[#7] Super simple Grand verre

7/4 La polysémie du Grand Verre

Sous les apparences d’une production plastique artistique (un support, des formes, des matières, des couleurs, une composition), sous les apparences d’un récit sexuel (des célibataires cherchent à inséminer celle qui devient la mariée), sous des apparences mécanistes (des machines anthropomorphe ou des personnages mécanisés sont confrontés dans une logique de cause à effet), la mariée mise à nu par ses célibataires même est un diagramme d’ordre sociologique.

Le Grand Verre est une image qui correspond tout à fait à la définition d’un diagramme.
Un diagramme, c’est une représentation visuelle simplifiée et structurée des concepts, des idées, des constructions, des relations, des données statistiques, de l'anatomie etc. employé dans tous les aspects des activités humaines pour visualiser et éclaircir le sujet abordé. Un diagramme permet aussi de décrire des phénomènes, de mettre en évidence des corrélations entre certains facteurs ou de représenter des parties d’un ensemble.

1939. Le Grand verre. Reproduction inversée et report numéroté des fêlures pour impression sur celluloïde dans la boite en valise.

Le Grand Verre est un diagramme qui décrit le mécanisme du changement de statut — à l’époque moderne — d’un objet fabriqué par un artiste en œuvre d’art reconnu par la postérité.
Ceux que M.D. appelle les regardeurs choisissent, par souci de distinction, des objets qui ont été refusés par le plus grand nombre et décident que ces objets élus par eux deviendront des œuvres d’art, incluses dans des collections, présentées dans des musées, intégrées dans le marché de l’art.

1965. Diagramme du Grand verre, par Marcel Duchamp.

Marcel Duchamp appelait également le Grand Verre « le retard en verre ». Le temps du Grand Verre est décrit « en retard » parce que l’objet était déjà-là — readymade —, produit sincèrement par un artiste. Mais l’artiste, une fois l’objet produit est dépossédé de son devenir. L’objet ne devient œuvre d’art que dans un second temps, par l’action des regardeurs.

Le succès institutionnalisé des objets de provocation et des avants-garde s’explique aussi ainsi. Ce qui dans un premier temps a été rejeté car incompris, anti-conformiste, abstrait, révolutionnaire, provocant, est réhabilité par une petite minorité qui détient les clefs (financières, spéculatives, médiatiques, critiques, dandy,…) et devient « chef d’œuvre », en tout cas institué comme tel, puis devient la norme ; et ainsi de suite…

L’image globale du « Grand verre » est celle d’un dispositif technique, le descriptif d’une machinerie qui enchaîne les actions dans un mouvement de cause à effet.

C’est aussi, par analogie, le descriptif du protocole de l’expérimentation mise en œuvre par Marcel Duchamp dont on rappelle encore qu’elle consiste à proposer ses readymades en comptant bien qu’ils soient dans un premier temps refusés ou ignorés, puis, dans un second temps réhabilités et intégrés dans le circuit, le barnum artistique.

C’est l’utilisation d’un paradoxe comme preuve : des objets a priori inassimilables à l’action d’un artiste deviendront tout de même des œuvres d’art parce que des esthètes les choisiront, les réhabiliteront pour se distinguer du commun, par l’action de « l’amour-propre » et de la « vanité ». « La beauté d’indifférence » — qui présidait selon M.D. au choix de ses readymades — se transforme en esthétique contemporaine.

Marcel Duchamp met donc en scène une loi sociologique, celle qui gouverne le monde de l’art moderne depuis Courbet et Manet, les premiers grands refusés. Il la nomme d’ailleurs la Loi de la pesanteur.
1933. Le Grand verre installé dans l'appartement du couple Arensberg.
Marcel Duchamp a décidé de prouver le déterminisme de cette loi en le mettant à l’épreuve de l’expérience. N’importe quel objet, même le plus incongru, peut devenir un chef d’œuvre de l’art par la force de ce déterminisme. [Alain Boton]

Infographie Marc Vayer
Aussi, avec Alain Boton, nous disons ici que l'espace en bas à droite du Grand verre est le lieu de réception de l'objet urinoir qui, par l'action de la machine, deviendra Fountain, l'œuvre d'art.

