Et si les échecs n’étaient pas un jeu ?

 

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 PODCAST XVIII/XX

Où l’on évoque le non-sens qui consiste à considérer les échecs joués par l’anartiste comme un simple passe-temps. 

On prête à Marcel Duchamp cet aphorisme en forme de chiasme : « si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes. »
Marcel Duchamp était un adepte quotidien des différents clubs d’échecs des lieux où il résidait, de New-York à Paris en passant par Buenos-Aires, Chicago, Monaco ou Cadaquès. Il s’adonna encore plus pleinement à cette passion en 1923, juste après avoir décidé d’inachever définitivement son grand travail sur verre La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Il jouait tant et si bien qu’il fut proclamé Maître de la Fédération Fançaise des Échecs en 1925.
Le jeu d’échecs était sans doute pour lui la métaphore idéale de la relation entre l’art et la vie.
Les spécialistes du jeu d’échecs — dont je ne suis pas —, semblent s’accorder sur le fait que Marcel Duchamp était un joueur positionnel, avant tout sérieux et appliqué. Pour lui, c’était par dessus tout une activité qu’il appelait de « matière grise ». Il disait : « Dans les échecs, l’aspect visuel se transforme toujours en matière grise et le même phénomène devrait se produire dans le domaine de l’art ». Il disait aussi :  « C’est l’imagination du mouvement ou du geste qui fait la beauté. C’est complètement de la matière grise. »

Penser

Paradoxalement, c’est justement cet aspect cérébral, la dimension non visuelle de ce mouvement effectué dans l’esprit et non pour le plaisir des yeux qui rapproche les échecs de l’activité artistique telle que la conçoit Marcel Duchamp et qui lui permet de diffuser cette idée que l’art est avant tout devenu une activité conceptuelle non soumis à l’esthétique du visuel, à ce qu’il appelle le « rétinien », le jugement de goût prononcé par les regardeurs.
Avec la même constance que dans le jeu d’échecs, Marcel Duchamp introduit dans sa pratique artistique le calcul scientifique, l’idée de planification méthodique, la précision rigoureuse du mouvement technique, le geste rationalisé qui ne laisse rien à la subjectivité de la main.
Marcel Duchamp disait aussi : « À la fin du jeu, on peut effacer le tableau qu’on est en train de faire ».
Et tout ne serait pas dit de l’usage du jeu d’échecs par Marcel Duchamp si l’on n’évoquait pas le dernier coup de la partie.
Marcel Duchamp a travaillé pendant 20 années pour concevoir et fabriquer dans le secret absolu ce qui sera sa dernière réalisation intitulée Étant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage. Ce diorama en forme de grande boîte à échelle humaine est bricolé avec des moyens plutôt frustres. Marcel le démonte en 1966 pour l’entreposer et réalise un Manuel d’instructions de montage dans lequel il montre toutes les étapes du remontage à effectuer après sa mort.

Stratégie

Présent dans ce diorama, il est un objet que le spectateur ne voit pas, quel que soit l’angle sous lequel il regarde et qui ne peut être connu que par les « spécialistes » de l’art, ceux qui ouvriront et utiliseront ce Manuel d’instructions. C’est, au sol, un damier semblable à ceux des échiquiers.
Nous sommes là au comble de ce que Marcel Duchamp appelle son nominalisme pictural : Je dispose au sol de mon œuvre testament un symbole qui ne peut être connu que des spécialistes de l’art et j’indique ainsi que toute mon œuvre artistique repose sur les procédure du jeu d’échecs, avec ses stratégies, ses hasards, ses impasses, ses coups tordus, le jeu de vanité et d’humilité. En fait, l’accès à la compréhension de mon travail c’est cet échiquier caché, une clef de compréhension différée dans le temps.
Dès, 1913, Marcel Duchamp écrit dans une de ses célèbres notes : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? ». De toute évidence, le jeu d’échec lui a permis, jusqu’après sa mort, de répondre positivement à sa propre question.


Bravo l’anartiste !

Œuvre : Jeu d’échecs de poche avec gant en caoutchouc (1942). 

Conseil de lecture : Marcel Duchamp et les échecs : « Tous les artistes d’échecs sont des artistes », Sarah Troche. Marcel Duchamp et les échecs, Amandine Mussou, Sarah Troche. Le jeu d’échecs comme représentation : univers clos ou reflet du monde ?, Éditions Rue d’Ulm, 2009, Actes de la recherche à l’Ens.

Un musée portatif pour qui, pour quoi ?

 

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 PODCAST XVII/XX

Où l’on montre que la constitution de son propre musée par l’anartiste se joue de la postérité. 

Au début de l’année 1935, Marcel Duchamp annonce à un ami : « Je veux faire, un jour, un album d’à peu près toutes les choses que j’ai produites ». Mais il devait avoir cela en tête depuis longtemps. En 1914, il avait déjà réalisé une boite dite Boîte-de-1914 en 5 exemplaires avec une quinzaine de clichés photographiques de notes manuscrites montées sur bristol + 1 dessin illustrant un poème de Jules Laforgue. 4 exemplaires sont donnés à des amis et il conserve un exemplaire pour lui.

En 1934, il avait commencé à éditer La Boîte-verte à plus de 300 exemplaires. C’est un emboîtage en carton vert qui porte le titre La mariée mise à nu par ses célibataires même perforé au poinçon sur le couvercle. Elles contiennent 93 reproductions, des fac-similés de notes, dessins et reproductions d’œuvres se rapportant au Grand verre. À chaque fois que Marcel Duchamp concevait une affiche, un catalogue, il se débrouillait toujours pour récupérer nombre d’exemplaires, parfois des surplus d’impression pour alimenter l’artothèque de ses propres productions.
Ainsi, en 1935, il commence la production d’une autre boîte qui s’intitule véritablement de ou par Marcel Duchamp ou Éros Sélavy (Boîte-en-valise, 1935-41). Ces boîtes sont l’expression de la passion de Duchamp pour la réplique, la copie comme modalité créative qui tend plus vers la précision et la qualité de l’artisanat d’art que vers l’art plastique.

De l'artisanat

Comme l’explique bien l’historien Paul B. Franklin, « Pour fabriquer les soixante-neuf reproductions et répliques miniatures de ce voyage dans son passé artistique, Duchamp s’est appuyé sur les techniques archaïques, laborieuses et coûteuses de l’impression au collotype — un procédé photomécanique du 19ème siècle qui générait des copies remarquablement fidèles — et du coloriage au pochoir. Dans ce dernier procédé, une sorte de peinture par procuration, les artisans appliquaient manuellement des pigments à l’aide de pochoirs, brouillant ainsi les frontières entre un original fait à la main et sa duplication mécanique. Pour renforcer cette ambiguïté, Duchamp fait vernir et encadrer certaines reproductions comme des peintures conventionnelles. »
Après avoir reçu son exemplaire de l’édition de luxe de la Boîte-en-Valise au printemps 1943, — éditions de luxe souvent destinée à des ami·e·s et dans lesquelles Marcel Duchamp glissait une production originale unique — son ami le collectionneur Walter Arensberg s’exclama : « Vous avez inventé une nouvelle sorte d’autobiographie.... Vous êtes devenu le marionnettiste de votre passé ». Effectivement, en créant cette boîte qui très prosaïquement lui servait aussi à faire la promotion de son travail souvent caché dans des collections privées, Marcel Duchamp fixe son propre passé créatif mais surtout, il rassemble en un même lieu, en un même espace l’ensemble de ses œuvres sous forme de répliques. Ainsi il affirme la logique qui a présidé à son travail d’artiste et il semble nous interpeller en disant : « Ouvrez cette boite conçue comme un livre qui déploie son langage, remarquez la cohérence et tentez de comprendre mes intentions ».

Un musée pour la postérité

Véritable carte de visite, véritable valise de représentant de commerce de ses propres productions, la boite en valise est aussi une autre affirmation plus profonde. C’est celle de la maîtrise de la postérité par l’artiste lui-même, une auto-célébration de son statut d’artiste qui est suffisamment sûr de lui pour se passer des regardeurs et de leur jugement de goûts.
Ce regroupement dans la boite en valise de 1935 préfigure son action de rassemblement de ses œuvres originales dans un même lieu, au Musée d’Art Moderne de Philadelphie, regroupement auquel il travaille sans relâche jusqu’à la fin de sa vie en 1968.
Ainsi, Marcel Duchamp aura assumé l’ensemble des positions dans le monde artistique, peintre, sculpteur, conseiller, prescripteur, graphiste, typographe, scénographe, commissaire, critique, acheteur/vendeur, de la jusqu’à reconstituer la collection de ses propres œuvres et de quasiment fonder son musée propre au sein des institutions muséales modernes internationales.


