Figures de style chez Marcel Duchamp [9/1]
9/1 LES IMAGES DE PENSÉE
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« l’allégorie (en général) est une application de l’infra mince »
Marcel Duchamp, note 6 de la boite de 1914
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Il faut rappeler l’hypothèse qui préside à l’ensemble de ces articles et de ces analyses : Marcel Duchamp n’a jamais rien fait au « hasard », dans une forme créative instinctive et spontanée. Ce qu’il a produit comme formes artistiques sont la plupart du temps des mises en scène de ses pensées et plus il avance dans le temps, plus ce sont des mises en scène de la « Loi de la pesanteur », nom qu’il a donné à sa vaste expérimentation sociologique sur le statut des œuvres d’art. [voir articles [#8] Tout étant donné 8/1 Les voyeurs, les voyants 8/2 Le fil de la fabrication]
" (...) Nous ignorons les résultats du hasard parce que nous n'avons pas assez d'intelligence pour cela. Je veux dire qu'un cerveau divin, pa exemple, pourrait parfaitement penser : "il n'y a pas de hasard, je sais ce qui va se passer." Nous ne savons pas parce que nous sommes trop ignorants pour être capables de comprendre ce que le hasard va apporter. C'est donc une sorte d'adoration du hasard ; on considère le hasard comme un élément religieux ou presque. Il est donc très intéressant de l'avoir introduit, de le mettre au service de la production artistique". Entretien avec Joan Bakewell pour la BBC, 5 juin 1968.On peut tenter ici une formulation de cette « loi de la pesanteur » avec son nominalisme, son vocabulaire associé.
- A l’ère moderne, — depuis Monet, Courbet, — les productions artistiques plastiques subissent le regard trivial de la majorité des regardeurs. L’œuvre est tirée vers le bas, elle acquière une pesanteur qui l’empêche d’accéder à la reconnaissance et qui l’empêche d’être valorisée à sa juste valeur artistique.
- Le regardeurs sont ces personnages qui pèsent de leur regard sur l’œuvre. Sur l’échelle du jugement de goût, plus le regard est trivial, plus il alourdit l’œuvre, il l’encombre de ses aprioris, de ses convention sociales, des filtres du bon ou du mauvais goût, etc. Et plus le regard est bienveillant, plus il allège l’œuvre, la dépouillant de toutes les considérations pour la laisser légère de sa seule existence.
- Toute production artistique, source de lumière, et l’artiste lui-même comme créateur, est un porteur d’ombre. Comme l’ombre est la projection 2D d’une production en 3D, alors, La production artistique en 3D est la projection d’un monde inconnu de nous, et inaccessible, en 4 dimensions (4D), que les artistes seuls arrivent parfois à révéler : c’est une forme de grâce inframince.
- Au final, toute production artistique ne deviendra œuvre d’art que si elle est dans un premier temps refusée — soumise au jugement de goût trivial majoritaire des regardeurs —, puis dans un deuxième temps réhabilitée — soumise au jugement de goût lié au principe de distinction de certains regardeurs, principe autrement appelé par Marcel Duchamp renvoi miroirique.
"[l'œuvre d'art] est toujours basée sur deux pôles : le public et l'auteur, et l'étincelle qui résulte de cette action bipolaire donne vie à quelquechose, comme l'électricité. Il n'y a pas besoin de dire que l'artiste est un grand penseur parce qu'il produit l'œuvre d'art. L'artiste ne produit rien tant que celui qui regarde ne dit : "Tu as fait quelquechose de merveilleux." C'est celui qui regarde qui a le dernier mot". Entretien avec Calvin Tomkins, 1964.
" Des millions d'artistes créent, quelques milliers seulement sont discutés ou acceptés par les spectateur et moins encore sont consacrés par la postérité. En dernière analyse, l'artiste peut crier sur les toits qu'il a du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels de l'art." Le processus créatif, 1957.
" Dans les trente dernières années, l'artiste a petit à petit été entrainé dans une aventure d'intégration économique qui le lie poing et mains à une entreprise de surproduction pour satisfaire un public de regardeurs de plus en plus nombreux. Nous sommes loin des parias du début du siècle et je croie que l'artiste de génie de demain devra se défendre contre cette intégration et pour y arriver il devra d'abord prendre le maquis". Manuscrit inédit vers 1960, cité par Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, la vie à crédit...