Dessin Marc Vayer
De "l'éclaboussure" à la "sculpture de gouttes", l'opération du jugement de goût prend ici toute sa place.

Infographie Marc Vayer. Inclus "Le déjeuner sur l'herbe" Edouard Manet 1863 ; "L'origine du monde" Gustave Courbet 1866 ; "Les demoiselles d'Avignon" Pablo Picasso 1907 ; "Danseuse" Ernst Kirschner 1911 ; "Monochrome bleu" Yves Klein 1965 ; "Balloon dog" Jeff Koons 2000.
On comprend encore mieux le fonctionnement de la machine comme métaphore du processus sociologique de fabrication d'œuvre d'art en proposant d'imaginer à cette même place, en bas à droite, n'importe quel "objet d'art" qui est devenu "œuvre d'art", à l'ère moderne, dans un processus qui va du rejet à la réhabilitation.

Le Grand Verre de Marcel Duchamp formule dès 1912 cette action de nos jugements de goûts qui nous différencie les uns des autres de telle sorte que chacun puisse trouver sa place dans ce qui a été formulé à la fin des années 1960 comme la « société du spectacle ».
« Quand on a compris que la modernité est justement cette société qui a transformé le moindre objet utile lié aux fonctions premières, se nourrir, se vêtir, s’abriter, se mouvoir, en objet culturel fonctionnant par renvoi miroirique, on a [chez Marcel Duchamp] le processus fonctionnel, capté au niveau anthropologique et non politique, de ce que Guy Debord [a nommé] « la société du spectacle ».  [Alain Boton]
Marcel Duchamp a même anticipé 100 ans à l'avance les dérives actuelles du marché de l'art en ne participant plus à ce marché dès 1912, puis simultanément en réalisant ce Grand verre explicatif du phénomène de "chef-d'œuvrisation" (C'est moi qui invente ce néologisme).
Les prix du marché de l'art sont non seulement manipulés à l'aide de médiateurs institutionnels (curateurs, commissaires d'exposition, commissaires-priseurs) et de disciplines qui servent de cautions d'expertise (universitaires spécialistes d'histoire de l'art et critiques d'art, directeurs d'institutions publiques), mais l'accès à l'information est toujours préempté par les plus puissants qui disposent d'une main-d'oeuvre de conseillers en achats; chargés d'une mission de prospective et de sélection des tendances susceptibles de faire l'objet d'une mise en valeur croissante. Les quelques artistes post-conceptuels « élus » par ces macro-collectionneurs font l'objet de ventes privées, de commandes précises qu'ils doivent honorer, à la manière d'un art de cour renouvelé, destiné à mettre en scène le pouvoir somptuaire du prince à travers les prodigalités qu'il dispense et les festivités parfois transgressives qu'il autorise. Les pratiques de présélection introduisent de l'opacité et de l'asymétrie, toujours au bénéfice de ceux qui disposent déjà du capital accumulé.
La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes / Olivier Quyntin dans L’ART ET L’ARGENT Jean Pierre Cometti / Nathalie Quintane Editions Amsterdam 2017
La Mariée mise à nu par ses célibataires même est donc une œuvre d’art totale. Elle est polysémique et anthropologique. Elle mêle l’intimité des affects amoureux et la modernité des processus mécaniques et machinistes pour décrire le programme sociologique de l’art moderne.

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Dans ce chapitre, nous avons éclairé "La mariée mise à nu par ses célibataires même" comme étant un diagramme mode d'emploi de l'art moderne. Passons maintenant à la dernière production de Marcel Duchamp avec le chapitre #8/1 Tout étant donné, les voyeurs, les voyants.

cœurs volants [1936]

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