Bravo l’anartiste ! 

Œuvre : La Boite-en-valise (1936, ...)

Conseil de lecture : Le catalogue de l’exposition [en anglais) Marcel Duchamp and the lure of the copy, Peggy Guggenheim collection, 2024.

Références sur CentenaireduchampLe cabinet de curiosités

Et s’il y avait un coucou dans les expositions surréalistes ?

 

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PODCAST XVI/XX

Où l’on découvre que l’anartiste détourne la scénographie surréaliste au service de sa propre démonstration. 

Marcel Duchamp intègre la mise en scène des expositions comme constitutive de l’œuvre d’art. Pour lui, le contexte créatif, les aspects conceptuels, sont plus importants que la matérialité de l’œuvre. Etre le metteur en scène des expositions auxquels il participe lui permet d’affirmer et de confirmer que l’artefact artistique n’est rien sans un accès à son dispositif créatif.

En 1938, Marcel Duchamp s’auto-intitule le «générateur-arbitre» de l’Exposition Internationale du surréalisme à la galerie Wuildenstein à Paris. C’est un rôle de producteur et de médiateur, on ne disait pas encore « commissaire d’exposition » ni curateur à l’époque. En 1942, à New-York, il poursuit ce rôle pour l’exposition First papers of surrealism.
À chaque fois, c’est l’occasion pour lui, comme pour tous les participants, de présenter des pièces originales, spécifiquement imaginées pour ces occasions. Mais ce sont également des opportunités pour concevoir des mises en scène qui, tout en se mettant au service de l’esprit surréaliste, vont permettre à Marcel Duchamp de déployer certains principe de sa Loi de la pesanteur.
Il rompt avec la présentation en white cube, dont il avait pourtant accompagné l’avènement, cette présentation d’œuvres sagement affichées, séparées les unes des autres, sur des cimaises blanches. Dans les expositions surréalistes, il provoque plutôt les spectateurs avec une approche polysensorielle où les œuvres sont intégrées dans un dispositif souvent spectaculaire.

Le charbon, c'est lourd

En 1938, par exemple, il installe 1.200 sacs de charbon au plafond de la salle principale d’exposition. Il s’avère que ce charbon était factice, en fait du papier qui faisait du volume, mais l’impression était là.
Il s’agit pour Marcel Duchamp d’illustrer presqu’au premier degré le risque que fait peser le regard trivial des regardeurs sur les productions artistiques. Ces sacs qui semblent si lourds qu’ils menacent de s’abattre sur les spectateurs obstruent également la lumière de la verrière au dessus de la salle. Ils masquent ainsi la voie lactée, symbole pour Marcel Duchamp de la postérité artistique.
En 1942, Marcel Duchamp disposa dans l’ensemble de la salle d’exposition des centaines de mètres de fil dans un réseau de toiles d’araignées dans les trois dimensions qui empêchait littéralement les spectateurs de se déplacer dans l’espace et de s’approcher des œuvres qui pourtant étaient bien le but de la visite.
Cette installation signifiait encore l’empêchement, on pourrait aussi dire le retard avec lequel les œuvres d’art arrivaient à la postérité.
Mais nous allons voir comment Marcel Duchamp pousse le bouchon très loin et retourne de façon ultra-provoquante la trivialité en un miroir grossissant contre les regardeurs. Mettons le focus sur une installation particulière et peu connue de Marcel Duchamp présentée lors de l’exposition Surréaliste à New York en 1960. Duchamp en est le scénographe et conçoit également le catalogue.
L’installation est constituée d’une armoire sans porte dont l’ouverture est grillagée. À l’intérieur vivent 3 poules blanches baignées dans un éclairage vert. L’œuvre s’intitule coin sale, mais comme le titre est écrit sur le haut de l’armoire avec des pièces de monnaies, on peut tout aussi bien prononcer en anglais coïn saïl - vente de pièces. Des poules vivantes sont donc acculées derrière un grillage. En voyant le grillage, il faut comprendre une toile d’artiste devenue transparente réduite à sa trame et derrière l’image devenue invisible, des poules font leurs besoins. Derrière l’image d’artiste, quelle qu’elle soit, se cache des turpitudes.

Coin Sale

Coin sale, coin malpropre en français, d’évidence, au sens propre, on a là le coin d’une pièce salit par les déjections régulières des poules vivantes. Le coin sale est un véritable coin salit.
Si on cherche à lire et à comprendre le titre en anglais, au premier abord, ça veut dire vente de pièces de monnaie. L’argent semble au centre de l’explication. Mais le jeu de mots fabriqué par Duchamp nous force à envisager une polysémie plus vertigineuse encore. Car en anglais, pour traduire coin sale, on dirait dirty corner, une expression triviale et spécifique, péjorative et malveillante, pour qualifier le sexe féminin. On se souvient peut-être qu’en 2015, une sculpture d’Anish Kapoor installée dans les jardins du Château de Versailles et intitulée Dirty corner fut surnommée par les regardeurs le vagin de la reine.
Si on croise la traduction pièces de monnaie en vente avec celle de dirty corner, il semblerait bien que Marcel Duchamp évoque ici, par une association d’idée nauséeuse au maximum de la trivialité possible, un marché de l’art vicié.

Bravo l’anartiste !

 

Mise en couleur Marc Vayer

Œuvre : coin sale (1960). 

Conseil de lecture : L’artiste commissaire - Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Julie Bawin, les Éditions des Archives contemporaines, 2014. Disponible aux Éditions du Net.

Références sur centenaireduchamp : Underground Anne Imhof

Quelle valeur peuvent avoir des papiers froissés ?

 

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 PODCAST XV/XX

 Où l’on saisit qu’il faut regarder dans la poubelle pour comprendre.

En 1953, à l’occasion de deux expositions différentes, Marcel Duchamp joue avec des papiers froissés.
Lors de l’exposition DADA, 1916-1923 à la Galerie Sydney Janis de New-York aux mois d’avril-mai, Marcel Duchamp conçoit une affiche-catalogue à la composition typographique sophistiquée, imprimée sur un papier-tissu mince. Selon l’historien Francis Naumann, une corbeille à papier était placée à la porte d’entrée de l’exposition et lorsque les visiteurs quittaient la salle, ils étaient invités à chiffonner l’affiche et à la jeter, en un ultime geste de négation dadaïste.

Jeté ou récupéré ?

Mais un autre récit existe, celui qui raconte que le visiteur de 1953 était invité à fouiller dans une poubelle à l’entrée de la galerie pour y trouver l’affiche en papier-tissu chiffonnée en boule qu’il devait défroisser pour pouvoir lire le nom des œuvres et des artistes exposés imprimés dessus.
Il se pourrait bien qu’en recevant les affiches imprimées — et cela lui ressemble bien—, Marcel Duchamp en ai choisi une et l’ai froissée en forme de boule et qu’il ait ensuite demandé que chaque affiche soit pareillement froissée et jetée dans un poubelle pour que les visiteurs puissent la récupérer.
Ainsi, Duchamp faisait faire symboliquement au visiteur ce qu’il était en train de faire réellement : fouiller dans les poubelles de l’histoire pour y retrouver les artistes refusés et oubliés pour les réhabiliter. Et, en effet, comme le rapporte l’auteur Alain Boton, c’est à partir de cette exposition que de jeunes artistes new yorkais comme Jasper Johns et Robert Rauschenberg feront de Marcel Duchamp un de leurs maîtres et précurseurs, entrainant à leur suite l’ensemble des amateurs d’art.

