Où l’on comprend que Marcel Duchamp se bagarre avec Platon.
Comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, Marcel Duchamp se voit refusé la toile Nu descendant un escalier n°2 au Salon des Indépendants de 1912 par le groupe d’avant-garde cubistes français dont font partie Marcel Duchamp et ses deux frères. Il a vingt-cinq ans et se trouve confronté très fortement à la question de « l’amour propre » qu’il ne cessera d’intégrer à ses préoccupations et à sa pensée artistique.
C’est à New-York, Chicago et Boston que cette peinture acquiert une très grande notoriété lors de sa présentation à l’exposition itinérante dite de l’Armory Show en février-mars 1913.
On a du mal à se figurer l’ampleur du scandale que provoque le tableau. La toile est la risée de nombre de visiteurs qui se sentent agressés par l’arrivée de l’Art Moderne européen. Mais, à l’inverse, par effet de distinction, certains esthètes célèbrent cette peinture.
Ce tableau n’est pas ce qu’il paraît être. Le nu de Duchamp n’est pas un nu.
Le défi formel de Marcel Duchamp peintre a été de restituer le mouvement cinétique d’une forme. La forme humaine traitée par multiples figures successives semble effectivement sur le point de se mouvoir réellement devant nos yeux, descendant cet escalier dont on ne voit ni le début ni le terme. Marcel Duchamp semble vouloir évoquer l’être humain quand il se comporte en automate lorsqu’il représente cette forme humaine à l’image d’un « robot » qui sera popularisée plus tard dans les années 1920.
Du rétinien au métaphysique
Mais c’est la réelle portée métaphysique du tableau qui, tout à coup, institue Marcel Duchamp non pas comme un artiste lambda dont l’activité principale est de résoudre des questions de représentation mais bien comme un philosophe qui utilise le mode pictural pour s’exprimer.
L’escalier qui n’a ni haut ni bas peut renvoyer à la la célèbre Allégorie de la caverne inventée par Platon. Dans cette métaphysique, le haut c’est la stabilité, la spiritualité, le monde des archétypes et de la vérité et le bas c’est le changement perpétuel.
La descente du mannequin signifie ici la descente d’une forme stable, d’une essence vers le monde sensible. La descente serait un « entre-deux » entre le monde intelligible et éternel des formes stables et le monde sensible en devenir des formes en mouvement.
Le problème auquel se confronte Marcel Duchamp est de penser une forme sensible, ici-bas en devenir, en mouvement, en changement perpétuel mais avec les moyens d’une forme stable.
Et Marcel Duchamp sait qu’un mode cubiste même syncopé est insuffisant pour évoquer la portée métaphysique de son tableau.
Alors il peint un détail que la plupart des observatrices et regardeurs du tableau souvent ne voient pas. C’est une petite sphère dont le mouvement est signifié par un tracé de points blancs en pointillé qui indique son parcours en spirale, un peu comme ce qui apparaîtra plus tard dans les bandes dessinées, et qui indique la continuité chronologique du mouvement. Il faut donc cette invention inusitée à l’époque pour indiquer la continuité du mouvement d’une forme.
Une somme d'inventions
Ce tableau nous fait comprendre que chez Marcel Duchamp, les intentions prennent toujours le pas sur le visuel. Les signes plastiques utilisés sont toujours détournés au profit d’un sens second : on ne peut jamais se satisfaire du seul regard « rétinien » — comme il l’appelle —, on ne peut se contenter de la description des formes, des couleurs, de la touche, de la composition pour bien envisager le tableau.
Soulignons quatre inventions dans cette peinture :
- l’invention de l’expression imagée du mouvement qui dépasse les avant-gardes cubistes et futuristes de ces années-là, préfigure le cinétisme qui, à partir des années 30’, intègre le mouvement dans les arts plastiques.
- l’invention de la représentation du corps humain mécanisé, qui préfigure la représentation de robots humanoïdes.
- l’invention du nom du tableau inscrit à même le tableau qui signifie que le texte a la même valeur que l’image
- la réintroduction du signe pointillé du mouvement fractionné (déjà utilisé à la Renaissance) et qui préfigure son usage dans la bande dessinée.
Le tableau Nu descendant l’escalier n°2 n’est donc pas la représentation d’un personnage nu qui descend un escalier. C’est la métaphore d’une partie de notre condition humaine, irrémédiablement attirée vers les facilités du jugement du goût et des aprioris, en tension avec la possibilité d’une singularité, de la possibilité du libre-arbitre.
Et c’est cette dimension qui engage Marcel Duchamp dans dans un processus créatif nouveau, celui du choix permanent du mouvement des idées et de l’inventivité en lieu et place de l’application systématique des savoirs-faire et de la soi-disante inspiration géniale.
Bravo l’anartiste !