Comment une pissottière peut-elle devenir une œuvre d’art ?

 PODCAST V/XX

Où l’on décompose le mécanisme moderne de la fabrique d’œuvres d’art par l’anartiste.

On peut lister les différentes étapes du processus expérimental que Marcel Duchamp orchestre pour faire advenir un urinoir au statut d’œuvre d’art universellement reconnue.
Duchamp est co-fondateur de l’exposition et de l’association de ses organisateurs, la Société des Artistes Indépendants de New-York, qui organise en avril 1917, une exposition « d’art moderne américain » au Grand Centrale Palace de New-York.
Duchamp est co-initiateur des règles et conditions d’exposition : pas de jury de sélection ; il suffit de payer un droit d’expo et l’on peut exposer ce que l’on veut ; l’ordre d’accrochage est par ordre alphabétique avec tirage au sort de la première lettre : ce sera la lettre R. Duchamp envoie une œuvre comme exposant, mais sous le pseudonyme de R. Mutt, un urinoir acheté dans le commerce signé et intitulé Fountain. L’invention de Marcel Duchamp qui consiste à présenter comme production artistique un objet usuel est nommée par lui ready-made, un objet d’art déjà tout fait en somme.
Duchamp n’est pas présent lors du comité qui décide de ne pas exposer Fountain. Marcel Duchamp démissionne alors de l’organisation.

Une expérimentation

Duchamp fait photographier Fountain par le photographe le plus célèbre de l’époque : Alfred Stieglitz et publie la photographie, ainsi que des textes vantant les vertus de Fountain, dans la revue The Blind Man. dont il est cofondateur. Présenté « à l’envers », l’objet/pissottière devient « autre chose ». La parution de The Blind Man authentifie ainsi la présence de cette pièce dans la mémoire de l’histoire de l’art. Dans la foulée, Fountain est perdue, l’original n’a jamais été retrouvé.
20 années plus tard, en 1938, Marcel Duchamp réalise des modèles réduits en papier pour les besoins de la fabrication de sa première Boite-en-valise, son musée miniature portatif.
10 années plus tard encore, en Septembre 1950 pour une exposition à la Galerie Sydney Janis de New-York, une première réplique elle aussi achetée chez un plombier est re-signée par Marcel Duchamp. Le processus de réhabilitation est enclenché

C’est une expérimentation dans tous les sens du terme. Marcel Duchamp provoque une situation pour en observer les résultats et il la poursuit systématiquement afin de vérifier la validité de ses hypothèses de départ. C’est un peu dur à avaler pour beaucoup de commentateurs du champ de l’art, mais ce sont les résultats mêmes de cette expérimentation qui en indiquent la réalité. La réussite de l’expérience de Duchamp, c’est que les ready-mades sont devenus des œuvres d’art, alors qu’ils avaient été créés en dehors des critères esthétiques et des savoirs-faire artistiques habituels.
Avec Fountain, Marcel Duchamp fait l’hypothèse suivante : Depuis l’avènement de l’art moderne, avec Courbet et Manet, l’accession au statut d’œuvre d’art échappe à l’artiste pour se reporter sur un mécanisme de jugement de goût par différents regardeurs.

Un processus

Ce mécanisme de choix est caractérisé par : 1° le refus du plus grand nombre sur la base de préjugés sociaux ; 2° une réhabilitation par un petit nombre d’esthètes, par distinction. Cela rappelle beaucoup l’expérience vécue par Marcel Duchamp lui-même avec sa toile Nu descendant un escalier n°2.  

Avec Fountain : Marcel Duchamp choisit un objet repoussoir et trivial (une pissottière), le propose comme œuvre d’art et organise les conditions mêmes de son refus, refus qui — paradoxalement — valide son statut d’œuvre d’art. Cette approche de l’art comme processus expérimental est au centre des grandes œuvres qui suivront : La mariée mise à nue par ses célibataires même, réalisée de 1915 à 1923 et Etant donnés 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage…, dernière œuvre testament fabriquée en secret pendant vingt ans et divulgué en 1969, volontairement, après sa propre mort.

Bravo l’anartiste !


Œuvre : Fontaine (1917) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Vous pouvez vous reporter à la discussion de 1967 Marcel Duchamp parle des ready-made à Philippe Colin - Éditions l’Echoppe, 1998.

Références + sur Centenaireduchamp : 5/4 La saga fountain + 5/5 L'expérience fondamentale