On le comprend mieux maintenant, Marcel Duchamp mettait en scène, trente ans après,  la réhabilitation des œuvres Dada. Et c’est bien aussi à partir de cette exposition de 1953 que débuta le processus de réhabilitation de Fontaine, — une réplique y est montrée — cette pissottière provocante de 1917 qui n’avait encore jamais été vue par personne.
En décembre 1953, à Paris, lors d’une exposition de son ami peintre William Copley, Marcel Duchamp conçoit un happening qui consiste à distribuer aux visiteurs un caramel emballé dans un papier aluminium sur lequel il a fait imprimer : A Guest + A Host = A Ghost. Si on tente de traduire littéralement, on pourrait dire : « un invité + un hôte = un fantôme ».
Imaginez la scène : les spectateurs défont l’emballage du bonbon, suce et font disparaître le caramel, et conserve éventuellement l’emballage comme relique.
L’hôte qui offre l’hospitalité et l’invité qui la reçoit fabriquent un fantôme, peut-être leur propre anéantissement réciproque.

Rebrousse-temps

On peut tout aussi bien interpréter ce papier froissé comme le signal, par Marcel Duchamp, de la dissolution de l’œuvre et de son créateur, voire de la disparition de l’artiste Marcel Duchamp lui-même, en relevant simplement que le mot caramel est l’anagramme de « à Marcel », un auto-hommage posthume pourrait-on aussi dire. Le caramel-amarcel est bien avalé et dissous par le regardeur-invité. Une fois le caramel sucé, l’emballage est vide, sorte de petit linceul.
Ces deux papiers froissés de 1953 indiquent que la réhabilitation des œuvres, c’est du « rebrousse-temps », de la rétroaction. Il y a un temps retard de la postérité, un temps qui regarde en arrière, un temps à l’envers, un temps inframince qui change le statut des productions artistiques refusées et oubliées en œuvres d’art confirmées.
Marcel Duchamp insiste et amplifie le rôle du couple artiste-regardeur indissociable qui parfois provoque du refus mais aussi provoque, en retard, de la réhabilitation. Marcel Duchamp, par dessus tout, semble envoyer un message performatif et positif pour lui-même : regardez, le temps de la réhabilitation est venu, les fantômes sont destinés à réapparaître.

Bravo l’anartiste !

Edgar Varèse at the opening of DADA, 1916-1923 exhibition

 

Œuvre : a guest + a Host = a Ghost (1953). 

Conseil de lecture : MD, l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, F.M. Naumann, Éditions Hazan 1999-2004.

[COD] Vous pour moi ?


Etiquettes de voyage 1922.
Texte imprimé : RROSE SELAVY 1947 Brodway N.Y. City - VOUS POUR MOI ?

Marcel Duchamp crée en 1922 une petite étiquette en carton (au format dit « américain ») comme celles qu’on accroche aux valises durant les grands voyages, portant le nom de Rrose Sélavy avec sa nouvelle adresse 1947 Broadway N. Y. City et portant ces mots : VOUS POUR MOI ?
Rrose Sélavy est le nom d’emprunt, le pseudonyme qu’utilise désormais Marcel Duchamp pour signer ses productions littéraires et plastiques.

Le petit paquet d’étiquettes VOUS POUR MOI ? est un cadeau d'anniversaire que Marcel Duchamp offre à Ettie Stettheimer qui, avec ses deux sœurs, riches héritières d’un banquier, recevaient comme dans un salon culturel, organisaient des fêtes auxquelles participaient nombre des membres de la scène artistique de l’époque, dont les européen·ne·s exilé·e·s « modernes », Marcel Duchamp, Marsden Hartley, Georgia O'Keeffe, Charles Demuth, Francis Picabia, Alfred Stieglitz et Edward Steichen, des critiques d'art, etc.
Ettie écrit des romans et poèmes, Florine peint et Carrie consacre sa vie à réaliser une maison de poupée qui contient une galerie d’art avec des reproductions d’œuvres miniatures réalisées par les artistes eux-mêmes. Marcel Duchamp, dans ce contexte, est le Français plein de charme débarqué de France en 1915 qui donne des french lessons « et qui tolère que, parfois, Ettie se fasse simultanément faire les ongles ! Culture et manucure ! » [*]

Au sens premier, cadeau remis, le petit paquet d’étiquettes VOUS POUR MOI ? est une forme d’approche amoureuse ou d’amorce de dialogue amoureux auprès d’Ettie. C’est une « indication pressante au porteur pris pour destinataire » [**] qui n’a peut-être pas si bien fonctionné que ça puisque selon Jacques Caumont, « il ne sera pas du goût de la destinataire ». VOUS POUR MOI ? semble bien poser une question plutôt directe qui semble appeler une réponse tout aussi directe.

Mais on connait bien maintenant la profondeur implacable des jeux de mots dont use Marcel Duchamp. On peut alors s’ouvrir à la variété des significations qu’il fait vibrer avec ce readymade « aidé », principalement sur trois registres.

En premier, le sens de la présence du point d’interrogation est limpide lorsqu’on comprend bien que « Vous pour moi » ne peut-être, alors que sa destinataire s’appelle Ettie, que la fin de la phrase muette : « Ettie qu'êtes-vous pour moi ? ».

En deuxième, réalisons quand même que Marcel Duchamp a constamment relancé et usé de l’antagonisme entre l’esthétique et l’éthique. Son principe « d’indifférence esthétique » dans le choix des objets dont il fait ses readymades et sa remise en question permanente sur le statut de l’œuvre d’art en attestent. D’autre part, Ettie Stettheimer était titulaire d’un doctorat de philosophie. C’était une riche interlocutrice sur les développements artistiques du moment, de l’art moderne européen et de son assimilation par les artistes Etatusniens. Le jeu de mots nous entraîne immanquablement sur le choix de l’étiquette comme support, pour ce readymade cadeau, en faisant écho à la question de « l’éthique ». Le jeu de mot s’amplifie.

Enfin en troisième intention, VOUS POUR MOI ?, réalisé à Paris et transporté à New-York fait partie de ces productions qui accompagnent en permanence Marcel Duchamp dans ses déplacements transatlantiques, comme LE PETIT VERRE en 1915 (cadeau à Pierre-Yves Roché) ou AIR DE PARIS (cadeau à Walter Arensberg). VOUS POUR MOI ? signale le jeu entre deux personnes, entre deux polarités, signale cet oscillement permanent entre deux « aimants », et par extension le jeu de ping-pong entre Rrose Sélavy/postérité et lui-même/artiste, le principe toujours appliqué de ce qu’il appelait « la coïntelligences des contraires ».

Ceci dit, le dialogue engagé a peut-être quand même fonctionné, à distance, lorsqu’on lit le poème qu’Ettie Stettheimer écrit pendant l’été 1922, suite à la fête du 22 juillet [***] :

« Pensée-Cadeau : vers à un ami
Je voudrais être faite sur mesure
pour toi, pour toi,
Mais, je suis ready-made par la nature,
pour quoi ? pour quoi ?
Comme je ne le sais pas j'ai fait des rectifications
Pour moi ».

Fac similé Exposition Venise 1993

Post-scriptum

Un tableau de Florine Stettheimer, sœur d’Ettie, La fête à Marcel (1922) montre bien l’ambiance des fêtes dans dans une propriété qu'elles louaient pour l'été à Tarrytown, à une heure au nord de New York. C’est un tableau qui dépeint en une seule image différents moments de la fête d’anniversaire du 22 juillet, jour des trente ans de Marcel Duchamp.

On voit complètement en haut à gauche, l’arrivée de Duchamp dans la voiture conduite par Picabia. Dans la partie du bas, c’est the afternoon qui est représenté, l’arrivé de Duchamp et Picabia par l’entrée du jardin, puis les conciliabules et dialogues entre les différent·e·s participant·e·s, Francis Picabia, Albert Gleizes, Carl van Vechten et Fania Marinoff, Leo Stein, Avery Hopwood et Henri-Pierre Roché, Marcel Duchamp, Ettie, Carrie et Florine. Ettie décrit dans son journal : « La fête de Marcel Duchamp a été un grand succès. Une série de jolies images - d'abord le thé sur la pelouse sous les érables et certains d'entre nous sur l'herbe, puis trois tables sur la terrasse et des lanternes japonaises, bleues, vertes et jaunes (seules) suspendues à la table des peintres de Duchamp ».

