[#7] Super simple grand verre

7/1 Le programme machine du Grand Verre

La mariée mise à nu par ses célibataire même, 1915–1923, autrement appelée Le Grand verre. installée au Museum of Art de Philadephie depuis 1956. Huile, vernis, feuille de plomb, fil de plomb et poussière entre deux panneaux de verre. 277.5 × 175.9 cm. « Etrange objet dressé à la lisière du monde imaginaire et du monde réel… » (Simone de Beauvoir)

Marcel Duchamp est quasi "dégoûté" par le refus d’exposition de son tableau Nu descendant l’escalier n°2 au Salon des Indépendants de 1912 (voir #3 L’automate et la spirale). Il est dégoûté au sens propre : son amour-propre a "du plomb dans l'aile", et au sens figuré : il entame une réflexion profonde sur "le jugement du goût" qu'il poursuivra toute sa vie. Ce sens figuré, comme toujours, sera réapproprié par M.D. au sens propre et cette question de goût deviendra "La loi de pesanteur" dans sa grande fresque mécaniste du "Grand verre".

En 1912, Marcel Duchamp fait un voyage de 3 mois en Allemagne et commence à élaborer les pièces d’un « puzzle » qui deviendra son « œuvre phare » : La mariée mise à nu par ses célibataires même. Le temps de gestation et de réalisation des éléments définitifs s’étalera de 1913 à 1925, date à laquelle il décidera de ne plus poursuivre et de considérer cette réalisation comme « définitivement inachevé ». La mariée sera présentée pour la première fois en 1926 lors de l’International Exhibition of Modern Art, organisé par la Société Anonyme au Brooklyn Museum  de New-York.

Tout au long de sa vie, Marcel Duchamp développe une réflexion sur le statut de l’œuvre d’art qu’il ne cesse d’alimenter avec des productions plastiques, des agencements multiples et variés, des textes ou des scénographies et des travaux d’édition qu’il prend en charge.
Marcel Duchamp analyse la production d’œuvre d’art à l’ère moderne comme un processus qui va du refus de l’œuvre par le plus grand nombre à la réhabilitation de cette même œuvre par un petit groupe. Nous avons déjà vu que la production des readymades est toute entière destinée à expérimenter ce processus (voir #5 Le domaine du readymade) ; nous allons voir que La mariée en est le programme.

La plupart des critiques, historiens d’art, commentateurs se sont arrachés les cheveux pour décrire, puis « interpréter » La mariée.

Si on s’en tient à l’aspect rétinien, au simple regard sur les aspects plastiques (formes, couleurs, composition, textures), on peut facilement se laisser aller à gloser sur la « machinerie », sur le parcours de « quelque chose » dans la machine, on peut développer un discours sur toutes les références « sexuelles », on peut magnifier la « transparence » du support en verre. Mais cette voie interprétative ne nous hisse pas au niveau de la pensée de Marcel Duchamp. Nous soutenons ici (avec Michel Onfray et Alain Boton, par exemple) que Marcel Duchamp — par la puissance de son raisonnement et par la constance dans le déploiement de sa pensée —, dialogue consciemment avec Platon et toute la pensée néo-platonicienne.
(…) Issue de Platon, l'esthétique renvoie le réel à l'intelligible : rien ne vaut sur terre qui ne procède d'un univers d'idées pures, incorruptibles ; hors du temps, inaccessibles à l'usure, à l'entropie et irréductibles, évidemment, à une quelconque approche historique. La beauté particulière d'un objet définit ce qui en lui participe de la Beauté en soi.
(…) De l'urinoir au porte-bouteilles en passant par la pelle, ces objets obligent à un nouveau regard qui crée une métaphysique inédite et renverse le platonisme : l'objet ne reflète pas l'intelligible telle la dépréciation immanente d'une forme pure, mais il triomphe en artifice d'une authentique ontologie païenne.
(…) Duchamp assassine Platon lorsqu'il affirme la subjectivité, la relativité, le perspectivisme de tout avis esthétique.
(…) Marcel Duchamp est aux Beaux-Arts ce que Nietzsche est à la philosophie : dynamiteur et constructeur, volcan et architecte, vandale et créateur de civilisation, porteur de glaive, lanceur de foudre, dompteur d’abimes, mais également bâtisseur volonté architectonique — un prince. Les deux figures marquent une révolution chacune dans leur domaine, [...] et après eux, l’action, la vie s’envisagent différemment.
[Michel Onfray Archéologie du présent Adam-Biro 2003]
Dans l’esprit de M.D., La Mariée... est indissociable de La Boite verte, dans laquelle il a accumulé la reproduction de 93 notes manuscrites concernant la réalisation du « grand verre », réalisée et diffusée en 1934. (Ici, l'ensemble des notes de la La boite verte à la TATE)


Ces différentes notes ressemblent à un délire dada où rien n’aurait de sens, mais Marcel Duchamp a toujours expliqué que ces notes de travail, dans lesquelles se déploie son nominalisme, donnent des indications sur le pourquoi et le comment de la conception et de la réalisation de La mariée mise à nu et ses célibataires même.

Il nous faut donc bien prendre en compte, comme constitutifs d’un même ensemble : La mariée, le nominalisme, la boîte verte et les readymades.

Infographie Marc Vayer

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Dans ce chapitre, nous émettons l'hypothèse que le "Grand verre" est une œuvre polysémique qui s'oppose à l'idée platonicienne de "la beauté en soi". Vous pouvez maintenant, pour détailler le processus de réalisation du Grand verre, lire le chapitre #7/2 : La genèse prosaïque du Grand verre.

cœurs volants [1936]

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