Les 3 conférences de MD.

Tapuscrit (extrait) de Marcel Duchamp pour sa conférence « Where do we go from here ? » mars 1961

« The Creativ Act » Avril 1957

allocution lors d'une réunion de la Fédération Américaine des Arts, Houston (Texas), avril 1957 (texte anglais original, intitulé « The Creative Act », rédigé en anglais en janvier 1957, publié dans Art News, vol.56, no4, New York, été 1957). Le texte français a été traduit par l'auteur en juillet 1957 afin d'être publié dans Sur Marcel Duchamp de Robert LEBEL (Paris, Trianon Press, 1959). Reproduit dans Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, 187-189.
« Considérons d’abord deux facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre artistique : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le temps, devient la postérité.
Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière.
Si donc nous accordons les attributs d’un medium à l’artiste, nous devons alors lui refuser la faculté d’être pleinement conscient, sur le plan esthétique, de ce qu’il fait ou pourquoi il le fait – toutes ses décisions dans l’exécution de l’œuvre restent dans le domaine de l’intuition et ne peuvent être traduites en une self-analyse, parlée ou écrite ou même pensée.
T.S. Eliot, dans son essai Tradition and individual talent, écrit : « l’artiste sera d’autant plus parfait que seront plus complètement séparés en lui l’homme qui souffre et l’esprit qui crée ; et d’autant plus parfaitement l’esprit digérera et transmuera les passions qui sont son élément ».
Des millions d’artistes créent, quelques milliers seulement sont discutés ou acceptés par le spectateur et moins encore sont consacrés par la postérité.
En dernière analyse, l’artiste peut crier sur tous les toits qu’il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art.
Je sais que cette vue n’aura pas l’approbation de nombreux artistes qui refusent ce rôle médiumnique et insistent sur la validité de leur pleine conscience pendant l’acte de création – et cependant l’histoire de l’art, à maintes reprises, a basé les vertus d’une œuvre sur des considérations complètement indépendantes des explications rationnelles de l’artiste.
Si l’artiste, en tant qu’être humain plein des meilleures intentions envers lui-même et le monde entier, ne joue aucun rôle dans le jugement de son œuvre, comment peut-on décrire le phénomène qui amène le spectateur à réagir devant l’œuvre d’art ? En d’autres termes, comment cette réaction se produit-elle ?
Ce phénomène peut être comparé à un « transfert » de l’artiste au spectateur sous la forme d’une osmose esthétique qui a lieu à travers la matière inerte : couleur, piano, marbre, etc.
Mais avant d’aller plus loin, je voudrais mettre au clair notre interprétation du mot « Art » sans, bien entendu, chercher à le définir.
Je veux dire, tout simplement, que l’art peut être bon, mauvais ou indifférent mais que, quelle que soit l’épithète employée, nous devons l’appeler art : un mauvais art est quand même de l’art comme une mauvaise émotion est encore une émotion.
Donc quand plus loin je parle de « coefficient d’art », il reste bien entendu que non seulement j’emploie ce terme en relation avec le grand art, mais aussi que j’essaie de décrire le mécanisme subjectif qui produit une œuvre d’art à l’état brut, mauvaise, bonne ou indifférente.
Pendant l’acte de création, l’artiste va de l’intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une série d’efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique.
Le résultat de cette lutte est une différence entre l’intention et sa réalisation, différence dont l’artiste n’est nullement conscient.
En fait, un chaînon manque à la chaîne des réactions qui accompagnent l’acte de création ; cette coupure qui représente l’impossibilité pour l’artiste d’exprimer complètement son intention, cette différence entre ce qu’il avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé est le « coefficient d’art » personnel contenu dans l’œuvre.
En d’autres termes, le « coefficient d’art » personnel est comme une relation arithmétique entre « ce qui est inexprimé mais était projeté » et « ce qui est exprimé inintentionnellement ».
Pour éviter tout malentendu, nous devons répéter que ce « coefficient d’art » est une expression personnelle « d’art à l’état brut » qui doit être « raffiné » par le spectateur, tout comme la mélasse et le sucre pur. L’indice de ce coefficient n’a aucune influence sur le verdict du spectateur.
Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de la transmutation ; avec le changement de la matière inerte en œuvre d’art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l’œuvre sur la bascule esthétique.
Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. Cette contribution est encore plus évidente lorsque la postérité prononce son verdict définitif et réhabilite des artistes oubliés. »