Dans la partie du haut, the evening où les protagonistes du bas festoient sous les lampions. Mais Francis Naumann raconte [****] : « Apparemment, peu après son arrivée, l'une des sœurs Stettheimer (probablement Ettie) lui a demandé de préparer des cartons de table pour chacun des invités, et Duchamp a dessiné leurs noms sur des morceaux de papier séparés qu'il a soigneusement pliés en deux.  Les noms, cependant, n'étaient pas immédiatement discernables ; pour les lire, il fallait tenir le papier à la lumière (certains des invités assis à des tables à l'arrière-plan du tableau de Florine semblent faire précisément cela), et ce n'est qu'alors que l'on découvrait que Duchamp avait dessiné des fragments de leurs noms sur les deux côtés du papier, déchiffrables seulement lorsque les deux côtés étaient visibles en même temps. »
Marcel Duchamp ne loupait aucune occasion de transformer tous les moments de la vie courante en acte créatif.

[*] « Duche a-t-il enfreint l'étiquette, non sans heurter la délicate Ettie ? Un cadeau qui met fin à quelques années d'une parade amoureuse. D'ailleurs Ettie n' a-t-elle pas toujours été moins éprise que lui ? » Système D roman, même si... - J. Caumont + F. le Penven - faune étique numérique 2004

[**] André Gervais ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 22 N° 1 ÉTÉ 1989

[***] Journal d'Ettie, 31 juillet 1922 (cité par Système D roman, même si... - J. Caumont + F. le Penven - faune étique numérique 2004)

[****] http://www.francisnaumann.com/DUCHAMP/Duchamp07.html

 

"La fête à marcel", Florine Stettheimer, 1922

 

 

[COD] Elsa la punk versus Marcel l’anartiste, vraiment ?

Elsa von Freytag-Loringhoven (cliché non daté, non crédité) & Marcel Duchamp (séance prise de vue avec Man Ray 1921)

Un documentaire de Justine Morvan et Kévin Noguès « Duchamp, la baronne et le mystère de l’urinoir » (2024) diffusé sur ARTE.TV jusqu’au 10 décembre 2024 donne l’occasion de ré-interroger la véritable paternité/maternité de l’œuvre Fontaine attribuée depuis 1917 à Marcel Duchamp.
Ce documentaire relance maladroitement une polémique [shitstorm] déjà ancienne qui réattribuerait cette création à l’artiste Elsa von Freytag-Loringhoven [EVFL]. Cette réattribution serait alors le symbole du travail de recherche sur l’invisibilisation historique du rôle et de l’importance des femmes dans la création artistique et Marcel Duchamp, subséquemment, serait un des tenants de cette invisibilisation.

A mes yeux, ce documentaire écarte trop facilement les raisons fondamentales pour lesquelles Fontaine est l’œuvre emblématique de l’art dit « conceptuel ». Si ces raisons fondamentales étaient mieux évoquées, la conclusion la plus logique serait de continuer à attribuer, toujours aussi logiquement, cette œuvre à Marcel Duchamp.

Peu de doutes que Marcel Duchamp avait commencé à penser « readymade » sans le conceptualiser ni le formuler dès avant de partir aux Etats-Unis en 1915. La roue de bicyclette est en ce sens un readymade « rétroactif » puisque cette installation n’est appelée readymade par Marcel Duchamp qu’en 1916 — authentification faite par une lettre à sa sœur — alors qu’elle avait été réalisée en 1913.

Peu de doutes aussi que, comme n’importe quel·le artiste lorsqu’iel créé et invente, Marcel Duchamp a concrétisé/formulé la notion de readymade sous l’influence d’une confrontation avec d’autres artistes rencontré·e·s à New-York, dont beaucoup de femmes comme Beatrice Wood, Louise Norton, Mina Loy ou la « Baronne » Elsa von Freytag-Loringhoven [EFVL]. Peu de doutes, dans ce contexte, que la conception et la proposition de l’objet pissotière au rang d’œuvre d’art intitulée Fontaine étaient collectives, la parution simultanée de la revue the blind man en atteste.

Peu de doutes aussi que ce collectif était assurément fédéré, pour cette saga Fontaine, autour de la personne de Marcel Duchamp. Celui-ci, à partir de la seconde guerre mondiale, va travailler à réhabiliter cette œuvre écartée, invisibilisée dans un premier temps par le monde de l’art et la faire accéder à la postérité sans que Louise Norton ou Béatrice Wood ne remette jamais en question cette revendication duchampienne. EVFL non plus, de 1917 à sa mort prématurée en 1927 n’a revendiqué quelque participation que ce soit à l’élaboration de Fontaine.

Marcel Duchamp attend 33 ans pour que Fountain soit réhabilitée à l’occasion de l’exposition « Challenge and Defy Extreme Examples by XX Century Artistes, French an Americans » organisée à New-York en septembre 1950, alors que cette proposition artistique avait été refusée en avril 1917 pour la première exposition de l’association « The Society of Independent Artists » autrement appelée "The big show" au Grand Central Palace de Manhattan, qui avait permis de présenter deux-mille pièces d’artistes du monde entier.

De quoi est le nom Baronne Elsa von Freytag Loringhoven ?

De son nom de famille Elsa Plötz, Elsa s’était mariée en 1913 à New-York avec un baron d’origine allemande, comme elle. C’est ainsi que d’Elsa Plötz elle devint « la baronne », comme elle aimait s’appeler, Elsa von Freytag-Loringhoven.
Mais son baron de mari quitte New-York en 1914 pour rejoindre l’Europe en guerre. Il est interné par les Français. Il se suicide en 1919 sans être revenu aux Etats-Unis. EVFL travaille dans une fabrique de cigarettes, et devient, entre autre, mannequin pour l'Art Students League.


A sketch captioned “New York’s New Bohemia at Lincoln Square,” accompanying an article entitled “Owen Johnson Discovers a New Bohemia Here,” by Owen Johnson. c/o Louis Ruyl 1917. // Une vue de New-York en 1917.
"Marcel Duchamp débarque du paquebot Rochambeau à New-York le 15 août 1915. Elsa von Freytag-Loringhoven et Marcel Duchamp se rencontrent alors, fin 1915, début 1916 parce qu’ils sont devenus voisins d'atelier dans ce qui était alors le Lincoln Arcade Building (près de Lincoln Square), connu pour ses loyers raisonnables."

[Baroness Elsa : Gender, Dada, and Everyday Modernity, A Cultural Biography By Irene Gammel Cambridge: MIT, 2002];(cf. also Reiss 1986: 82.)  [https://sugswritersblog.blogspot.com/2013/07/the-dada-baroness-elsa-von-freytag.html] [https://www.thecollector.com/who-was-elsa-von-freytag-loringhoven/).

 « Louis Bouché nous dit qu'à cette époque, la baronne “vivait dans le plus grand désordre dans les immeubles de l'arcade Lincoln avec un assortiment d'animaux, principalement des chiens et des chats galeux."

[Baroness Elsa : Gender, Dada, and Everyday Modernity, A Cultural Biography By Irene Gammel Cambridge: MIT, 2002]

"EVFL semble alors concevoir une grande passion pour Duchamp. Duchamp « n'aurait jamais touché l'ourlet de mon ciré rouge », a-t-elle expliqué, parce que « quelque chose de sa chaleur dynamique - électrique - aurait été dissipé par le contact ».

[Marcel Duchamp et New-York New Yorker novembre 1996]


En fait, Marcel Duchamp, de juin 1915 à août 1918 occupe trois logements/ateliers : Du 15 juin 1915 à octobre 1915 au 34 Beekman place bas de la 50th street New-York (aujourd’hui détruit), de décembre 1915 à novembre 1916 au 512 Lincoln arcade building Broadway New-York (aujourd’hui détruit), de septembre 1916 à août 1918 au 33 west 67th street entre 65th et 66th New-York (étage sous les Arensberg)

Si Marcel Duchamp peut être qualifié de « radical » par rapport aux us et coutumes du monde de l’art avant la première guerre mondiale, radicalité qui se formulera plus précisément sous le nom DADA juste au sortir de cette guerre, il ne s’agit pas de la même radicalité de celle d’Elsa von Freytag-Loringhoven.

