[#5] Le domaine des readymades

5/2 Les origines, la source

Les recherches d’Alain Boton (Marcel Duchamp par lui-même, presque » FAGE 2012] révèlent une proximité, une analogie, une transcription remarquable entre le texte Le rire de Bergson (1900),— texte qui est encore souvent étudié au lycée — et la loi de la pesanteur de Marcel Duchamp. La connection est si complète entre ce texte et le travail de Marcel Duchamp qu’on est époustouflé : non seulement le terme « tout-fait » est utilisé 14 fois dans le texte de Bergson, mais le programme imagé du « Grand verre » semble tout entier contenu dans ce texte. Nous y reviendront dans un prochain article [#6 super simple grand verre].
Peu importe que les concepts de Duchamp ne soient pas des originaux. Quel créateur, dans n’importe quel domaine, ne s’est pas appuyé sur des précédents ? Ce qui compte, c’est qu’on semble tenir là la source principale des idées de Marcel Duchamp et surtout qu’on accède ainsi à la traduction d’une grande partie du langage imagé inventé par Marcel Duchamp, le « nominalisme pictural » (et Alain Boton en serait le Champollion).

(…) Duchamp s’approprie ouvertement le petit ouvrage de Bergson afin de donner à son œuvre des nuances que son mode d’exposition schématique exclue. Duchamp va utiliser les mots de Bergson pour donner de la chair à son œuvre, squelettique par nécessité.
(…) La thèse de Bergson est habituellement résumée ainsi  : le rire se déclenche quand du mécanique se plaque sur du vivant. A partir de cette donnée, l’ouvrage de Bergson va devenir un essai sur la vanité  : l’essai sur le rire vire à l’essai sur la vanité parce que c’est elle qui rend mécaniques et donc risibles nos comportements. [Alain Boton]
Voici de nombreux exemples de phrases extraites du Rire de Bergson et que Marcel Duchamp semble avoir « décalqués » en images, avec les readymades ou avec une production comme « 3 stoppages étalon ».
« Se laisser aller, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, à dire ce qu’on ne voulait pas dire ou à faire ce qu’on ne voulait pas faire, voilà, nous le savons une grande source de comique. C’est pourquoi la distraction est essentiellement risible. C’est pourquoi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie.»
« Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. Or cette idée se forme dès que nous apercevons de l’inerte, du tout fait, du confectionné enfin à la surface de la société vivante. »
« L’indifférence est son milieu naturel. »
« Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. »
« Ce qu’il y a de risible dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que le premier s’est produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artificiellement. Le passant, tout à l’heure, ne faisait qu’observer ; ici le mauvais plaisant expérimente.
« Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui qu’on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait où nous nous insérerons. Il nous impose sa raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. »
« Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu. »
« Il a quelque chose d’esthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des œuvres d’art. »
« Passons à la société. Vivant en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous empêcher de la traiter comme un être vivant. Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. «
« Écoutez plutôt Scapin lui-même : « La machine est toute trouvée » »
« Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. »
« C’est pourquoi aussi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie. Ce genre de raideur s’observe-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisqu’il y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées. Un personnage qui s’exprimerait toujours dans ce style serait invariablement comique. Mais pour qu’une phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore qu’elle porte en elle un signe auquel nous reconnaissions, sans hésitation possible, qu’elle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut guère arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste, soit une erreur grossière, soit surtout une contradiction dans les termes. De là cette règle générale : On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré. »
Dans « La boite verte », complément au « Grand verre », la note n°47 est ainsi rédigée :
« La Mariée mise à nu par ses célibataires, même  : pour écarter le tout fait, en série du tout trouvé. – L’écart est une opération. »


note 47 de "La boite verte". Pour écarter le tout fait...
"Duchamp distingue (...) clairement le tout fait du tout trouvé. Il dit que l’écart entre les deux va être rendu visible par une opération. Or nous savons maintenant que La Mariée mise à nu par ses célibataires, même représente une opération  : son expérience sociologique. Ainsi il nous dit qu’elle va élucider cet écart. C’est donc très important. Nous connaissons la définition des ready made rédigée par André Breton : objets usuels promus à la dignité d’objets d’art par le simple choix de l’artiste. La question que pose Duchamp avec sa note est de savoir si Breton définit le tout fait ou le tout trouvé. Et il n’aurait pas rédigé cette note si le choix qu’elle propose ne renvoyait pas à une alternative précise, d’une part, et d’autre part, au moment même où il la pose, la réponse apparait, évidente. Le ready made tel que le monde de l’art dans son ensemble le définit, Duchamp le nomme tout trouvé et non pas tout fait. En effet si on pense à l’inverse que le tout fait dans cette note renvoie à la définition courante, celle de Breton, alors le tout trouvé est obligatoirement une redondance." [Alain Boton]
Autrement dit, cette note de Marcel Duchamp indique que le « tout trouvé » (les readymades) se transforment en « tout fait » (des œuvres d’art) par une « opération » (l’action sociologique du choix par certains, le processus de réhabilitation).

Lorsqu’on lit l’ensemble du texte du Rire de Bergson et qu’on le rapproche des termes et images que Marcel Duchamp produit tout au long de sa démonstration, on est stupéfait des rapprochements quasi-directs, comme si Marcel Duchamp avait illustré de grandes parties du texte de Bergson.
Il n’est pas dit, bien-sûr, que le Rire de Bergson soit l’unique source de Duchamp, mais la loi de la pesanteur mise en image tout au long des productions de Marcel Duchamp lui doit beaucoup.

(…) Il est tout de même à la fois incroyable et à la fois très significatif que dans les centaines d’articles consacrés des fois à des détails insignifiants, jamais personne n’ai relevé que Bergson comme Duchamp utilise le mot tout fait alors même que tous les historiens savent que Bergson était très discuté dans le groupe de Puteaux, milieu artistique que fréquentait Duchamp et ses frères.  [Alain Boton]
 
3 stoppages étalon. Marcel Duchamp 1913
3 stoppages étalon 1913
Boite, Fil, toile, cuir, verre, bois, métal.
Simulacre d’expérience. Marcel Duchamp aurait laissé tomber sur des panneaux peints en bleu de Prusse, depuis une hauteur d’un mètre, trois fils d’un mètre chacun. Ensuite, trois règles en bois ont été réalisées d’après le dessin formé par ces fils. Le tout est installé dans une boîte.

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Nous avons vu dans ce chapitre que Marcel Duchamp ré-utilise un terme de Bergson et que les readymades illustrent la transformation du "trouvé" en "fait", le processus de transformation de l'objet trivial en œuvre d'art. Vous pouvez continuer l'exploration des readymades avec le chapitre 5/3 : La variété des readymades.

cœurs volants [1936]
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