Complément d'Objet Direct
La porte interface
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porte 11, rue Larrey Marcel Duchamp 1927 |
Le domestique, le trivial
1926 octobre. Marcel Duchamp loue un appartement à Paris, entre le Jardin des Plantes et la mosquée, au 11, rue Larrey, 7 ème étage. Man Ray l’aide à aménager l’espace.
1927 Après son mariage avec Lydie Sarazin Levassor, le couple cherche un appartement mais tout est trop cher. Alors, ils emménagent dans l’appartement-atelier de la rue Larrey. « il m’apprit à apprécier la beauté des matériaux bruts : un mur en plâtre mat et immaculé est une délicate splendeur, le bois blanc est d’un grain délicatement satiné qui n’a pas besoin d’être maquillé en chêne avec du brou de noix, un tuyau de plomb peut étinceler d’un sombre éclat et apporter un reflet lumineux là où on ne s’y attend pas. » (Lydie Sarazin Levassor). Et Lydie de décrire « le pigeonnier de la rue Larrey. ». WC à la turque sur le palier, voilà pour la jeune mariée. Un tub pour baignoire, que Duchamp surélève sur une estrade parce que l’écoulement se fait directement sur le toit, chauffage par un unique poêle en fonte, un poêle Godin, verrière souillée. (François Bon 2005)
En érigeant une cloison réduisant la surface de la chambre fut construite une salle de bain (…). Salle de bain aveugle qui se fermait par [une] porte très Système D. Fermée, d’une première manière, elle permettait d’isoler la chambre de la salle de bain. Fermée, d’une seconde manière, elle permettait de clore ce complexe chambre-salle de bain le soustrayant ainsi à la vue de tout visiteur reçu dans le salon. (Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven)
Le détail le plus insolite était donc cette porte, dans la plus grande pièce, qui fermait l’accès soit à la salle de bains soit à la chambre à coucher, l’un de ces deux espaces restant obligatoirement ouvert.
Duchamp expliqua plus tard : « J’habitais à Paris un appartement minuscule. Pour utiliser au maximum ce maigre espace, j’imaginai d’utiliser un seul battant de porte qui se rabattrait alternativement sur deux chambranles placés à angle droit. Je montrai la chose à des amis, en leur disant que le proverbe il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée se trouvait pris en flagrant délit d’inexactitude. Mais on a oublié la raison pratique qui m’avait dicté cette mesure pour ne retenir que le geste dada ». (Francis M. Naumann citant Michel Sanouillet 1954)
1928. Divorce entre Marcel et Lydie. Marcel Duchamp utilise seul cet appartement-atelier.
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Marcel Duchamp tenant la porte 11 rue Larrey. Photographie Denis Bellon 1937 |
1947. Janvier. Isabelle Waldberg, sculptrice, succède à Marcel Duchamp dans l'appartement atelier rue Larrey qu'il occupait jusqu'alors depuis 1926.
1961. Mars. Exposition « L’art en mouvement » Stedelijk Museum Amsterdam (Sandberg, Spoerri et Pontus Hulten). Reconstitution de la porte du 11, rue Larrey et intitulée « porte, 11, rue Larrey », réalisée par Spoerri mais détruite après l’exposition.
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Reconstitution de « porte, 11, rue Larrey ». |
1963. Duchamp rend visite à son ancien appartement — 11, rue Larrey — occupé depuis 1942 par la sculptrice Isabelle Waldberg. Depuis le moment où elle s’y était installée, Mme Waldberg avait toujours eu le pressentiment que Duchamp viendrait un jour reprendre la fameuse porte qu’elle n’avait jamais cessé de considéré comme une œuvre d’art malgré son usage quotidien. Lors de cette visite, Duchamp signa la porte. Une exposition se préparant à la galerie Cordier et Ekstrom, il la fit démonter, mettre en cadre et expédier à New-York. Après son démontage et son enlèvement, Il fit faire par un charpentier-ébéniste une nouvelle porte pour remplacer l’originale. (Francis M. Naumann)
1964. « porte, 11, rue Larrey » est exposée lors de l’exposition « Not Seen and / or Less Seen of / by Marcel Duchamp / Rrose Sélavy, 1904 - 1964 » Galerie Cordier & Ekstrom New-York.
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Carton d'invitation exposition Cordier & Ekstrom NY 1964 |
1965. Une photographie de « porte, 11, rue Larrey » grandeur réelle est exposée à la rétrospective Marcel Duchamp du Museum of Fine Arts de Houston.
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Museum Fine of Arts de Houston 1965 - "Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky" |
1978. A la biennale de Venise, des ouvriers prirent par erreur « porte, 11, rue Larrey » pour un élément de l’architecture environnante, l’installèrent dans le coin d'une galerie et la badigeonnèrent de peinture.
L’œuvre d’art et la postérité
En aménageant 11, rue Larrey, en 1927, Marcel Duchamp et sa femme sont confrontés à un problème domestique. L’angle de deux pièces desservies par deux portes était mal-commode. De ces deux portes, Marcel Duchamp n’en retint qu’une et fabriqua un système où lorsqu’une pièce est fermée, l’autre est ouverte, et vice versa.