Tous deux bénéficient d’une notoriété par un scandale, mais de nature différente. On peut d’ailleurs noter l’usage simultané par Marcel Duchamp et EVFL de la figure du nu comme transgression dans l’expression artistique de la période, pour des raisons différentes.
Duchamp doit sa notoriété à son tableau Nu descendant un escalier n° 2 (1912) qui, en son absence, a fait sensation à la première exposition (dite de l’Armory Show) d’art moderne aux États Unis en 1913 (La figure du nu est éclatée en facettes cubistes, le nu est debout et en mouvement, le nom de l’œuvre est inscrite à même la peinture).
Elsa von Freytag-Loringhoven avait suscité le scandale en déclarant que son corps et sa nudité elle-même étaient un élément de son art et que l’espace public était, spontanément, l’espace de son expression artistique. Ce faisant, elle a simultanément libéré l'art du contexte des expositions et est devenue une artiste précurseuse de la performance.


Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier n°2, 1912 et photographie de Elsa Freytag

 

« Mais réduire la baronne à sa proximité ou à son éloignement de Duchamp reviendrait cependant à réduire sa propre activité artistique d'une manière tout simplement inadmissible. »

(Duchamp and the women und die frauen, Renate Wiehager et Katharina Neuburger, Daimler art collection/SNOECK, 2020 (anglais/allemand).)


EVFL a combiné collecte de déchets, assemblages, mode, poésie et performance et a incarné un style de vie transgressif anti-bourgeois animé par la passion et une intense réactivité émotionnelle à son environnement.
Le peintre George Biddle a parlé d'une visite à son studio de la 14ème rue : « Il était bondé et empestait d'étranges reliques qu'elle avait glanées pendant des années dans les rues de New York. Vieilles pièces de ferronnerie, pneus de voiture, légumes dorés, une douzaine de chiens affamés, peintures en celluloïd, cendriers, toutes les horreurs imaginables, qui à sa perception torturée mais hautement sensibilisée, sont devenus des objets de beauté formelle ». « Pour moi, c'était aussi porteur d'authenticité que, par exemple, le studio parisien de Brancusi », poursuit-il.

« Avec l'éclatement de la guerre en 1914, la baronne est définitivement séparée de son mari et se plonge dans ce qui deviendra le Dada new-yorkais. Dans les années qui suivent, elle entretient des relations artistiques et personnelles avec des personnalités telles que Djuna Barnes, Marcel Duchamp, Francis Picabia, William Carols Williams et Man Ray. Sa poésie, ses arts visuels, ses performances et son mode de vie ont attiré l'attention de sommités modernistes telles qu'Ezra Pound (qui, dans les années 1950, a inclus un portrait sympathique d'elle dans son Canto 95 et s'est insurgé contre son omission dans le Penguin Book of Modern American Verse) et Margaret Anderson (qui a inclus la poésie de la baronne dans les numéros fondateurs de The Little Review, qui contenaient également, entre autres, des épisodes de l'Ulysse de James Joyce ».

[https://artlyst.com/features/did-marcel-duchamp-steal-dadaist-elsa-von-freytag-loringhovens-urinal/]


L'essentiel de son œuvre est sa poésie, publiée par Margaret Anderson et Jane Heap dans The Little Review, édité par Margaret Anderson avec des contributions de Jane Heap, Ezra Pound et d'autres. EVFL était la figure de proue parfaite pour le slogan de ce magazine littéraire : « Ne pas faire de compromis avec le goût du public ».

« Aucun des autres auteurs, hommes ou femmes, qui ont contribué à The Little Review pendant cette période n'a eu une présence comparable ou n'a été plus discuté. Même les parties de l'Ulysse de James Joyce prépubliées par le magazine n'ont pas fait l'objet de discussions aussi intenses que les poèmes de la Baronne. »

(Duchamp and the women, déjà cité)


Son écriture audacieuse a emprunté des voies formelles inédites, une ponctuation fracturée, des interjections sonores et incantatoires, une fragmentation sans règles de la syntaxe, des sujets existentiels, dans un style proto-beat comme le sexe, la mort, les machines et l'Amérique en général.
EVFL a semblé vivre en défiant sans cesse les conventions en général et les règles qui régentent l’espace public en particulier. Par exemple, elle débarque dans les salons d'art le crâne rasé, est une habituée de la baignade nue dans des fontaines publiques et déambule dans les rues avec des timbres collés sur le visage.
Comme elle n'a jamais monétisé son art, elle a vécu toute sa vie dans une pauvreté extrême et a été arrêtée fréquemment pour vol à l'étalage. ELVF n’a jamais signé, vendu, exposé, revendiqué quelque production artistique que ce soit. Son activité dite « artistique » semble s’être concrétisée dans « l’ici et le maintenant », la spontanéité expressive directe sans préoccupation du devenir de ses créations, qu’elles soient « body-art » ou « plastic-art ».

Si l’on voulait qualifier EVFL, on dirait que c’était plutôt une actionniste avant l’heure, elle aussi une DADA (certain·e·s la nomme « mama of dada ») mais une DADA instinctive qui oscillait entre la performance où elle mettait son corps en jeu dans l’espace physique et social et la collecte d’objets de rebuts, débris et déchets auxquels elle donnait parfois un nom. Elle revendique sa bisexualité et sa détestation en acte des conventions de tout crin peut la faire qualifier aussi de neo-queer et de proto-punk, punk avant la lettre.

Cependant, tout cela ne suffit pas pour « inventer » le readymade.

Le saut readymade de l’urinoir à Fontaine : une mise en œuvre collective

A l’automne 1916, Marcel Duchamp déménage du Lincoln Arcade Building pour rejoindre l’immeuble du couple mécène Louise et Walter Arensberg sur 33 west 67th street entre 65th et 66th.

« Plusieurs après-midi par semaine [Beatrice Wood] se rendait à son atelier, un appartement d'une pièce. Dans son souvenir, c'était une « niche de célibataire typique » - une pièce carrée à l'arrière, avec un lit Murphy, deux chaises, une table, des vêtements en piles désordonnées, des objets étranges (readymades) qui traînaient ou étaient suspendus au plafond, et toujours une boîte de crackers et de chocolat suisse à moitié mangée sur le rebord de la fenêtre. Wood dessine et peint, et Duchamp lui adresse des critiques laconiques, grâce auxquelles elle commence à comprendre certaines choses sur l'art moderne. « J'ai ressenti une harmonie extraordinaire avec lui », dit-elle. « Nous pouvions passer des heures ensemble sans parler, et le silence était si puissant. Marcel ne semblait pas avoir d'égoïsme ». Souvent, il l'emmenait dîner dans un restaurant bon marché. La nuit, elle rêvait de lui. « À l'exception de l'acte physique », écrit-elle, “nous étions des amants”. 

Marcel Duchamp et New-York New Yorker novembre 1996]


Les différentes biographies et les témoignages de celleux qui ont vécu autour de la scène littéraire et artistique new-yorkaise des années 1915 à 1920 montrent bien qu’EVFL est une dynamo (motrice) et un feu-follet (indépendante) de cette scène.
Un des grands lieux de cette scène, c’est donc le salon du couple de mécènes Louise et Walter Arensberg auquel participait de près Marcel Duchamp, Béatrice Wood, Francis Picabia, Mina Loy, Man Ray, Edgard Varese, Arthur Cravan, Gabrielle Buffet-Picabia, Albert Gleizes, Juliette Roche, Henri Pierre Roché, John Covert, mais aussi, Djuna Barnes, Berenice Abbott, Sophie Taeuber, Germaine Everling et bien d’autres.

Photographies de salon de l'appartement Arensberg // Un après midi chez les Arensberg, Alain Raffray 1984, cycle Marcel Duchamp : « la vie illustrée ». (from left to right: Joseph Stella [guitar in hand], Beatrice Wood [seated in armchair], Edgard Varèse [at the piano], Arthur Cravan, Mina Loy, Elmer Ernest Southard, Albert Gleizes, Juliette Roche, Louise Arensberg, Walter Arensberg, Marcel Duchamp, Francis Picabia and Henri-Pierre Roché [playing chess], Gabrielle-Buffet Picabia, John Covert [before the fireplace], Man Ray, Baroness Elsa von Freytag-Loringhoven), New York 1917. Gouache and tempera on paper, 15 x 28 inches
  

Mais même si Alain Raffray représente Elsa von Freytag-Loringhoven dans sa gouache de 1984, il n’est pas vraiment avéré qu’EVFL fut si présente que cela dans ce salon au contraire du trio Duchamp, Roché, Wood, dont les 3 initiales P˛•˛B˛•˛T. surplombent le titre de la revue The blind man n°2 (mai 1917) (P pour Henri-Pierre Roché, B pour Béatrice Wood, T pour Totor, le surnom que donnait Pierre-Henri Roché à Marcel Duchamp).

