôle de l’artiste est si amenuisé qu’il disparaît pratiquement.

Le renvoi miroirique, ça fonctionne comme ça : soit les regardeurs sont soumis aux préjugés de l’époque, soit ils ont un désir de différenciation. La majorité sera soumise aux codes de bon et de mauvais goût du moment, de l’époque, de l’actualité, leur regard sera majoritairement trivial et aura tendance à tirer le jugement « vers le bas » [la pesanteur]. D’autres regardeurs, le plus souvent des esthètes ou qui se prétendent tels, projetteront sur l’œuvre des qualités. Cela peut être le regard d’un·e anticonformiste, d’un·e amateur·e d’art que d’un·e marchand·e. Et ce jugement de goût positif se transformera en discours performatif (ce que je dis est ce qui est) qui propulsera l’objet d’art vers leur propre vérité. Ce discours consacre l’objet et une fois l’objet consacré, l’œuvre renvoie à ces regardeurs une image d’eux-même reconnue et valorisée. Le summum du phénomène de renvoi miroirique est atteint lorsqu’une œuvre qui n’a même pas été encore présentée au public est choisie et valorisée contre le goût supposé du moment.

Mais comme souvent dans le système de pensée duchampien, chaque idée est polysémique. Aussi, le renvoi miroirique est aussi un outil de l’inframince. [14]
Le renvoi miroirique est un élément de duplication du même destiné à faire comprendre le changement de statut de la production artistique sous l’influence du jugement de goût. C’est l’illustration du « changement de statut ». Le renvoi miroirique, c’est ce phénomène de transformation d’un objet en un autre objet qui lui ressemble. C’est la transsubstantiation d’un objet en autre chose qui est ce même objet, mais qui a changé de statut. L’objet apparaît comme étant le même, mais il est différent et ça ne se voit pas. C’est le statut de l’objet qui a changé. Et ce moment où l’objet change de statut est appelé par Duchamp l’inframince. C’est un espace temps impalpable, invisible, pendant lequel l’objet transmute sous l’application du jugement de goût. De proposition artistique il devient œuvre d’art.

Marcel Duchamp, Note, 1912 - 1968


Pour résumer, Marcel Duchamp s’appuie sur une constatation d’ordre sociologique qu’on peut remarquer ou vivre nous-mêmes dans n’importe quel domaine. La valeur d’un objet de consommation, par exemple, n’est fixée que parce que nous y projetons nos propres valeurs. Bien sûr, les producteurs d’objets et les vendeurs d’objets jouent avec cette valeur.

Le processus qui articule l’objet d’artiste et le goût de l’amateur, Duchamp le nomme renvoi miroirique. En effet, l’amateur d’art moderne, afin de se différencier de l’académie et du philistin, va remplir dans un premier temps l’objet de l’artiste refusé de ses propres valeurs (c’est pourquoi l’objet que Duchamp a choisi comme métaphore de toutes les œuvres d’art est un récipient : un urinoir), dans un deuxième temps œuvrer à réhabiliter cet artiste, et ensuite, quand la bataille idéologique est remportée, se contempler lui et ses valeurs dans l’œuvre d’art consacrée.
Le subterfuge est de se contempler dans l’œuvre d’art finale­ment acceptée comme dans un miroir renvoyant l’image de quelqu’un ayant su y déceler bien avant les autres des qualités objectives ; qualités associées en général aux valeurs maitresses de la modernité, l’innovation et la singularité. Alors que l’accession à la postérité d’un objet d’artiste est un processus performatif, une self‑fulfilling prophecy plus ou moins collective, dont le moteur est le désir… du regardeur, d’être original (Marcel Duchamp incarnera cette postérité volage sous les traits de Rrose Sélavy, lisez Éros c’est la vie).
« Je n’ai jamais été intéressé par le fait de me regarder dans un miroir esthétique. Mon intention a toujours été de me fuir, tout en sachant pertinemment que je me servais de moi-même. Appelez cela un petit jeu entre "je" et "moi" », disait-il en 1962 lors d’un entretien avec Katherin Kuh. [15]  

Le renvoi miroirique est un mécanisme dont use Marcel Duchamp pour mettre en valeur la confrontation entre le désir de l’artiste et la vanité du regardeur. Ainsi, comme tout mécanisme est un moyen, c’est celui qu’a choisi Marcel Duchamp pour interroger les conventions de genre, identifiant les affects de la création artistique à ceux des relations hétéronormées entre hommes et femmes.

