Où est passé l’inframince ?

 PODCAST XIII/XX

Où l’on explique la tentative de l’anartiste pour dire l’indicible, ce moment où la vitalité créative échappe à l’artiste pour basculer dans le trivial et vice versa.

À la fin de sa vie, Marcel Duchamp popularise un concept de son invention, l’Inframince. Cela lui permet de relier toutes les polysémies qu’il a mises en place dans l’ensemble de ses productions. Comme tout concept d’ordre philosophique, le terme inframince est destiné à nous faire réfléchir. 

C’est un mot-clef, une porte d’entrée, un sas, une ouverture vers une réflexion plus large. D’ailleurs, toutes les fenêtres, les portes, les ouvertures que Marcel Duchamp a réalisées matériellement et plastiquement— jusqu’à l’usage de la transparence — sont destinées à mettre en scène ce concept d’lnframince.

Espace temps

Ce concept d’Inframince peut évoquer tour à tour le changement d’état de la matière (comme une des formes de l’alchimie), la variabilité de la perception des couleurs, la possibilité d’un passage de la 3D à la 4D, le changement de statut des objets du domestique à l’artistique, la « grâce »  qui fait d’une production artistique un « chef d’œuvre » retenu par la postérité.
L’Inframince comme espace/temps du fait de penser est à découvrir par le regard en même temps qu’il est une interrogation sur le regard. C’est par le jeu des regards que ce concept devient opérationnel.
Marcel Duchamp dit au journaliste Philippe Collin en 1967 : « Un ready-made ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement. On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais on ne le contemple pas comme on contemple un tableau. L’idée de contemplation disparaît complètement. Simplement prendre note que c’est un porte-bouteilles, ou que c’était un porte-bouteilles qui a changé de destination ».
Le concept d’Inframince est un espace-temps métaphorique de tous les possibles dont celui du changement de statut de l’objet trivial en œuvre d’art.

La trivialité chez Marcel Duchamp est toujours un leurre. C’est une façon de nous provoquer, de nous aveugler, et de nous obliger, dans un second temps, à reconsidérer ce que nous voyons.
« La chaleur d’un siège (qui vient d’être quitté) est inframince ». écrit Marcel Duchamp. Ici, la chaleur du siège qu’on vient de quitter est une description triviale de l’inframince sous forme d’exemple qui nous oblige à penser individuellement d’autres exemples. C’est à peu près le même mécanisme que le L.H.O.O.Q. [elle a chaud au cul] dont il a affublé La Joconde. C’est un subterfuge pour nous dire : mais enfin, L.O.O.K. : LOOK ! (en français REGARDE !)

Le changement de statut

Alors que dans la langue française, il n’y a qu’un seul mot pour l’image physique et l’image mentale, dans la langue anglaise, il existe deux termes. Marcel Duchamp, au fur et à mesure de son existence passée aux Etats-Unis, en bon lexicographe et sémiologue, a maîtrisé la séparation dans la langue anglaise entre une « picture », support matériel et une « image », l’idée elle-même.
Aussi, la parution tardive, en 1966, de nouvelles notes de Marcel Duchamp sur l’Inframince sont le fruit de cette complémentarité des deux termes anglais. L’Inframince, en français peut être lu et compris comme un concept, mais en anglais, il peut être aussi lu et compris comme un terme à deux faces. D’une part comme une « picture », un support (en l’occurence un support immatériel). On parlera donc d’un vecteur, d’un mouvement, d’une dynamique. Et d’autre part comme une « image », c’est à dire une idée qui évoque l’espace temps insaisissable de tous les possibles, un potentiel. 

L’Inframince est donc la porte d’entrée, le sas qui permet le changement d’état, le changement d’espace, le changement de dimension, le changement de statut.
Comme le formule bien le philosophe Thierry Davila, « L’inframince n’est pas un substantif, mais un adjectif. Il permet de qualifier une chose ou une situation. De ce fait l’inframince n’a pas de valeur en soi. Il ne qualifie pas une chose, mais un état. Selon cette approche créer ne revient pas à inventer un style (une forme), mais à élargir les limites de nos sens ».

En 1960, Marcel Duchamp dit au journaliste Georges Charbonnier : « Mais enfin, il y a une chose qui certainement existe, c’est pour ainsi dire, ouvrir la porte au lieu de contrôler tout ce que l’on fait par des mots en expliquant ce qu’on voudrait faire. N’expliquer rien. Laisser, laisser faire. »

Bravo l’anartiste !

 


Œuvre : Note Caresses inframince (Boîte à l’infinitif, 1966). Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : La ressemblance par contac, Georges Didi-Huberman, Éditions de minuit 2008.

Références + sur Centenaireduchamp : L'inframince en 5 mn (sophistiqué)