Phare de la mariée


Couverture du n°6 de l revue Le Minotaure, hiver 1935

A. Breton,  « Le Phare de la Mariée », in Le Minotaure, n. 6, Paris, hiver 1935, pp. 45-49.
 
Desbâtisses jetées sous un ciel gris virant au rose, très lentement — c’est d'un style trouble et angoissant de conquête, où le transitoire le dispute au pompeux — cela vient de se lever en un rien de temps sur quelque point extrême du globe et rien ne peut faire, d'ailleurs, que cela ne se fonde à distance pour nous dans le plus conventionnel décor d'aventure moderne, chercheurs d'or ou autres, tel qu'ont contribué à le fixer les débuts du cinéma : la haute école, la chance, les feux des yeux et des lèvres de femmes, bien qu'en l'occurrence il s'agisse d'une aventure purement mentale, je me fais assez volontiers cette idée de la grandeur et de l'indigence du Cubisme. Quiconque s'est jamais surpris à ajouter foi aux affirmations doctrinaires dont ce mouvement s'est autorisé, à lui tenir compte de ses aspirations scientifiques, à louer sa valeur « constructive » doit en effet convenir que l'ensemble de recherches ainsi désignées n'a été qu'un jouet pour la lame de fond qui est venue très tôt y mettre fin, non sans avoir bouleversé de fond en comble, à grande distance, le paysage artistique et moral. Ce paysage, aujourd'hui méconnaissable, demeure encore trop agité pour qu'on puisse prétendre démêler avec rigueur les causes profondes de son tourment : on se contente, en général, de l'expliquer par l'impossibilité de rien édifier de stable sur un terrain socialement miné. Pour expédiente que soit cette façon de juger, qui rappelle heureusement l'artiste à une juste appréciation de ses limites (la transformation de plus en plus nécessaire du monde est autre que celle qui peut s'opérer sur des toiles), je ne pense pas qu'elle doive nous soustraire à l'étude du processus de formation de la vague particulièrement creuse et vorace dont je parlais.
Du strict point de vue historique, il importe grandement, pour mener à bien cette étude, de considérer avec attention le lieu d'enregistrement électif des toutes premières vibrations caractéristiques du phénomène, en l'espèce les dispositions générales de tel artiste qui s'est avéré à cette occasion l'appareil réceptif le plus sensible. La situation unique de Marcel Duchamp à la pointe de tous les mouvements « modernes » qui se sont succédés depuis vingt-cinq ans était, jusqu'à ces derniers jours, pour faire déplorer que la partie extérieurement· la plus importante de son oeuvre, de 1911 à 1918, gardât assez jalousement son secret. Si la « lame de fond », par la suite pleinement ébranlante, avait pu commencer à grandir, certes, on en était bien venu à penser que Duchamp avait dû, d'emblée, en savoir long sur ses ressources, on le soupçonnait bien de lui avoir ouvert quelque mystérieuse soupape. Mais on n'espérait guère être un jour plus complètement édifié sur son rôle. Aussi la publication, en octobre 1934, de quatre-vingt-quatorze documents réunis par lui sous le titre : La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même, qui, tout à coup, retourne devant nous cette lame et nous fait entrevoir ce qu'il y a de plus complexe dans son énorme maçhinerie, ne peut-elle manquer de passer pour un événement capital . aux yeux de tous ceux qui attachent quelque importance à la- détermination des grands mobiles intellectuels d'aujourd'hui.
