L’œuvre d’art est-elle une marchandise comme une autre ?

 PODCAST VIII/XX

Où l’on montre comment l’anartiste s’est aventuré au cœur du marché de l’art tout en feignant de s’en désintéresser.

Marcel Duchamp n’est jamais là où on l’attend : son principe d’indifférence au bon ou au mauvais goût, son désir de ne pas se répéter, l’évocation d’une quatrième dimension potentielle, l’usage de portes et fenêtres pour évoquer de nouvelles références, ses interrogations sur le statut changeant de la production artistique, l’invention du terme inframince, cet entre-deux impalpable, ses productions cinétiques qui tournoient et enfin ses fréquents aller-retour Paris-New-York, New-York-Paris, tout cela montre sa constance dans le besoin et le désir mêlés d’un mouvement permanent des idées. Au final, il cherche systématiquement à promouvoir la pensée en mouvement comme processus créatif.
Il aura même l’occasion de le faire devant un juge. Il est dans le prétoire d’une salle de jury américain pour assister aux débats autour de la qualification d’œuvre d’art à propos de L’oiseau dans l’espace, une sculpture de son ami Brancusi,

Un procès

En 1926, Henri-Pierre Roché et lui-même ont organisé une exposition des œuvres de Brancusi à New-York mais les douanes américaines ont rejeté l’appellation d’œuvre d’art pour la sculpture considérant que c’est plutôt un objet industriel manufacturé et qu’à ce titre ils appliquaient une taxe très lourde d’import de marchandise. « Brancusi contre les Etats-Unis », c’est l’appellation du procès qu’intente Brancusi pour faire reconnaître ses productions comme œuvres d’art. Ce procès apporte à Marcel Duchamp de nombreux arguments à sa vision critique des modalités d’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art. Le procès s’ouvre à à New York en octobre 1927 et ce n’est que le 26 novembre 1928 que le juge rendra son verdict.
L’oiseau dans l’espace est une sculpture qui représente un oiseau extrêmement stylisé et à la surface polie comme une pièce industrielle pourrait l’être, comme une hélice d’avion par exemple.
Un des enjeux du procès est donc de démontrer à la cour qu’il s’agit de la fonte originale et de faire ressortir clairement qu’il s’agit d’une statue produite par un sculpteur professionnel. Les douanes, elles, bloquent sur un jugement de goût, estimant qu’esthétiquement, ce ne peut être une production d’ordre artistique.


Les artistes modernes considèrent que leurs productions sont connectées à la vie réelle, aux contextes qui les ont vu naître et aux espaces dans lesquels ils peuvent être présentés. Les œuvres vivent avant, pendant et après leur production matérielle. C’est là leur beauté, quelle que soit leur esthétique.
En ce sens, ces artistes considèrent aussi que l’industrie construit des objets d’une rare beauté et que certains artisans ou certains industriels n’ont rien à envier à la majorité de tous ceux qui se disent artistes. Duchamp, Brancusi et Léger l’avaient bien remarqué dans une visite commune au salon de l’aéronautique de Paris en 1912. Les douanes américaines réactivent la querelle, la césure entre artisans et artistes en jeu à la Renaissance.

Un verdict

L’autre grand enjeu de ce procès est celui du processus de copie dont va s’emparer Marcel Duchamp dans la seconde partie de son activité artistique. Arnaud Nebbache fait dire à Brancusi dans sa BD sur le procès : « Est-ce qu’ils vont faire chier Claude Monet, lui ? Est-ce qu’ils vont lui demander si ses cathédrales sont des copies sous le prétexte que le sujet est le même trente fois ? »
Et à Marcel Duchamp il fait dire : « Ça fait bien longtemps que la peinture s’est libérée des préoccupations représentatives et de l’imitation de la nature ». Et à Fernand Léger il fait dire : « Grâce au travail de Brancusi, nous sommes contraints à rompre avec toutes les idées artistiques établies depuis la Renaissance. Il nous ouvre les portes d’un monde d’une liberté infinie. »
Le jury donne son verdict. Après avoir admis que certaines définitions toujours en vigueur sont en fait périmées, il reconnaît « qu’une école d’art dite moderne s’est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »


Le lendemain du jugement, des photographies de la sculpture paraissaient dans la presse, légendées d’un très beau titre  : « IT’S A BIRD » « C’est un oiseau ! »
Marcel Duchamp, qui est à l’avant-garde de toutes ces problématiques, trouve dans ce jugement une confirmation, une validation de ses intuitions. À l’ère moderne, l’accession des productions artistiques au rang d’œuvre d’art passe par le temps-retard du refus, puis de la réhabilitation. Ce temps retard, il en jouera tant et plus qu’il deviendra son principal moteur créatif.

Bravo l’anartiste !

 

Œuvre : L’oiseau dans l’espace (Brancusi, 1923) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Vous pouvez lire et regarder le magnifique ouvrage dessiné de Arnaud Nebbache, Brancusi contre les Etats-Unis, Éditions Dargaud, 2023.