1955 Marcel Duchamp in conversation with Beatrice Cunningham in the Philadelphia Museum of Art

« L’artiste doit-il aller à l’Université ? » 13 mai 1960

Allocution (extrait) à l’université d’Hofstra, New York, 13.5.1960. Lorraine Hansberry, Gilbert Seldes et Marcel Duchamp ont été invités à prendre la parole lors d'un symposium intitulé « L’artiste devrait-il aller à l’Université - et pourquoi ? » Le symposium commence à 10 h 30 du matin par un discours de bienvenue de John Cranford Adams, directeur du Hofstra College. Les travaux se déroulent au Hofstra Playhouse et sont présidés par Malcolm H. Preston. Après l'introduction, Duchamp donne un bref discours déjà préparé.
« Mesdames et messieurs, "Bête comme un peintre". Ce proverbe français remonte au moins au temps de la vie de Bohème de Murger, autour de 1880, et s’emploie toujours comme plaisanterie dans les discussions. Pourquoi l’artiste devrait-il être considéré comme moins intelligent que Monsieur tout-le-monde ? Peut-être parce que son adresse technique est essentiellement manuelle et n'a pas de relation immédiate avec l'intellect ? Quoi qu'il en soit, il est communément admis que le peintre n'a pas besoin d'une éducation particulière pour devenir un grand artiste. Mais ces considérations n'ont plus aucune valeur.

La relation entre l'artiste et la société a changé depuis qu’à la fin du siècle dernier, l'artiste a affirmé sa liberté. Au lieu d'être un artisan employé par un monarque ou par l'église, l'artiste d’aujourd’hui peint librement et n'est plus au service de ses mécènes ; au contraire, il impose désormais sa propre esthétique. En d'autres termes, l'artiste est maintenant complètement intégré dans la société. Émancipé depuis plus d’un siècle, l'artiste se présente aujourd'hui comme un homme libre, doté des mêmes prérogatives que le citoyen ordinaire, et communique sur un pied d'égalité avec l'acheteur de ses œuvres. Naturellement, cette libération de l’Artiste a comme contrepartie quelques-unes des responsabilités qu’il pouvait ignorer lorsqu’il n’était qu’un paria ou un être intellectuellement inférieur. Parmi ces responsabilités, l'une des plus importantes est l'éducation de l'intellect, même si, d'un point de vue professionnel, l'intellect n'est pas la base de la formation du génie artistique.

Il est clair que la profession d'artiste a pris sa place dans la société d'aujourd'hui à un niveau comparable à celui des professions savantes et n'est plus, comme auparavant, une sorte d'artisanat supérieur. Pour rester à ce niveau et se sentir sur un pied d'égalité avec les avocats, les médecins, etc., il est important de veiller à ce que le travail soit effectué d'une manière compatible avec les besoins du grand public. L'artiste doit recevoir la même formation universitaire. Non seulement cela, mais l'artiste dans la société moderne joue un rôle beaucoup plus important que celui d'un artisan ou d'un bouffon.

Nous sommes face à un monde basé sur un matérialisme brutal, où tout est évalué à la lumière du bien-être physique et où la religion, après avoir perdu beaucoup de terrain, n'est plus le grand distributeur des valeurs spirituelles. Aujourd'hui, l'artiste est un curieux réservoir de valeurs para-religieuses, en totale opposition au fonctionnalisme actuel, qui fait que la science reçoit l'hommage d'une adoration aveugle. J'ai dit aveugle parce que je ne crois pas en l'importance suprême de ces solutions scientifiques, qui ne touchent même pas aux problèmes personnels d'un être humain. Par exemple, les voyages interplanétaires semblent être l'une des prochaines étapes du soi-disant progrès scientifique. Je ne peux m'empêcher d'y voir une variante du matérialisme actuel, qui éloigne l'individu de plus en plus de sa recherche intérieure.