RENVERSER LES GENRES


Marcel Duchamp, Fountain, 1917. Photographie originale d'Alfred Stieglitz puis photographie paruée dans le magazine "the blind man", mai 1917.


La pièce principale dans le jeu du regard et du genre, chez Marcel Duchamp, c’est bien entendu Fountain (1917). Sans revenir ici ni sur les conditions de son invention ni sur les conditions de sa postérité [16], nous pouvons clairement et simplement énoncer en quoi ce readymade est le signal de l’inversion des genres pour Marcel Duchamp.
Proposé par Duchamp sous pseudonyme (R. Mutt), Fountain est à l’origine un urinoir vendu dans le commerce dont l’usage domestique est résolument masculin ; les hommes pissent debout dans un urinoir de ce type. Cet objet du quotidien détourné de sa fonction première est proposé comme production artistique mais « à l’envers », renversé sur son axe horizontal. Il apparaît alors, dégagé de ses connotations domestiques, comme une forme aux connotations très féminines et avec un titre féminin.
Marcel Duchamp opère là une synthèse du renversement des genres qui guidera l’ensemble de sa loi de la pesanteur. Il renverse lui même — au sens propre comme au sens figuré — la table des genres et c’est une des plus importantes formes de sa pensée. Marcel Duchamp met en lumière une des révolutions de l’art moderne, celle du renversement mâle/femelle.

Marcel Duchamp déduit de la situation toute récente de l’art moderne que le regardeur est désormais celui qui valide l’œuvre d’art (« C’est le regardeur qui fait le tableau »). Or, si on utilise une métaphore sexualisante — et Marcel Duchamp ne s’en prive pas —, le regardeur est mâle : il insémine.
Depuis longtemps, c’était l’artiste qui était considéré comme mâle ; il était le producteur unique. Le public (les regardeurs) était femelle ; il était le récepteur. Désormais, puisque le regardeur devient mâle, l’artiste devient femelle ; s’il produit, sa production est désormais fécondée par les regardeurs (ce sont eux qui déclenchent le processus d’accession au rang d’œuvre d’art).

Le renversement mâle/femelle mis en lumière par Marcel Duchamp est un renversement de genre qui passe par le renversement sexuel. Plus exactement, Marcel Duchamp applique un renversement de sexualité reproductive pour évoquer le renversement de genre. Il ne va pas jusqu’à évoquer le genre comme construction sociale qui va chercher ses racines très loin dans le temps, dans la façon dont les hominidés ont annihilé leur sexualité débridée, indisciplinée, spontanée et … créative, ces deux genres dessinés socialement contre toute spontanéité. Cependant, avec le déploiement de la réflexion actuelle sur les genres, on perçoit bien chez Duchamp l’interrogation sur le genre comme construction sociale.
Avec Alain Boton nous disons : « MD renverse cette évidence pour tout occidental que le « faire », symbolisé par le phallus, est le principe actif et, en conséquence, le « recevoir » le principe passif. »
Et avec La Mariée mise à nu par ses célibataires même [17], Marcel Duchamp va plus loin encore. Il réussit à montrer qu’artiste et regardeur passent alternativement de mâle à femelle et de femelle à mâle. Les mécanismes de son Grand verre ne cessent d’associer des aller-retours, des effets retard, des alternances et des flux contradictoires. L’inversion des genres est ici en acte, non pas figée mais sans cesse reconfigurée.


L’artiste est mâle par son désir de pénétrer la mariée, femelle par son laisser-faire des regardeurs. Le regardeur est mâle par son action de fécondation de l’objet d’artiste et femelle quand on le comprend comme la postérité, somme de tous les regardeurs, qui inspire l’artiste.
Marcel Duchamp acte ainsi par le renversement de genre le renversement vertigineux du principe de fabrication de l’œuvre d’art par l’Art moderne, sans que ses acteurs en soient véritablement conscients. Jusqu’à nos jours, l’ancien acte passif, le regard, le recevoir, est devenu le principal actif alors que le faire, la fabrication matérielle est devenue, paradoxalement, le principe passif.


