PODCAST IV/XX
Où l’anartiste cherche à s’extraire de la gravité, dans les deux sens du terme.
Dans la première « boite » produite par Marcel Duchamp en 1914, on trouve 18 clichés photographiques de notes manuscrites + 1 dessin accompagné du texte : avoir l’apprenti dans le soleil.
Sur une feuille de papier à musique, une ligne droite oblique est tracée du bas à gauche jusqu’en haut à droite, comme si l’une des lignes de portée musicale s’était mise à basculer. Sur cette ligne oblique Marcel Duchamp a dessiné un cycliste littéralement arquebouté sur son vélo et dont la position du corps exprime la difficulté à « monter la pente ».
En fait, ce dessin avoir l’apprenti dans le soleil fait suite à une série de trois dessins déjà réalisés pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue. Dans le dessin consacré au poème Encore cet astre, un personnage arpente un escalier. Il est difficile de déterminer s’il le monte ou s’il le descend.
Lisons un extrait du poème :
C’est vrai, la Terre n’est qu’une vaste kermesse,
Nos hourras de gaité courbent au loin les blés.
Toi seul claques des dents, car tes taches accrues,
Te mangent, ô Soleil, ainsi que des verrues
Un vaste citron d’or, et bientôt, blond moqueur,
Après tant de couchants dans la pourpre et la gloire,
Tu seras en risée aux étoiles sans coeur,
Astre jaune et grêlé, flamboyante écumoire !
Des métaphores
Jules Laforgue reprend là l’image platonicienne du soleil comme symbole de la sagesse et montre les hommes modernes, dans leur santé et leur gaité qui se rient de lui. Dans l’illustration de ce poème-ci, Marcel Duchamp représente par un escalier le rapprochement — la montée — ou l’éloignement — la descente — de cette source de sagesse.
« La descente vers les bas-étages », comme le dit Marcel Duchamp dans une note, pourraient bien être le synonyme du jugement de goût souvent faux des regardeurs d’art.
Pour comprendre ce dessin, il faut convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un langage imagé personnel qui s’applique à toutes ses productions.
Essayons de procéder systématiquement :
- Le croquis d’un cycliste courbé sur sa machine le long d’une ligne droite en pente nous renvoie à la notion d’effort. Mais à quelle difficulté le dur effort du cycliste nous renvoie-t-il métaphoriquement ?
- Le vocabulaire d’apprenti et de soleil emprunte à l’univers des francs-maçons et plus généralement à la prose gnostique, ou l’apprenti est l’apprenant qui cherche à atteindre la connaissance, la voie suivie par l’apprenti étant symbolisée par une échelle, reprenant ainsi l’image de « l’échelle de Jacob » de la Bible.
Une énigme résolue
Mais toutes ces explications ne sont pas encore suffisantes pour comprendre à quoi le dessin fait allusion.
Ecoutez ce que dit cette autre note : « Porteurs d’ombre » société anonyme des porteurs d’ombre représentée par toutes les sources de lumière (soleil, lune, étoiles, bougies, feu [...] »
La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne.
On peut désormais dire :
Que le cycliste, c’est nous tous, qui faisons des efforts pour essayer d’atteindre la sagesse.
Que le cycliste, c’est l’impétrant qui débute dans l’ascension de l’échelle de la véritable connaissance et de la sagesse qui mène à la lumière.
Que le cycliste, c’est plus précisément l’artiste qui lutte contre la gravité signifiée par ce trait oblique.
Que cette image, c’est celle qui nous renvoie à notre rôle de regardeur d’art qui voit l’artiste aux prises avec le parcours, la difficulté de l’élévation vers le soleil/modernité-originalité-nouveauté, aux prise avec la contrainte de la gravité/trivialité qui nous attire vers le bas.
On peut maintenant annoncer en une phrase la résolution de l’énigme : Avoir l’apprenti dans le soleil, c’est voir l’artiste contredit dans son élévation vers la sagesse ultime par la trivialité des regardeurs d’art.
Bravo l’anartiste !
Œuvre : Avoir l’apprenti dans le soleil (1914).
Conseil de lecture : Vous pouvez vous reporter au très détaillé Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) d’Alain Boton aux Éditions FAGE Éditions, 2012.
Références + sur Centenaireduchamp : [COD] Avoir l'apprenti dans le soleil