Tu m’aimes ou tu m’emmerdes ?

 PODCAST VI/XX

Où la dernière peinture de l’anartiste dévoile un sas d’entrée de la quatrième dimension.

Le tableau Tu m’ — qui s’écrit T, U, M apostrophe — est une commande de Katherine Dreier, collectionneuse et mécène. Marcel Duchamp travaille 6 mois en 1918 à cette mini fresque au format très allongée en assemblant une série d’images et d’objets hétéroclites.
Tu m’ est un tableau qu’on ne regarde pas pour ses qualités plastiques, Marcel Duchamp ayant depuis 1912 renoncé au principe de ce qu’il appelle le « rétinien », le beau ou le laid soumis au jugement de goût. Par contre, ce tableau peut être regardé comme un manifeste — l’interface entre un art de l’objet et un art de la pensée. 

Une série de losanges multicolores superposés, un réel écrou qui les relie, les ombres portées d’un tire-bouchon à vis et de ready-mades antérieurs : la Roue de bicyclette, Porte-chapeaux et 3 stoppages étalon. Une main peinte par un dessinateur d’enseignes — on appelle ça une manicule —, une réelle déchirure de la toile en « zigzag », reprisée avec 3 réelles épingles à nourrice, un réel écouvillon — cet objet qui servait à nettoyer les bouteilles—, planté perpendiculairement dans le plan de la toile. Enfin la figure géométrique d’un volume ajouré en perspective, une série de bandes de couleurs qui s’étendent orthogonalement sur la toile, entourées de cercles concentriques qui fuient dans l’espace du tableau.

Tu m'emmerdes

Le titre Tu m’ engage le regardeur. Le  procédé de l’apostrophe nous oblige à chercher à remplir le vide et à trouver un verbe qui commence obligatoirement par une voyelle. On essaye ? Tu m’aimes, tu m’ennuies, tu m’énerves, tu m’emmerdes, tu m’excites ou tu m’apostrophes ?
Le tableau nous invite à plonger au cœur du langage plastique imaginé par Marcel Duchamp. Il s’agit de l’utilisation d’images et de signes pour désigner une idée ou un concept.
Le tableau est saturé de références aux ready-mades précédents cette date de 1918. Ecoutons juste les paroles de Marcel Duchamp : « Ce n’est pas la question visuelle du ready-made qui compte, c’est le fait même qu’il existe. Il peut exister dans votre mémoire. [ ... ]. Il n’y a plus de question de visualité : le ready-made n’est plus visible pour ainsi dire. Elle est complètement matière grise. Elle n’est plus rétinienne.»
Les ombres portées marquent le passage de la seconde à la troisième dimension et permettent de signifier la possibilité d’un passage de la troisième à la quatrième dimension, une dimension invisible pour l’homme mais dont la démonstration est approchée à l’époque par le physicien Poincaré. Ce que ce tableau nous montre, c’est le raisonnement de Marcel Duchamp, que si les ombres 2D sont la projection d’objets 3D, alors les objets 3D doivent bien être la projection d’un univers 4D.
Dans la toile même du tableau Tu m’, la « déchirure », en plein centre, « stoppée » par des épingles de sûreté non moins réelles évoque l’arrêt du mouvement, la force des conventions qui stoppent l’émancipation de l’œuvre d’art.

Tu m'aimes

Alors on se résume sur le manifeste.
L’espace de la toile Tu m’, c’est le domaine de l’artiste. La déchirure du centre est celle du trauma initial qui permet à Marcel Duchamp d’abandonner la peinture pour se consacrer à d’autres perspectives, d’autres modalités artistiques. Au même niveau central que la déchirure, l’écouvillon réel indique l’effet de débouchage de l’énergie créatrice et innovante auparavant contenue dans des conventions, des normes obsolètes.
Au centre, une surface blanche, tableau dans le tableau, surface de tous les possibles, entre la 3D et la 2D, support de l’ombre réelle du ready-made écouvillon. À gauche l’émergence de la 2D à la 3D, à droite, l’émergence de la 3D à la 4 D qui indique que les portes de la quatrième dimension sont ouvertes et que le passage de production artistique informe à celui de chef-d’œuvre de l’art est en cours.
La manicule nous indique que c’est nous, les regardeurs, qui feront la moitié du chemin pour comprendre l’œuvre. C’est la mise en image du « regardeur qui fait le tableau ». Le jeux de trompe-l’œil, d’épingle à nourrice et d’écrou réels nous dit : « tout le monde peut se tromper ! » ou « ne vous y trompez pas ! ». Dans tout les cas, c’est une mise en image des apparences trompeuses qui sont la marque du jeu artistique. 

Ce tableau nous dit que les tableaux sont eux aussi obsolètes et qu’ont peut passer, en ce début de XXème siècle, dans une autre dimension de la création artistique. Cette peinture se révèle être une allégorie et un manifeste, celui de l’ouverture de la voie conceptuelle de l’art, un tableau codé dans la langue originale de Marcel Duchamp et qui ne s’adresse qu’à la postérité.

Bravo l’anartiste !


Œuvre : T m’ (1918) Lien sur ARCHIVES DUCHAMP

Conseil de lecture : Article de Pascal Goblot : La légende du Grand verre dans la revue Etant donné n°9, 2009.

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