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[1] Binaire : la binarité de genre est un modèle de construction des identités intégrant seulement ou majoritairement, deux bornes de genre : homme et femme.
Transgenre : Une personne est transgenre quand le genre qui lui a été attribué à la naissance d’après ses organes génitaux n’est pas celui qui est pleinement le sien et dont elle prend conscience à un moment donné et variable selon les individus. Le terme transgenre regroupe les identités de genres différentes.
Cisgenre : Une personne est cisgenre quand le genre qui lui a été attribué à la naissance par ses organes génitaux est celui qui est pleinement le sien. La cisidentité est simplement une façon de vivre son genre.
Coming out : C’est la révélation volontaire de son orientation sexuelle, jusqu’alors souvent gardée secrète.

[2] Relevé dès l’introduction de la présentation de l’exposition « Masculin/féminin le sexe de l’art ». Centre Pompidou 1995-1996 commissaires : Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé. Magazine du Centre N° 89, septembre 1995

[3] voir sur le blog centenaireduchamp par Marc VAYER : https://centenaireduchamp.blogspot.com/2020/04/figures-de-style-chez-marcel-duchamp-94.html

[4] Une liste de la figure du « nu » chez Marcel Duchamp

• 1910 deux nus (peinture)
• 1910 femme assise dans un tub (peinture)
• 1910 femme nue aux bas noirs (peinture)
• 1910 nu debout (peinture)
• 1910 nu rouge (peinture)
• 1910 paradis (peinture)
• 1911 baptême (peinture)
• 1911 Dulcinée (peinture)
• 1911 jeune homme et jeune fille dans le printemps (peinture)
• 1911 Le Buisson  (peinture)
• 1911 nu sur nu (peinture)
• 1911 à propos de jeune sœur (peinture)
• 1911 Nu descendant un escalier  (peinture)
• 1912 Vierge (peinture)
• 1912 Le Passage de la Vierge à la Mariée  (peinture)
• 1912 Mariée (peinture)
• 1912 deux nus un fort et un vite (esquisse)
• 1912 étude la mariée mise à nue par ses célibataires (esquisse)
• 1912 étude pour la vierge  (esquisse)
• 1912 Le roi et la reine entourés de nus vite  (peinture)
• 1912 Le roi et la reine traversés par des nus vite (peinture)
• 1919 L.H.O.O.Q. (readymade)
• 1923 - 1915 La Mariée mise à nue par ses célibataires même (pendu femelle)  (peinture sur verre)
• 1924 Adam et Eve (photographie Man Ray Ciné sketch avec Bronia Perlmutter)
• 1938 mannequin exposition surréaliste (readymade)
• 1942 A la manière de Delvaux (collage)
• 1945 mannequin vitrine librairie Gotham (readymade)
• 1946 étude pour paysage étant donnés (collage)
• 1948 étude pour paysage étant donnés (bas relief plâtre cuir)
• 1948-1949 la chute d’eau et le gaz d’éclairage, Étude préliminaire de Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage (1946-1966 ) (?)
• 1963 séance photo partie d’échec avec Eve Babitz nue (photographies de Julian Wasser)
• 1965 L.H.O.O.Q. épilée (readymade)
• 1968 les amants (neufs gravures)
• 1968 La Mariée mise à nu...,. Collection particulière, Paris. (?)
• 1946-1966 (dévoilé en 1969) Etant donnés… 1° la chute d’eau  2° le gaz d’éclairage (diorama)

Productions métonymiques (synecdote) : des parties pour évoquer le nu dans son ensemble.

• 1916 pliant de voyage (underwood) (readymade)
• 1917 fountain (readymade)
• 1945 Couverture exposition Man Ray « Objects of my affection » (photographie tramée d’après une photographie extraite d'un film de Hackenschmied)
• 1946 Paysage fautif  (readymade)
• 1946 tifs et poils (boite en valise pour Matta) (readymade)
• 1947 Prière de toucher (moulage silicone)
• 1950 Feuille de vigne femelle (moulage)
• 1950 not a shoe (moulage)
• 1951 Objet dard (moulage)
• 1954 Coin de chasteté (sculpture)
• 1956 couverture le surréalisme même (photographie)
• 1959 boite alerte (sculpture textile)
• 1959 Torture morte (modelage)
• 1963 faux vagin (readymade)

[5] Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. Editions FAGE , 2012.

[6] Scarlett et Philippe Reliquet Marcel Duchamp/Henri-Pierre Roché et les Neufs Moules Mâlics Les presses du réel 2018.