Au cours d'un texte destiné à faire valoir les plus fâcheux calculs esthétiques : La Genèse d'un Poème, Edgar Poe, malgré tout, porte un jugement admirable, qui n'a pas cessé d'être partagé par tous les artistes dignes de ce nom et constitue, sans doute inconsciemment pour la plupart d'entre eux, le plus important des mots d'ordre : « L'originalité (excepté dans des esprits d'une force tout à fait insolite) n'est nullement, comme quelques uns le supposent, une affaire d'instinct ou d'intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu'elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c'est moins l'esprit d'invention que l'esprit de négation qui nous fournit les moyens de l'atteindre. » Sans préjuger du degré de « force insolite » qui, précisément, peut être la marque d'un esprit tel que Duchamp, ceux qui l'ont quelque peu fréquenté ne se feront aucun scrupule de reconnaître que jamais originalité plus profonde n'a, en effet, paru plus clairement découler chez un être d'un dessein de négation porté plus haut. Toute l'histoire de la poésie et de l'art depuis cent ans n'est-elle pas pour nous fortifier dans la conviction que nous sommes moins sensibles, en fin de compte, à ce qu'on nous dit qu'à ce qu'on nous épargne de répéter, par exemple ? Il y a diverses manières de répéter, depuis la répétition verbale pure et simple, si malséante, du type « ciel bleu » — dont la rencontre, en ouvrant un livre de poèmes, me dispense, en tout état de cause, de prendre connaissance du contexte, en passant, dans l'art, par la répétition du sujet traité, fallacieusement excusée par la manière nouvelle dont on le traite, ou par la répétition de la manière, fallacieusement excusée par la nouveauté du sujet, jusqu'à la répétition, dans le cadre de l'existence humaine, de la poursuite de certain « idéal » artistique exigeant une application continue incompatible avec une autre forme d'action. Où, sinon· dans· la haine que nous éprouvons pour. cette redite éternelle, chercher la raison de l'attraction croissante qu'exercent sur nous certains livres qui se suffisent assez étrangement à eux .. mêmes pour que nous tenions leurs auteurs pour quittes : Les Chimères ; Les Fleurs du Mal ; Les Chants de Maldoror ; Les Illuminations ? N'est-il d'ailleurs pas rassurant, exemplaire qu'à ce prix certains d'entre ces auteurs se soient tenus pour quittes, aussi ?
L'originalité absolue, de refus en refus, me paraît mener fatalement à la conclusion de Rimbaud : « Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer. » Ce refus poussé à l'extrême, cette négation limite, qui est d'ordre éthique, pèse lourdement sur tous les débats auxquels la question d'une production artistique typiquement moderne a donné lieu. Rien ne peut empêcher qu'une certaine abondance de cette production, chez tel artiste, en constitue jusqu'à nouvel ordre le travers. L'originalité se compose étroitement, aujourd'hui, avec la rareté. Sur ce point, l'attitude de Duchamp, la seule parfaitement intransigeante, de quelques précautions humaines qu'il l'enveloppe, demeure, pour les poètes et les peintres les plus conscients qui l'approchent, un sujet de confusion et d'envie.
C'est au nombre de trente cinq environ que Marcel Duchamp fixe ses interventions dans le domaine plastique et encore y comprend il une série de démarches plus ou moins spontanées qu'une critique insuffisamment avertie se refuserait à homologuer : je pense, par exemple, à l'acte de signer une grande toile décorative, quelconque, dans un restaurant et, d'une manière générale, à ce qui constitue .le plus clair (qui pourrait bien être le totalement étincelant) de son activité depuis vingt ans : les diverses spéculations auxquelles l'a entraîné la considération de ces « ready-made » (objets manufacturés promus à la dignité d'objets d'art par le choix de l'artiste) à travers lesquels, de loin en loin, au mépris de tout autre secours, il s'est très orgueilleusement exprimé.
Mais qui peut dire de quoi, pour ceux qui savent, se charge une signature dont il a été fait un usage manifeste si parcimonieux !
Une lumière intense, fascinante, se répand grâce à elle, non plus sur l'objet étroit qu'en général elle situe, mais sur toute une opération de la vie mentale. Cette opération, des plus particulières, n'est susceptible de prendre tout son sens, ne se montre parfaitement saisissable qu'une fois restituée à une série d'autres opérations, de caractère causal, dont aucune ne supporte d'être ignorée. C'est assez dire que l'intelligence que l'on peut avoir de l'oeuvre de Duchamp et le fait de pressentir ses très lointains prolongements ne peuvent être fonction que d'une connaissance historique approfondie du déroulement de cette oeuvre même. Vu l'allure prodigieusement rapide de ce déroulement, le nombre très limité des gestes publics de Duchamp commanderait de les énumérer sans rien omettre. Force m'est pourtant de m'en tenir, ici, aux plus caractéristiques.