"(…) Il ne faudrait pas oublier Beatrice Wood. Duchamp et Wood se voient tous les jours. Il lui donne des leçons de dessin et de peinture, et l’élève est si douée qu’elle est l’une des exposantes à ces Indépendants, « les numéros », « Un peu d’eau dans du savon », et , « Nuit blanche ». Aussi, des jours durant, elle l’aide à l’accrochage. Et enfin, lorsqu’il s’agit de réunir des textes pour The Blind Man, n°2, afin que Fountain ne tombe pas dans l’oubli, avec Pierre (Roché) et Duchamp (Totor), Bea est l’une des éditrices de cette revue."

Pégase et Orion ou La légende de la Fontaine de Richard Mutt (ébauche) : entretien de Jacques Caumont avec Françoise Le Penven. Inter,(127), 55–61.

 

Couverture the blind man n°2, mai 1917 // 1917, Fountain, photograph by Alfred Stieglitz at the 291 (Art Gallery) following the 1917 Society of Independent Artists exhibit, with entry tag visible. The backdrop is The Warriors by Marsden Hartley.

Cette revue The blind man du mois de mai 1917 fut la « tête de pont » pour faire connaître l’existence même de Fontaine qui avait été refusée à l’exposition des Indépendants au mois d'avril précédent et donc rendue invisible et inconnue pour le public.

Ce à quoi nous essayons de réfléchir ici, c’est s’il est possible qu’EVFL soit en fait celle qui aurait « inventé » le readymade Fontaine — ce serait alors elle qui aurait envoyé une pissottière masculine signée R.Mutt 1917 directement au comité de réception des œuvres pour l’exposition des indépendants au Grand central Palace en avril de cette cette année là — en lieu et place de Marcel Duchamp a qui est attribué cette « création » depuis cette même date.

Si nous disons que les modes et l’énergie créatives d’Elsa von Freytag-Loringhoven ne suffisent pas pour « inventer » le readymade, c’est qu’on est loin des conditions de réflexion, de stratégie et de structuration de la pensée que nécessite la mise en œuvre de ce que j’appelle la saga Fontaine, qui est plus qu’un objet provocateur, mais une expérimentation socio-anthropologique programmée et maîtrisée des conditions dans lesquelles une production artistique lambda peut devenir une œuvre d’art qui passe à la postérité.

Le readymade, et singulièrement Fontaine, dans cette histoire, est beaucoup plus qu’on objet usuel décrété production artistique par l’artiste lui-même. C’est un notion inventée et utilisée par Duchamp pour concrétiser le processus de « chefd’œuvrisation » (j’invente ce néologisme) à l’ère moderne.

On peut renvoyer ici sur centenaireduchamp à ces 5 articles qui relatent l’ensemble du processus readymade : [#5] Le domaine des readymades. 5/1 Les origines, les faits, 5/2 Les origines, la source, 5/3 La variété des readymades, 5/4 La saga fountain, 5/5 L'expérience fondamentale.

Marcel Duchamp a construit la plus grande partie de sa pensée et de son action artistique sur l'idée qu’à l’ère artistique moderne, l'artiste n'avait plus la main sur son travail mais que le jeu social des regardeurs décidait désormais la plupart du temps du devenir de la production artistique.
Le plus souvent refusée dans un premier temps par la pensée conventionnelle et triviale, la proposition artistique est dans un second temps, parfois, réhabilitée par la pensée de la distinction.
C’est avec cette loi d’ordre sociologique que Marcel Duchamp n'a cessé de jouer, pour mieux la déjouer, pour devenir lui seul maître de la postérité de sa propre production et ainsi réaffirmer que l’artiste — et son désir créatif — devrait être le seul maître du jeu.

Pour conclure ce chapitre, il est d’ailleurs possible que ce soit là, dans l’action artistique d’EVFL, sans revendication et sans plus-value, que Marcel Duchamp a pu puiser une partie de sa réflexion sur la « fabrication de l’œuvre d’art » et de sa stratégie pour organiser l’invisibilisation, dans un premier temps, de ses readymades pour mieux ensuite provoquer leur réhabilitation, parfois sur un temps très long.
La postérité peut retenir qu’EVLF a sans doute joué ce rôle important dans le chaudron intellectuel, artistique et créatif new-yorkais de cette époque, mélangeant artistes européens et américains, celui de participer à la "dynamitation" des codes bourgeois de représentation et de la production artistique.

L’invisibilisation de qui, de quoi ? [Shitstorm]

Si l’on connait des productions, images et poèmes d’EVFL qui sont des odes à Marcel Duchamp, en miroir, Marcel Duchamp n’a quasiment jamais fait référence à EVFL ni en tant qu’amie ni en tant qu’influence.

 

Portrait de Marcel Duchamp par Elsa von Freytag Loringhoven. Photographies Charles Sheeler. La première est crédité par Francis M. Naumann : Charles Sheeler The Baroness's Portrait of Marcel Duchamp, c. 1920 Gelatin silver print, 9 3/8 x 7 5/8 inches. La seconde est parue dans la revue The Little Review à l'hiver 1922


Est-ce à dire que le silence de Marcel Duchamp sur ELVF serait le marqueur d’une invisibilisation volontaire parce qu’elle pourrait être la véritable autrice de Fontaine ? C’est ce — très — grand écart que le documentaire interroge plutôt insidieusement, sans du tout convaincre.

On peut aussi noter que l’invisibilité qu’elle a subit est largement fabriquée par EVLF elle-même. C’est peut-être là son côté proto-punk : saisir qu’on est le jouet d’un système, le hurler en le dénonçant et « se foutre » de la postérité éventuellement associée à cette expression spontanée. Elsa n’expose pas, ne signe pas, ne vend pas. Il a fallu l’attention unique de F. Naumann, historien de l’art, collectionneur et commissaire d’exposition pour créer 50 ans après de la « valeur » à la production d’Elsa Von Freytag Loringhoven.

La thèse de celleux qui veulent attribuer la maternité de Fontaine à EVFL, ce serait qu'elle a signé R. Mutt un urinoir masculin, l’a envoyé directement à Louise Norton de Philadelphie où elle résidait à l’époque, charge à Louise de la présenter à l’exposition de New-York. Cette thèse ne tient que sur l’idée que comme le modèle photographié reproduit dans the Blind man n’a pas été retrouvé dans les catalogues du vendeur Mott où Duchamp dit l’avoir acheté avec Pierre-Henri Roché et Arensberg à l’époque, les contempteurs de Duchamp pensent que l’urinoir ne pouvait qu’avoir été acheté à Philadelphie par celle qui s’y trouvait à ce moment là : la baronne..
Ça voudrait dire que Marcel Duchamp et l’entièreté du groupe réagit sans préméditation, conceptualisent et organisent immédiatement toute la suite de la saga Fontaine en captant l’envoie d’Elsa, improvisent en fonction du refus du jury, etc.
Ça voudrait dire que toute la bande qui passait leur temps ensemble s’est mis d’accord pour intégrer cette pièce exogène à leur groupe et phosphoré « dare d’art » pour la défendre.

"Glyn Thompson, ancien professeur d'histoire de l'art à l'université de Leeds, est à l'origine de ce changement de paradigme. Son étude minutieuse apporte un nouveau récit sur « Fountain », qui remet en question la paternité de l'œuvre par Duchamp."