[7] Laurence Bertrand Dorléac, L’Ordre sauvage : violence, dépense et sacré dans l'art des années 1950-1960, coll. « Art et artistes », Gallimard, 2004 + Patricia Brignone, « Jean-Jacques Lebel », Critique d’art [En ligne], 35 | Printemps 2010, mis en ligne le 29 mars 2012, consulté le 09 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/110 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.110

[8] Lebel, J.-J. (2007). Des happenings à la performance. Inter, (95), 6–15.

[9] F.M. Naumann, Marcel Duchamp L’art à l’ère de la reproduction mécanisée - éd. Hazan 1999-2004

[10] A l’origine, les readymades, nouvelle production artistique inventée par Marcel Duchamp en 1915 sont des objets de quincaillerie (pelle à neige, peigne, urinoir…) datés et signés par Marcel Duchamp et proposés comme œuvre d’art à part entière.

[11] Alain Boton synthétise ce processus rejet/réhabilitation comme suit : « D’abord les regardeurs projettent sur l’œuvre des qualités valorisantes et discursives afin de propulser grâce à ce discours l’objet d’artiste vers la postérité. Puis à terme, une fois l’objet consacré en chef d’œuvre de l’art grâce à ce discours performatif, l’œuvre leur renvoie une image d’eux-mêmes où toutes les qualités qu’ils y avaient déposées auparavant leurs sont renvoyées, reconnues et valorisées, avec en prime pour ces regardeurs le plaisir d’avoir prouvé leur lucidité anticipatrice. Duchamp nomme ce processus le renvoi miroirique. L’œuvre d’art sert ainsi de miroir magique par lequel le moderne peaufine son identité et se caresse l’amour-propre. Ainsi selon cette loi, ce n’est pas l’innovation des artistes qui est le moteur dynamique de l’art moderne comme on le pense aujourd’hui mais le désir de différentiation des regardeurs. Ce qui est remarquable est que finalement c’est la majorité scandalisée qui désigne à la minorité agissante, l’objet d’artiste intéressant, l’objet à réhabiliter. C’est elle qui focalise l’attention de tous sur une création d’artiste en s’en scandalisant et ensuite, mais ensuite seulement, la minorité produit le discours et les nouveaux critères esthétiques qui en font un chef d’œuvre. Ainsi aujourd’hui le rôle dynamique du scandale dans l’art avant-gardiste est connu et reconnu, mais on veut croire que le désir d’innovation des artistes est la cause et le scandale sa conséquence, alors que l’expérience de Duchamp montre que c’est l’inverse qui est vrai. C’est le jeu de différenciation entre la majorité scandalisée qui refuse et la minorité agissante qui réhabilite qui est la cause et « l’innovation » la conséquence. Puisque ce jeu de différentiation aura pour effet mécanique que la postérité ne retiendra que les œuvres transgressives qui auront créé le scandale, qu’ensuite le discours d’assimilation du critique aura tôt fait de nommer « novatrices » pour les besoins de la cause. » Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. Editions FAGE , 2012.

[12] voir Marc VAYER, L’automate et la spirale, sur le blog centenaire Duchamp :
    https://centenaireduchamp.blogspot.com/2016/04/2-le-nu-et-lescalier-vs-lautomate-et-la.html

[13] La loi de la pesanteur est une expression de Marcel Duchamp (notes boite verte 1934) dont nous pensons qu’elle est adaptée pour qualifier l’ensemble de sa pensée.

[14] Voir Marc VAYER, « L’inframince en 5 minutes », sur le site web CentenaireDuchamp. https://centenaireduchamp.blogspot.com/2021/11/linframince-en-5-minutes.html

[15] Alain Boton, « Éloge de la futilité », Journal des anthropologues [Online], 138-139 | 2014, Online since 15 October 2016, connection on 13 April 2021. URL : http://journals.openedition.org/jda/4560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.4560]

[16]  Voir Marc VAYER, « La saga fountain », sur le site web CentenaireDuchamp. https://centenaireduchamp.blogspot.com/2017/03/5-le-domaine-du-ready-made-ivv.html

[17] Voir Marc VAYER, « L’automate et la spirale », sur le site web CentenaireDuchamp. https://centenaireduchamp.blogspot.com/2016/04/2-le-nu-et-lescalier-vs-lautomate-et-la.html