Le Moulin à Café (fin 1911), qui marque le point de départ de l'orientation toute personnelle qui nous occupe, prend, à côté des guitares cubistes, des airs de machine infernale. Les années 1911-1912 marquent, d'ailleurs, déjà toute l'étendue de la dissidence de Duchamp, dissidence qui s'affirme avec éclat tant dans le sujet que dans la facture de ses dessins et de ses toiles : à remarquer que la plus grande partie de son oeuvre picturale proprement dite est comprise dans ces limites (Jeune Homme triste dans un Train, Nu descendant un Escalier, Le Roi et la Reine entourés de Nus vites, Le Roi et la Reine traversés par des Nus vites, Vierge, Le Passage de la Vierge à la Mariée, Mariée).
C'est, en effet, dès la fin de 1912 qu'il subit la grande crise intellectuelle qui l'amène à renoncer progressivement à cette forme d'expression. Celle-ci lui apparaît viciée.
L'exercice du dessin et de la peinture lui fait l'effet d'un jeu de dupes : il tend à la glorification stupide de la main et de rien autre. C'est la main la grande coupable, cornment accepter d'être l'esclave de sa propre main ? Il est inadmissible que le dessin, la peinture en soient encore aujourd'hui où en était l'écriture avant Gutenberg. La délectation dans la couleur, à base de plaisir olfactif, est aussi misérable que la délectation dans le trait, à base de plaisir manuel. La seule issue, dans ces conditions, est de désapprendre à peindre, à dessiner. Duchamp ne s'en est, depuis lors, jamais dédit et cette considération devrait, me semble-t-il, suffire à faire aborder avec un intérêt tout spécial l'entreprise gigantesque à laquelle, une telle négation posée, il a néanmoins, durant dix années, voué ses forces. C'est dans le détail de cette entreprise que les documents publiés récemment nous font entrer. Entreprise sans équivalent dans l'histoire contemporaine, qui devait voir sa réalisation dans le Grand Verre (objet peint sur glace transparente) intitulé La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même et demeuré inachevé à New York, oeuvre dans laquelle il est impossible de ne pas voir au moins le trophée d'une chasse fabuleuse sur des terres vierges, aux confins de l'érotisme, de la spéculation philosophique, de l'esprit de compétition sportive, des dernières données des sciences, du lyrisme et de l'humour. De 1913 à 1923, date de l'abandon définitif de cette oeuvre, les peintures sur toile ou sur verte qui entreraient dans la nomenclature des oeuvres de Duchamp ne sont que des recherches et des essais d'exécution fragmentaire pour les diverses parties de La Mariée mise à nu.