(https://artlyst.com/features/did-marcel-duchamp-steal-dadaist-elsa-von-freytag-loringhovens-urinal/)

"Il y a cinq ans, quelques trolls se sont attaqués à Duchamp, le traitant de voleur dans The Art Newspaper, dans le cadre d'une tentative de détruire le siècle d'art contemporain qui a découlé de Fountain. Je ne sais pas très bien comment Dawn Ades et Alastair Brotchie se sont retrouvés impliqués, mais ils ont déclenché un flot de critiques contre la théorie de la baronne Elsa, et c'est un spectacle glorieux à voir. Tout cela semble avoir été déclenché par un article de Bradley Bailey dans The Burlington Magazine, et se poursuit par des lettres au rédacteur en chef de The Art Newspaper.
(https://greg.org/archive/tag/baroness-elsa-von-freytag-lohringhoven)

Les points principaux de la thèse d’EVFL comme autrice de Fontaine :

  1. En 1982, quatorze ans après la mort de Marcel Duchamp, une lettre qu'il a envoyée à sa sœur en avril 1917 est publiée. Dans cette lettre rédigée dans la foulée du salon, il écrit : « Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture... Le comité a décidé de refuser d'exposer cette chose... C'est un potin qui aura sa valeur dans New York. » Les tenant·e·s de la thèse Elsa/Mutt, sans aucun autre argument, déduisent de cette lettre que puisque Marcel Duchamp évoque « une de ses amie », ce serait immanquablement EVFL.
  2. On n’a pas retrouvé trace, dans les catalogues de l’époque, du modèle d’urinoir que MD a dit avoir acheté chez le fournisseur Mott à NY = Marcel Duchamp. Et ce mensonge cacherait le fait que c’est quelqu’un d’autre que lui qui avait acheté l’urinoir, et ce quelqu’un d’autre ne pourrait être que EVFL.
  3. Ça ne peut être que EVFL qui a proposé l’urinoir car, simultanément, elle aurait créé une œuvre « apparentée », « similaire » dans son esprit, qu’elle aurait intitulé « god » et dont on a une photographie réalisée par son ami Morton Schamberg.

Il est intéressant de reprendre l’indication par Stefan Banz du contexte dans ce New-York de 1917. 

« Au début du 20e siècle, l’Amérique était fière de son industrie florissante des raccords sanitaires, car elle représentait un énorme progrès en matière d'hygiène, Les équipements sanitaires tels que les WC, lavabos et urinoirs étaient souvent exposés comme des œuvres d'art dans les salles d'exposition et à l'époque, la qualité et l'esthétique de ces équipements sanitaires exposés étaient décrites dans la littérature spécialisée comme s'il s'agissait d'œuvres d'art ».

STEFAN BANZ, MARCEL DUCHAMP : RICHARD MUTT’S FOUNTAIN, Les presses du Réel, 2020 (anglais). (pp. 178, 182 et 188-89)

C’est plutôt à l’aulne de ce contexte qu’on peut mieux comprendre la sculpture « God » réalisée conjointement par Schamberg (qui signe sa photo) et la Baronne, plutôt que comme un « readymade » originel. Cet assemblage n’a rien des caractéristiques des readymade duchampiens.

Fountain, réplique readymade de 1950 pour exposition Gallerie Sidney Janis // God (1917), sculpture (assemblage tuyauterie readymade) par Morton Schamberg et Elsa von Freytag Loringhoven.

4. L’inscription « R. Mutt » ne pourrait être que l'homophone du mot allemand « armut » (Elysa est d’origine allemande), qui veut dire « la pauvreté ». Elsa aurait donc proclamé ainsi la pauvreté dans laquelle elle vivait, pour la dénoncer ou la revendiquer ou alors pour marquer la pauvreté intellectuelle du comité dont elle anticipait qu’il allait rejeter sa proposition.

"En 1918, après un bref séjour à Philadelphie, trois semaines dans une prison du Connecticut pour espionnage et la mort du baron, la baronne se réinstalle à New York"

 (Gammel xix). https://mina-loy.com/biography/baroness-elsa-von-freytag-loringhoven/

Malheureusement, le documentaire « Duchamp, la baronne et le mystère de l’urinoir » ne reprend aucune des indications de la contre enquête qu’a réalisé Stephan Banz « MARCEL DUCHAMP : RICHARD MUTT’S FOUNTAIN », pourtant très documentée et qui répond point par point.

Reprenons les grandes lignes qui invalident la thèse de l’authorat de Fontaine par EVFL.

Fountain est un ready-made de 1917 réalisé par Richard Mutt alias Marcel Duchamp (pp. 42-45 et 219-75) et Fountain n'est pas l'œuvre de la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven (BANZ pp. 42-45 et 120-33) car il y a des différences de nature très grandes entre ce que manipulait comme éléments plastiques EVFL et ce que manipulait Marcel Duchamp.
Au nom de Duchamp, C’est Louise Norton a présenté Fountain comme une œuvre de Richard Mutt à la première exposition annuelle de la Exposition annuelle de la Society of Independent au Grand Central Palace à New York au début du mois d'avril début avril 1917 (
BANZ pp. 42-45).
Le pseudonyme « Richard Mutt » est dérivé des célèbres personnages de bande dessinée Mutt et Jeff, dont les aventures étaient lues presque partout aux États-Unis à l'époque. Ayant grandi dans la poverty, Bud Fisher, l'inventeur de la bande dessinée Mutt et Jeff, est devenu célèbre et incroyablement riche. Une histoire de réussite directement comparable aux rêves et aux et aux attentes du monde de l'art (
BANZ pp. 48-49).
L'urinoir « original » photographié par Alfred Stieglitz n'a toujours pas été identifié avec certitude. Jusqu'à présent, il n'a pas été possible de l’identifier comme un modèle d’urinoir disponible dans le commerce à  l’époque. (
BANZ pp. 139-71 et 221-25).
Marcel Duchamp a appliqué une stratégie de modification différente pour chacun des objets qu'il sélectionnait pour les transformer afin de ne pas se répéter et en transformant ces objets en readymades richement métaphoriques.
(BANZpp. 219-75)

Elsa vs Marcel ou Elsa + Marcel ?

Bien des points rapprochent Elsa Freytag et Marcel Duchamp :
- le défi aux conventions,
- l’objet usuel et domestique comme matériau créatif plastique,
- l’usage triviale de la figure du nu ainsi dé-sacralisée, dé-symbolisée,
- les jeux avec les mots, les jeux de mots, la destruction de la syntaxe classique de l’écriture…


Shant to Mustir, Elsa von Freytag Loringhoven, 1920. Poème — ode à Marcel Duchamp, nommé Mustir — inscrit sur papier doré recto-verso. Photographie Marc Vayer / Exposition Marcel Duchamp Jura - Paris, Porrentruy (Suisse) 2020 (Commissaires : Françoise Le Penven et Jacques Caumont)


Par contre, on ne voit pas EVFL acheter un urinoir alors qu’elle n’a jamais acheté aucun objet dans une démarche créative, ni avant ni après alors qu’on voit très bien Marcel Duchamp le faire puisqu’il l’avait déjà fait dès son arrivée à New-York pour in advance of the broken arm (1915). On peut même très bien imaginer un Marcel Duchamp commandant une urinoir spécifique aux fabricants de l’époque, ça se faisait facilement.
On ne voit pas EVFL revendiquer le thème de « la pauvreté » par l’intermédiaire de la signature R. Mutt, ça ne ressemble à rien de ce qu’elle a pu écrire ou réaliser d’autre et en revanche on voit bien Duchamp jouer avec le mot Mott en changeant juste une lettre et ainsi faire référence à Mutt, dans la lignée ironique et comique (c’était un procédé hérité de Raymond Roussel que Duchamp utilisait très fréquemment). On voit bien Marcel Duchamp dessinant un « R. » devant le nom « Mutt » pour faire en sorte que Fontaine soit exposée en tout premier dans les salles d’exposition des Indépendant puisque c’était par cette lettre qu’il avait été choisi de commencer à exposer alphabétiquement les œuvres par auteur.
On ne voit pas EVFL, solitaire à Philadelphie, suggérer une telle saga en provoquant la mobilisation spontanée d’une bande d’artistes qui, justement, avait suffisamment de liens, d’enthousiasme et de vivacité conceptuelle pour anticiper les rouages d’une « manipulation » des conditions d’accès de propositions artistiques radicalement nouvelles au rang d’œuvres d’art modernes.

Enfin, remarquons cette pièce à verser au dossier d’une « manipulation » concertée et orchestrée à New-York même par Marcel Duchamp et le groupe d’artistes autour de The Blind Man. Il s’agit d’un article non signé paru dans le NEW YORK HERALD (
Wednesday, April 14, 1917, section 2, p. 6. Traduction Marc Vayer), simultanément à l’ouverture de l’exposition pour laquelle Fontaine venait d’être refusée.