En 1963, Marcel Duchamp fit démonter cette porte, puis l’exposa dans l’exposition de la galerie Ekstrom à New-York. Il présenta cette objet comme un readymade intitulé « porte, 11, rue Larrey ».
En 1965, lors de la grande rétrospective de ses œuvres au Museum of Fine Arts à Houston, Marcel Duchamp fit exposer la reproduction photographique grandeur nature de cette porte.
Cette pièce n’a pas été conçue au départ comme une production artistique. Elle a été « arrachée » à son contexte domestique d’origine et — sur le principe du choix d’indifférence artistique que M.D. a toujours revendiqué pour présider au choix d’un objet readymade — elle a été placée dans un contexte d’exposition artistique.
Ainsi l’objet, restant toujours le même, change d’état, de nature, de statut.
Ce déplacement de Paris à New-York, du domestique à l’exposition, par Marcel Duchamp, de la porte de l’appartement du 11 rue Larrey semble à première vue l’application primaire et désormais classique de la définition du readymade tel que l’avait énoncé André Breton en 1929, dans son célébrissime Dictionnaire abrégé du Surréalisme : « Objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste ».
Bien-sûr, VISIBLEMENT, c’est cela. Mais ce n’est pas que cela.
Comme la plupart des productions de Marcel Duchamp, l’objet lui-même est une métaphore et un élément de compréhension de « la loi de la pesanteur » que Marcel Duchamp n’a cessé de mettre en scène.
C’est la métaphore du changement d’état d’un objet d’art en œuvre d’art.
C’est la matérialisation d’un des énoncés de la loi de la pesanteur : pour passer d’un état à un autre, l’action de l’artiste ne suffit pas ; il faut une action extérieure, celle des regardeurs, celle des regardeurs qui refusent dans un premiers temps, puis qui réhabilitent dans un second temps.
En elle-même, la production artistique n’a pas de valeur. Une porte, un nouveau cadre de référence doit être ouvert pour accréditer l'œuvre, la transmuer d'objet à œuvre d'art. Et donc, non seulement cet objet est l’évocation matérielle de ce changement de cadre, mais c’est également la métaphore fermeture/ouverture de la condition d’accession du statut de l’objet d’art à celui de l’œuvre d’art.
Si une reconstitution de la porte est installée en 1961 dans une exposition sur le « mouvement » à Amsterdam, ce n’est pas pour montrer un readymade de Marcel Duchamp, c’est bien pour évoquer le mouvement qu’utilise Marcel Duchamp comme signe et un mouvement qui crée, qui dévoile un instant de changement, un instantané « inframince » du passage d’un état à un autre. Fermer un passage revient à ouvrir un autre passage, le refus par les uns conduit dans le même temps à un début d’assimilation par les autres, le refus et la réhabilitation sont concomitants ; les uns refusent pendant que les autres l’acceptent.
« Une œuvre d’art moderne, en tant que genre nouveau, est une œuvre à la fois refusée par les uns et acceptées par les autres, comme la porte 11, rue Larrey est une porte ouverte et fermée dans le même temps. Elle divise en deux camp la communauté. Ceux qui aiment l’artiste et ceux qui n’y croient pas ». [Marcel Duchamp par lui-même, Alain Boton]
Le parcours de la porte du 11 rue Larrey transformée en « porte, 11, rue Larrey », du domestique à l'artistique, offre d’autre part un joli contrepoint quasi illustratif aux remarques d'André Breton qu’il faille « transformer le monde » et « changer la vie », sur le rapprochement de l’art et de la vie, sur la disparition des frontières entre l’art et la vie.
En 1965, Marcel Duchamp expose la photographie de « porte, 11, rue Larrey », grandeur nature. Il s'affranchit de montrer la porte d'origine ou une reproduction en 3 dimensions. Si la photographie vaut pour l'objet, c'est que l'objet vaut pour l'idée. C'est exactement la même logique qui le faisait réfléchir, dans les années 1910, et évoquer que "si les ombres sont la projection 2D (deux dimensions) d'un objet 3D (trois dimensions), les objets 3D doivent être la projection d'un univers 4D (quatre dimensions)".
Il faut bien noter que « porte, 11, rue Larrey »
en tant que qu'œuvre d'art commence son existence par une
reconstitution-copie détruite dans la foulée, puis par un déplacement de
l'espace domestique à l'espace exposition, puis par une photographie
exposée, puis par de nombreuses reconstitutions-copies exposées, non
signées.
Dans un article paru dans The New York Tribune, en septembre 1915 — la première année du séjour de Marcel Duchamp en Amérique —, Marcel Duchamp précise : « Je ne peux pas donner d’éclaircissements sur mes œuvres. On pénètre simplement leur sens, ou non. Voici le conseil que je donne à chacun de ceux qui s’avouent incapables de comprendre un tel art : « Tâchez d’étudier le plus possible d’images pareilles que vous connaissez. Seule leur observation continue pourra rendre intelligible le plan selon lequel elles ont été conçues ».
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1937. Marcel Duchamp devant la verrière de l'appartement 11 rue Larrey, 7ème étage. Photographie Denise Bellon. |
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Marcel Duchamp 11 rue Larrey (1963-1968 - non daté) Véra Cardot - Pierre Joly - "Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky" |