C'est le cas de Broyeuse de Chocolat, Glissière, Neuf Moules Mâlic (1914), Broyeuse de Chocolat (1914), ainsi que du verre A regarder d'un OEil, de près, pendant presque une heure (1918) qui est une variation sur les Témoins Oculistes appartenant, eux aussi, à la description générale. Tout au plus pourrait-on faire exception partielle pour le tableau Tu m', sur la droite duquel apparaissent les Trois Stoppages-Etalon entrant en composition, d'une part, avec deux « ready-made » (main émaillée, tête de loup), d'autre part avec les ombres portées de trois autres « ready-made » rapprochés (roue de bicyclette, tire-bouchon, porte-manteau). Pour Duchamp, le recours à ces « ready-made », à partir de 1914, tend en effet à supplanter tout autre mode d'expression. Il sera de tout intérêt d'aborder un jour la portée de ses démarches, toujours rigoureusement inattendues en ce sens, de tenter de dégager la loi de leur progression. Je ne puis que rappeler la Pharmacie de 1914, conçue à Rouen à la vue d'un paysage de neige (incorporation à une aquarelle, du type « hiver » de calendrier, de deux petits personnages, l'un rouge, l'autre vert, allant à la rencontre l'un de l'autre dans le lointain); le plafond de l'atelier de Duchamp en 1915 hérissé d'objets tels que porte-manteau, peigne, girouette, tous accompagnés de quelque inscription discordante en manière de titre 'ou de légende (une pelle à neige s'intitulait en anglais : En avance du bras cassé) ; le cadeau-anniversaire, de Duchamp à sa soeur, qui consista à suspendre par les quatre coins aux angles du balcon de celle-ci un livre de géométrie ouvert pour en faire le jouet des saisons ; le rébus composé d'une nourrice et d'une cage à fauves (Nous nous cajolions) ; l'urinoir exposé en 1917 aux Indépendants de New York sous le titre Fontaine et dont le retrait forcé après le vernissage amena Duchamp à démissionner de cette société ; l'adjonction, en 1919, de moustaches à la Joconde (L.H.O.O.Q.) ; la fenêtre de 1921 intitulée Fresh Widow (en jouant sur l'ambiguïté euphonique avec « French window ») : il s'agit d'une petite fenêtre exécutée sur l'ordre de Duchamp par un menuisier et dont les carreaux de verre sont recouverts de cuir, de sorte que ce sont des carreaux de cuir qu'il faut faire briller) ; la fenêtre de 1922, réplique de la précédente, présentant cette fois une base en bois avec des briques dessinées et des carreaux de verre paraphés de blanc comme ceux des maisons nouvellement construites (La Bagarre d' Austerlitz) ; la petite cage à oiseaux de 1921 remplie de morceaux de marbre blanc sciés à l'imitation de morceaux de sucre, cage dont la paroi supérieure livre passage à un thermomètre (Why Not Sneeze ? Pourquoi ne pas éternuer ?) ; le projet de flacon à parfum Belle Haleine, Eau de Voilette ; l'obligation de 1924 sur la roulette de Monte-Carlo (Moustiques domestiques demistock) ; enfin, la porte de Duchamp, décrite pour la première fois dans le numéro d'Orbes d'été 1933 en ces termes : « Dans l'appartement construit de toutes pièces des mains de Marcel Duchamp, dans un atelier il y a une porte en bois naturel donnant sur la chambre. Quand on ouvre cette porte pour entrer dans la chambre, elle ferme l'entrée de la salle de bain,·et quand on ouvre cette porte pour entrer dans la salle de bain, elle ferme l'entrée de l'atelier et est ripolinée blanc comme l'intérieur de la salle de bain ».
(Le « il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée » semble une vérité irréductible. Pourtant, Marcel Duchamp a trouvé le moyen de construire une porte qui est en même temps « ouverte et fermée ».) A signaler, en marge de cette activité comme on le voit assez continue, d'une part, un certain nombre de recherches optiques particulières à l'intention du cinéma (Rotorelief), ainsi que deux états d'une sphère en mouvement sur laquelle est peinte une spirale (premier état : 1921, second état : Rrose Sélavy et moi nous estimons les ecchymoses des Esquimaux aux mots exquis, 1925-1926) ; d'autre part, un certain nombre de recherches verbales, plus spécialement actives vers 1920 (un certain nombre de jeux de mots de Marcel Duchamp ont été publiés dans le numéro 5 de Littérature (nouvelle série, octobre 1922) ainsi que sur le second plat de couverture de The Wonderful Book, par Pierre de Massot (1924).