Cela nous amène à considérer une véritable action importante de l'artiste aujourd'hui, qui est, je crois, de se tenir informé et d'être au courant du soi-disant progrès matériel quotidien. Avec une formation universitaire comme bagage, l'artiste n'a pas à craindre les problèmes complexes du contact avec ses pairs. Grâce à son éducation, il aura les outils spécifiques qui lui permettront de s'opposer à cette réalité matérialiste, à travers le culte du " Moi " dans une esthétique comique des valeurs spirituelles. Pour illustrer la position de l'artiste dans le monde économique d'aujourd'hui, il est tout à fait clair que tout travail est communément rémunéré plus ou moins en fonction du nombre d'heures qui ont été investies.

Dans le cas d'un tableau, cependant, quel que soit le temps pris, celui-ci n'est pas pris en compte pour déterminer le prix, qui varie en fonction de la réputation de l'artiste. Les valeurs intérieures ou spirituelles mentionnées ci-dessus, dont l'artiste est, pour ainsi dire, la dispense déchirée, ne concernent que l'individu et non les valeurs générales qui s'appliquent à lui en tant que membre de la société. Et sous l'apparence, je serais tenté de dire, sous le déguisement d'un membre de la race humaine, l'individu est, en réalité, complètement seul et unique. Et les caractéristiques communes à tous les individus en masse n'ont aucun rapport avec l'explosion solitaire de l'individu qui fait face à lui-même seul.

Max Stirner, au siècle dernier, a très clairement exprimé cette distinction dans son précieux livre « Der Einzige und Sein Eigentum » (L'unique et sa propriété) et si une grande partie de l'éducation s'applique au développement de ces caractéristiques générales, une autre partie, tout aussi importante, de l'enseignement universitaire développe les capacités les plus profondes de l'individu, l'analyse de soi et la connaissance de notre patrimoine spirituel. Telles sont les qualités importantes que l'artiste acquiert à l'université et qui lui permettront de maintenir vivantes les grandes traditions spirituelles avec lesquelles même la religion semble se perdre dans la tactique. Je crois qu'aujourd'hui plus que jamais l'artiste a une mission para-religieuse, celle de garder le flambeau d'une vision intérieure dont la création artistique semble être la traduction la plus proche du profane. Il est superflu d'ajouter combien, pour sentir cette mission, est indispensable l'éducation la plus raffinée. »
 