« Lorsque M. Mutt apprit que le paiement de cinq dollars lui permettrait d'envoyer à l'exposition une œuvre d'art de n'importe quel aspect ou degré d'excellence, il expédia de Quaker City (New-York, N. d T.) un article familier du mobilier de salle de bain fabriqué par une entreprise bien connue de cette ville (J. L. Mott Iron Works Ltd, N.d T.). Un billet de cinq dollars a été expédié par le même courrier.  Aujourd'hui, M. Mutt a retrouvé ses 5 dollars ; M. Duchamp a un mal de tête et la Société des Artistes Indépendants récupère la démission d'un de ses directeurs de fort mauvaise humeur.
Après une longue bataille qui a duré jusqu'à l'heure d'ouverture de l'exposition, les arguments des défenseurs de M. Mutt ont été rejetés par un faible écart. « La Fontaine », comme on l'appelait, ne deviendra jamais une attraction - ou une détraction - des galeries improvisées du Grand Central Palace, même si M. Duchamp va jusqu'à retirer sa propre œuvre, “Tulip Hysteria Coordinating”, en guise de représailles.
« La fontaine », a déclaré la majorité du jury d’admission, “peut être un objet très utile à sa place, mais sa place n'est pas dans une exposition d'art, et elle n'est pas, par définition, une œuvre d'art”. »

Si ça, ce n’est pas créer le buzz ! 

 

Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter nus en 1924 dans une farce intitulée ciné-sketch (Photographie Man Ray) / Photogramme d'un film perdu avec Elsa Freytag nue (1921 - photographie Man Ray)

Pour finir, deux images reliant Marcel et Elsa, en symbiose.
La première est un photogramme d’Elsa Freytag insérée dans une lettre de Man Ray à Tristan Tzara (juin 1921). C'est un bout de pellicule, le seul qui reste du tournage d'une performance réalisée avec le trio Elsa, Man et Marcel. 
Fin 1920 ou tout début 1921, Marcel Duchamp et Man Ray entreprennent un film dans lequel Elsa se fait raser les poils pubiens. Le film du rasage a, selon Man Ray, été détruit au cours du développement. Mais la lettre envoyée à Tzara comporte cette image de la baronne, rasée, très à l'aise dans sa nudité glabre. 
J'ai rapproché cette image ici d'une autre issue d'une performance de Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter en 1924 dans une farce érotique intitulée ciné-sketch, représentation vivante d’un tableau de Lucas Cranach, où il apparaît, glabre, vêtu d’une feuille de vigne lors du ballet "relâche".
D'autre part, Elsa semble apparaître dans le dessin de Richard Boix (1921) qui rassemble la petite galaxie des membres "dada" de New-York, sous forme d'une sculpture intitulée "la femme", une sculpture... vivante.

En 1971, Kenneth Rexroth, poète et essayiste connecté à la période beat publie des entretiens au cours desquels il a demandé à Marcel Duchamp de son vivant s'il caractérisait la baronne comme une futuriste ou une dadaïste. Marcel Duchamp répond alors : « [A ce moment là] elle n'est pas une futuriste. Elle est l'avenir ». 

Si l’hommage est tardif, il est cependant très marqué.

Dessin à l’encre Da-Da (New York Dada Group) Richard Boix 1921

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Pour compléter ce panorama, on peut se reporter au texte Marcel genders I, II et III, où je montre pas à pas l’usage du genre par Marcel Duchamp : [COD] Marcel genders 1/3, [COD] Marcel genders 2/3, [COD] Marcel genders 3/3  Ou ici, le PDF complet.

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Ressources. Sito-bibliographie :

  • Duchamp and the women und die frauen, Renate Wiehager et Katharina Neuburger, Daimler art collection/SNOECK, 2020 (anglais/allemand).
  • Les nouvelles fables de Fountain 1917-2017, Mickael LaChance. https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2017-n127-inter03190/86333ac.pdf
  • L’urinoir that’s the fuck ?, blog Culturieuse. https://culturieuse.blog/2021/06/08/elsa-%C2%A7-lurinoir-whats-the-fuck/
  • Baroness Elsa : Gender, Dada, and Everyday Modernity, A Cultural Biography By Irene Gammel Cambridge: MIT, 2002. (anglais)
  • Marcel Duchamp : Richard Mutt’s fountain, Stefan Banz, Les presses du Réel, 2020 (anglais).
  • Duchamp et New-York, article du magazine New-Yorker, par Calvin Tomkins, 17 Novembre 1996. https://www.newyorker.com/magazine/1996/11/25/duchamp-and-new-york
  • Holy skirts, roman de René Steinke, 2005. (anglais)
  • The Filmballad of Mamadada, documentaire de Lily Benson and Cassandra Guan 2013. (anglais)
  • Irrational Modernism :  A Neurasthenic History of New York Dada,  Amelia Jones, MIT Press, Cambridge, Massachussetts, 2004, 334pp. (anglais)


 Notes qui n'ont pas trouvées place dans ce texte :—————————————————————————————————

Le documentaire semble mettre en scène une ligne de fracture entre sociologues dans l’usage du regard « féministe » sur cette remise en cause de la paternité/maternité de Fontaine. Là où Eric Fassin convoque l’effacement historique du rôle des femmes dans l’Histoire pour éventuellement réévaluer le rôle spécifique de ELVF dans la saga Fontaine, Nathalie Heinich semble minimiser la redécouverte du travail d’ELVF sous couvert que le récent mouvement « Metoo » pourrait établir de nouvelles hiérarchies sans s’en tenir aux faits.
Évidemment, c’est là qu’il aurait fallu, à mon sens, creuser et développer le documentaire.
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Blind Manʼs Ball organisé par Béatrice Wood pour les artistes Dada en mai 1917. Y participèrent entre autres, Marcel Duchamp, Arthur Cravan, Mina Loy, Henri-Pierre Roché… :  Amelia Jones
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La baronne n'a absolument rien à voir avec la production de Fountain. Elle n'a pas non plus été impliquée dans la fabrication de God, une sculpture qui est comme un écho de Fountain et donc, à mon avis, une riposte typique de Schamberg au tristement célèbre readymade de Duchamp. L'aspect provocateur de God reste sobre, presque réservé, et évolue esthétiquement dans une matérialité soigneusement mesurée qui n'a rien de commun avec la fragilité et le caractère éphémère des objets de la baronne que nous connaissons, comme le Portrait de Marcel Duchamp (fig. 25).
En outre, les objets de von Freytag ne prennent pas, comme les readymades de Duchamp, la forme de changements de réalité à la fois très complexes et laconiques, provoqués uniquement par des interventions minimalistes. Ceci est particulièrement évident dans son « objet trouvé » Enduring Ornament (fig. 26), qui a été trouvé dans la rue en 1913 alors qu'elle se rendait à son mariage avec Leopold Karl Friedrich Baron von Freytag-Loringhoven, et qui a été déclaré œuvre d'art par la suite.
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Thierry de Duve écrit : « Le readymade le plus célèbre de Duchamp - peut-être son œuvre la plus célèbre - est un objet qui a disparu, que pratiquement personne n'a vu, qui n'a jamais suscité de scandale public, dont la presse de l'époque n'a jamais parlé, qui n'a jamais figuré dans le catalogue du Premier Salon des Indépendants mais qui est entré dans un discret Salon des Refusés, et dont on pourrait douter de l'existence même s'il n'y avait pas eu la photographie de Stieglitz. 1
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When Mr. Mutt heard that payment of five dollars would permit him to send to the exhibition a work of art of any description or degree of excellence he might see fit he compiled by shipping from Quaker City a familiar article of the bathroom furniture manufactured by a well known firm of that town. By the same mail went a five dollar bill.
Today Mr. Mutt has his exhibit and his $5; Mr. Duchamp has a headache, and the Society of Independent Artists has the resignation of one of its directors and a bad disposition.
After a long battle that lasted up to the opening hour of the exhibition, Mr. Mutt’s defenders were voted down by a small margin. “The Fountain,” as his entry was known, will never become an attraction—or detraction—of the improvised galleries of the Grand Central Palace, even if Mr. Duchamp goes to the length of withdrawing his own entry., “Tulip Hysteria Co-ordinating,” in retaliation. “The Fountain,” said the majority, “may be a very useful object in its place, but its place is not an art exhibition, and it is, by no definition, a work of art.” [Not signed], NEW YORK HERALD, Wednesday, April 14, 1917, section 2, p. 6. 

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