A ce jour, aucune classification de cet ordre n'ayant été tentée, je pense que celle-ci peut très provisoirement suffire (en attendant qu'on fasse, comme il convient, des « ready-made » de Duchamp le sujet d'une thèse, ce qui ne risque pas même d'épuiser le sujet). Reste à considérer, pour la première fois également, d'assez près, l’œuvre monumentale de Marcel Duchamp auprès de laquelle toutes ses autres oeuvres font plus ou moins figure de satellites, j'entends La Mariée mise à nu par ses Célibataires, même. La boîte de documents récemment éditée jette sur elle d'inappréciables lueurs, qui ne peuvent toutefois être perçues que moyennant un supplément d'information. Je dis que la reconnaissance de la valeur objective que La Mariée mise à nu exige la possession d'un fil d'Ariane, qu'on chercherait en vain parmi les broussailles scripturales et graphiques de cette étrange Boîte Verte. Il est nécessaire de se reporter à la reproduction du verre pour identifier tout d’abord les divers éléments constitutifs de l’ensemble et prendre ensuite conscience de leur rôle respectif dans le fonctionnement.
1. Mariée (ou pendu femelle) réduite à ce qui peut passer pour son squelette dans la toile de 1912 qui porte ce titre.
2. Inscription du haut (obtenue avec les 3 pistons de courant d'air entourés d'une sorte de voie lactée. 3. Neuf moules mâlic (ou machine d'Eros, ou machine célibataire, ou cimetière des uniformes et livrées (gendarme, cuirassier, agent de la paix, prêtre, chasseur de café, livreur de grand magasin, larbin, croque-mort, chef de gare).
4. Glissière (ou chariot, ou traîneau) supporté par les patins glissant dans une gouttière.
5. Moulin à eau.
6. Ciseaux.
7. Tamis (ou plans d'écoulement).
8. Broyeuse de chocolat (baïonnette, cravate, rouleaux, châssis Louis XV).
9. Région de l'éclaboussure (non figurée).
10. Témoins oculistes.
11. Région du manieur de gravité (ou soigneur de gravité, non figuré).
12. Tirés.
13. Vêtement de la mariée.
Cet aperçu morphologique de La Mariée mise à nu permet de donner une idée très sommaire des données psychologiques qui ont présidé à son élaboration. A vrai dire, nous nous trouvons ici en présence d'une interprétation mécaniste, cynique, du phénomène amoureux : le passage de la femme de l'état de virginité à l'état de non-virginité pris pour thème d'une spéculation foncièrement asentimentale — on dirait d'un être extra-humain s'appliquant à se figurer cette sorte d'opération. Le licite, le rigoureux se composent chemin faisant avec l'arbitraire, le gratuit. On finit très vite par s'abandonner au charme d'une sorte de grande légende moderne, où le lyrisme unifie tout. Je me bornerai encore à en faciliter la lecture en exprimant très brièvement la vie de relation qui me paraît unir les treize principales composantes de l'oeuvre qui viennent d'être énumérées.
La mariée, par l'intermédiaire des trois filets supérieurs (pistons de courant d'air) échange des commandements avec la machine célibataire, commandements auxquels la voie lactée sert de conducteur ; pour cela, les neuf moules mâlic (en aspect d'attente, au minium) qui, par définition, ont « reçu » le gaz d'éclairage et en ont pris les moulages, en entendant réciter les litanies du chariot (refrain de la machine célibataire) laissent échapper ce gaz d'éclairage par un certain nombre de tubes capillaires situés à leur partie supérieure (chacun de ces tubes capillaires, dans lesquels le gaz s'étire, a la forme d'un stoppage-étalon, c'est-à-dire la forme que prend en rencontrant le sol un fil d'un mètre de longueur tendu au préalable horizontalement à un mètre au-dessus du sol et abandonné soudain à lui-même). Le gaz, ainsi amené au premier tamis, continue à subir diverses modifications d'état au terme desquelles, après être passé par une sorte de toboggan ou de tire-bouchon, il devient à la sortie du dernier tamis liquide explosif (la poussière intervient dans la préparation des tamis : élevage de poussière permettant l'obtention d'une poussière de quatre mois, de six mois. Un vernis a été coulé sur cette poussière, de manière à obtenir une sorte de ciment transparent). Durant