« Where do we go from here ? » Mars 1961

(« Où allons-nous à partir de maintenant ?) Conférence donnée au Philadelphie Museum College of Arts.
« Pour inventer l'avenir il faut peut-être partir d'un passé plus ou moins récent qui pour nous aujourd'hui semble commencer avec le réalisme de Courbet et Manet. Il semble bien en effet que le réalisme ait été à la base de la libération de l'artiste en tant qu'individu dont l'oeuvre existe par elle-même et à laquelle le spectateur ou le collectionneur s'adapte, quelquefois avec effort.
Cette période de libération donne bien vite naissance à tous les « ismes » qui se sont succédé pendant les 100 dernières années à la vitesse d'un nouvel isme tous les 15 ans environ. Il faut je crois, au lieu de différencier ces « ismes », les grouper en une directive commune pour essayer de deviner ce qui se passera demain.
Considérée dans le cadre d'un siècle d'art moderne, les productions très récentes d'abstract expressionnism montrent bien l'apogée de l'approche rétinienne commencée par l'impressionnisme. Par « rétinien » j'entends que la délectation esthétique dépend presque exclusivement de l'impression sur la rétine sans faire appel à aucune interprétation auxiliaire.
Il y a 20 ans à peine le public demandait encore à l'œuvre d'art quelque détail représentatif pour justifier son intérêt ou admiration.
Aujourd'hui le contraire est presque vrai... le grand public connaît l'existence de l'abstraction, la comprend et l'exige même des artistes. Je ne parle pas des collectionneurs qui ont soutenu depuis 50 ans cette progression vers un complet abandon de la représentation dans les arts visuels, ils ont été, comme les artistes, entraînés par le courant. Le fait que le problème des cent dernières années se réduise presque au seul dilemme du « représentatif et du non représentatif » me semble corroborer l'importance que je donnais il y a un instant à l’aspect complètement rétinien de toute la production des différents ismes.
Therefore après cet examen du passé je suis enclin à croire que le jeune artiste de demain refusera de baser son oeuvre sur une philosophie aussi simpliste que celle du dilemme « représentatif ou non représentatif ».
Il sera amené, j'en suis convaincu, à traverser le miroir de la rétine comme Alice in Wonderland pour atteindre à une expression plus profonde.
Je sais trop bien que parmi les ismes dont je viens de parler, le surréalisme a introduit l'exploration du subconscient et réduit le rôle de la rétine à celui de fenêtre ouverte sur des phénomènes « matière grise ». Le jeune artiste de demain devra je crois aller plus loin encore dans cette même direction pour mettre à jour de nouvelles valeurs de choc qui sont et seront toujours la base des révolutions artistiques.
Si maintenant nous envisageons le côté plus technique d'un avenir possible il est très probable que, las du culte de l'huile dans la peinture, l'artiste se trouvera amené à abandonner complètement ce procédé vieux de 5 siècles et donc le joug académique générera sa liberté d'expression.
D'autres techniques se sont déjà fait jour récemment et on peut prévoir que de même que l'invention de nouveaux instruments en musique change toute la sensibilité d'une époque, les phénomènes lumineux dus aux progrès scientifiques actuels peuvent entre autres moyens, devenir l'outil nouveau pour l'artiste nouveau.
Dans l'état actuel des rapports entre artistes et public nous sommes témoins d'une production gigantesque que le public d'ailleurs soutient et encourage. Les arts visuels par leur étroite connexion avec la loi de l'offre et de la demande sont devenus une « commodity » : l'œuvre d'art est maintenant un produit courant comme le savon ou les « securities ».
On peut donc parfaitement imaginer la création d'un syndicat qui réglerait toute les questions économiques concernant l'artiste... on peut imaginer ce syndicat décidant du prix de vente des œuvres d'art comme le syndicat des plombiers réglemente les salaires de chaque ouvrier... on peut encore imaginer ce syndicat forçant l'artiste à abdiquer sa personnalité au point de ne pas même avoir le droit de signer ses œuvres. L'ensemble de la production artistique dirigée par un syndicat de ce genre formerait-il une sorte de monument comparable aux cathédrales anonymes ?
Ces divers aspects de l'art d'aujourd'hui amènent à l'envisager globalement sous la forme d'un exotérisme hypertrophié. J'entends par là que le grand public accepte et demande beaucoup d'art, beaucoup trop d'art : que le grand public recherche aujourd'hui des satisfactions esthétiques enveloppées dans un jeu de valeurs matérielles et spéculatives, et entraîne la production artistique vers une dilution massive.
Cette dilution massive perdant en qualité ce qu'elle gagne en quantité s'accompagne d'un nivellement par le bas du goût présent et aura pour conséquence un brouillard de médiocrité sur un avenir prochain. Pour conclure j'espère que cette médiocrité sera conditionnée par trop de facteurs étrangers et amènera une révolution d'ordre ascétique cette fois dont le grand public ne sera même pas conscient et que seuls quelques initiés développeront en marge d'un monde aveuglé par le feu d'artifice économique.
The great artist of tomorrow will go underground. »

Marcel Duchamp en 1960. Photo Serge Hambourg