l'opération précédente, le chariot (formé de tiges de métal émancipé) récite, comme on l'a vu, ses litanies (« Vie lente. Cercle vicieux. Onanisme. Horizontal. Aller et retour pour le butoir. Camelote de vie. Construction à bon marché. Fer-blanc, cordes, fil de fer. Poulies de bois à excentriques. Volant monotone. Professeur de bière ») tout en se livrant à un mouvement de va-et-vient sur sa gouttière. Ce mouvement est provoqué par la chute réglée des bouteilles de Bénédictine (à densité oscillante) axées sur la roue du moulin à eau (une sorte de jet d'eau arrive de coin en demi-cercle par-dessus les moules mâlic). Il a pour effet d'ouvrir les ciseaux, provoquant l'éclaboussure. Le gaz liquide ainsi éclaboussé est projeté verticalement ; il traverse les témoins oculistes (éblouissement de l'éclaboussure) et parvient à la région des tirés de canon, correspondant à la démultiplication du but « par une adresse moyenne » (schéma de tout objet). Le manieur de gravité, qui manque, devait être en équilibre sur le vêtement de la mariée et subir le contre-coup des péripéties d'un combat de boxe se déroulant au dessous de lui. Le vêtement de la mariée, à travers les trois plans duquel s'opère le renvoi miroirique de chaque goutte de l'éclaboussure éblouie, devait être conçu en application du système Wilson-Lincoln (soit tirer parti de certaine puissance de réfraction du verre, à l'image des portraits « qui, regardés de droite, donnent Wilson, regardés de gauche, donnent Lincoln ». L'inscription du haut, supportée par une sorte de voie lactée couleur chair, est obtenue, on l'a vu, par les trois pistons de courant d'air, consistant en trois carrés parfaits découpés dans l'étamine et supposés avoir changé de forme au vent. C'est à travers ces pistons que sont transmis les commandements devant aller rejoindre les tirés et l'éclaboussure, — en cette dernière prenant fin la série des opérations célibataires. Il est à observer que la broyeuse de chocolat (dont la baïonnette sert de support aux ciseaux), en dépit de la place relativement considérable qu'elle occupe dans le verre, paraît surtout destinée à la qualification concrète des célibataires, et cela en application de l'adage de spontanéité, fondamental : « Le célibataire broie son chocolat lui-même. »
Sur ce commentaire, qui n'a d'autre objet que de fournir une base d'orientation spatiale à quiconque interrogera l'image de La Mariée mise à nu et se laissera intriguer peut-être jusqu'à tenter de mettre un peu d'ordre dans les papiers glissants de la magnifique Boîte de 1934, sur ce commentaire, dis-je, devraient venir s'en greffer plusieurs autres : philosophique, poétique, — de confiance, de suspicion, — romanesque, humoristique, etc., que le manque de place m'interdit même d'esquisser. Seul sans doute le commentaire érotique de La Mariée mise à nu ne saurait être passé sous silence. Par bonheur, ce commentaire existe : de la main même de Duchamp, il constitue un texte de dix pages que qui veut peut aujourd'hui s'offrir le luxe de chercher et de découvrir parmi les quatre-vingt quatorze documents de la Boîte Verte. La trop courte citation que je vais en faire puisse-t-elle donner à quelque lecteur le goût de connaître intégralement ce texte admirable, puisse-t-elle le dédommager de l'effort qu'il m'a fallu lui demander pour le faire entrer dans le détail analytique, pour le faire participer à la vie conventionnelle de cette sorte d'antitableau.
« La Mariée mise à nu par les Célibataires »
2 éléments principaux : 1. Mariée. - 2. Célibataires... Les célibataires devant servir de base architectonique à la Mariée, celle-ci devient une sorte d'apothéose de la virginité. Machine à vapeur avec sousbassements en maçonnerie. Sur cette base en briques, assise solide, la machine célibataire grasse, lubrique (développer). A l'endroit (en montant toujours) où se traduit cet érotisme (qui doit être un des grands rouages de la machine célibataire) ce rouage tourmenté donne naissance à la partie-désir de la machine. Cette partie-désir change alors l'état de mécanique qui de à vapeur (textuel) passe à l'état de moteur à explosions.
Ce moteur-désir est la dernière partie de la machine célibataire. Loin d'être en contact direct avec la Mariée, le moteur-désir en est séparé par un refroidisseur à ailettes (ou à eau). Ce refroidisseur (graphiquement) pour exprimer que la Mariée, au lieu d'être seulement un glaçon sensuel, refuse chaudement (pas chastement) l'offre brusquée des célibataires... Malgré ce refroidisseur, il n'y a pas de solution de continuité entre la machine célibataire et la Mariée. Mais les liens seront électriques et exprimeront ainsi la mise à nu : opération alternative. Court-circuit au besoin.
Mariée. En général, si ce moteur Mariée doit apparaître comme une apothéose de la virginité, c'est-à-dire le désir ignorant, le désir blanc (avec une pointe de malice) et s'il (graphiquement) n'a pas besoin de satisfaire aux lois de l'équilibre pesant, néanmoins une potence de métal brillant pourra simuler l'attache de la pucelle à ses amies et parents. La Mariée à sa base est un moteur.
Mais avant d'être un moteur qui transmet sa puissance-timide, elle est cette puissance timide même. Cette puissance-timide est une sorte d'automobiline-essence d'amour, qui, distribuée aux cylindres bien-faibles, à la portée des étincelles de sa vie constante, sert à l'épanouissement de cette vierge arrivée au terme de son désir. (Ici le désir-rouage tiendra une plus petite place que dans la machine célibataire. ll est seulement la ficelle qui entoure le bouquet. Toute l'importance graphique est pour cet épanouissement cinématique... Commandé par la mise à nu électrique, il est l'auréole de la Mariée, l'ensemble de ses vibrations splendides : graphiquement, il n'est pas question de symboliser par une peinture exaltée ce terme bienheureux-désir de la Mariée ; seulement plus claire, dans tout cet épanouissement, la peinture sera un inventaire des éléments de cet épanouissement, éléments de la vie sexuelle imaginée par la· Mariée-désirante. Dans cet épanouissement, la Mariée se présente nue sous deux apparences : la première, celle de la mise à nu par les célibataires, la seconde, celle imaginative volontaire de la Mariée. De l'accouplement des deux apparences de la virginité pure, de leur collision, dépend tout l'épanouissement, ensemble supérieur et couronne du tableau. Donc développer : 1. l'épanouissement en mise à nu par les célibataires ; 2. l'épanouissement en mise à nu imaginative de la Mariée-désirante ; 3. des deux développements graphiques ·ainsi obtenus, trouver la conciliation qui soit l'épanouissement sans distinction de cause.

Je crois inutile d'insister sur ce qu'une telle conception recèle d'absolument nouveau. Aucune oeuvre d'art comme La Mariée mise à nu ne me paraît jusqu'à ce jour avoir fait si équitablement la part du rationnel et de l'irrationnel. Il n'est pas, on vient de le voir, jusqu'à son aboutissement dialectique impeccable qui ne lui assure une place prépondérante parmi les oeuvres marquantes du vingtième siècle. Ce que Marcel Duchamp, dans un sous-titre qui figure parmi ses notes, a nommé un retard en verre : « un retard dans tout le général possible, un retard en verre comme on dirait un poème en prose ou un crachoir en argent », n'a pas fini de classer tout ce que la routine artistique peut encore tenter de faire enregistrer à tort comme avances. C'est merveille de voir comme il garde intacte toute sa puissance d'anticipation. Il convient de le maintenir lumineusement dressé, pour les barques futures, sur une civilisation qui finit.
 
Photo de "La mariée mise à nue par son célibataire même" (1915-1923) de 1926, avant brisures accidentelles.