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Photographie isue du manuel de montage d'"Etant donnés...". 1966. |
Et c’est de plus en plus vrai au fur et à mesure de sa longue vie jusqu’à la réalisation de son installation « Etant donnés…», ce d’autant plus que c’était une production cachée, dissimulée à la connaissance du public et dévoilée posthumement en 1969 [Marcel Duchamp meurt fin 1968]. L’œuvre « Etant donnés…» dans son ensemble est posthume et pourtant certaines parties, certains extraits sont connues et visibles du vivant de Duchamp mais sans que les regardeurs sachent alors à quoi ces éléments se rattachaient : « Prière de toucher », « coin de chasteté », etc.
" La mort est l'attribut indispensable pour un grand artiste. Sa voix, son allure, sa personnalité — en bref, toute son aura — s'imposent tellement que ses toiles passent dans l'ombre. Quand tous ces facteurs ont fait silence, alors son œuvre peut être reconnue dans toute sa grandeur ". Artists must die to be great, frenchman says, the berkshire concil eagle, 17 juin 1936.
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Objet dard, Marcel Duchamp, 1950 |
MD. a inventé une langue mi-textuelle, mi-imagée comme si le langage commun ou les moyens plastiques communs étaient incapables de traduire sa pensée.
" Je refuse de penser aux clichés philosophiques remis à nuf par chaque génération depuis Adam et Eve, dans tous les coins de la planète. Je refuse d'y penser et d'en parler parce que je ne crois pas au langage. Le langage, au lieu d'exprimer des phénomènes subconscients, en réalité crée la pensée par et après les mots (je me déclare "nominaliste" très volontiers, au moins dans cette forme simplifiée). Toutes ces balivernes, existence de Dieu, athéisme, déterminisme, libre arbitre, société, mort, etc., dont les pièces d'un jeu d'échecs appelé langage et ne sont amusantes que si on ne se préoccupe pas "de ganer ou de perdre cette partie d'échecs". Lettre à Jehan Mayoux, 8 mars 1956.Contrairement à ce qui est le plus souvent raconté, chez Marcel Duchamp, le signifié — le sens donné aux images — prend quasiment toute la place au dépend du signifiant — les aspects visibles, matériels des productions artistiques. Jusqu’à ce que, expérimentation engagée, vécue et réussie, ses productions deviennent des archétypes formels de l’art contemporain, et donc qu’une inversion s’opère et que le signifiant prenne toute la place, au détriment du signifié, quasi ignoré. [1] Et les productions de Marcel Duchamp obéissent à un double mouvement du signifié.
D’un côté ses œuvres sont « ouvertes », et si l’on n’en connait pas le code, la polysémie est telle que le regardeur s’y noie, toutes les "interprétations" deviennent viables.
D’un autre côté, le codage même employé par Duchamp nous montre qu’il induit fortement le signifié.
Le rôle principal du regardeur décrit par Duchamp dans sa célèbre formule n’est pas de compléter ce signifié à 50/50 avec l’artiste, mais bien d’appliquer un jugement de goût qui fera ou non basculer la production artistique dans le statut d’œuvre d’art.
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Récapitulatif des termes du "triangle sémiotique". |
Une de mes hypothèses, à l’origine de ces articles, c’est que Marcel Duchamp, confronté à la vie aux Etats-Unis et à la langue anglaise, capte complètement la différence d’usage et de signification du terme « image » dans sa différence entre le français et l’anglais. Cette différenciation dans la langue anglaise « colle » parfaitement avec les réflexions dans lesquelles il s’est engagé depuis 1912 en commençant à concevoir ce qui allait devenir le « Grand Verre » et qu’il systématise avec les « readymades ».
Alors qu’en français le terme « image » sert à la fois à nommer le support (l’artefact) et à la fois le phénomène métaphorique de la pensée, en anglais ces deux faces sont séparées en deux termes : « picture » [ˈpɪk.tʃə] pour l’artefact, le support matériel et « image » [ˈɪmɪʤ] pour la pensée elle-même. C’est le même type de différence qu’entre les termes technologie et technique. Là ou le terme technologie évoque le système général, le terme technique indique les aspects concrets de la technicité.
Un des enjeux de ce que j’écris ici, c’est de montrer que Marcel Duchamp maîtrisait bien au-delà de ce qu’on a pu en dire jusqu’à présent — non seulement « son emploi du temps » [2] et la diversité systématique de ses productions — mais qu’il a développé également une pensée complète et aboutie dans « ses moindres recoins » et que l’ensemble de ses productions, de son emploi du temps et de la diversité de ses productions sont à considérer comme des « images de pensée », des picture/image [ˈpɪk.tʃə / ˈɪmɪʤ]. [3]
Et au titre de cette méthode de travail, celle des « cultural studies », les jeux avec la langue, les jeux de mots, les jeux avec les mots, les inventions linguistiques (inframince, readymade, mobile, …) sont de la même façon des picture/image [ˈpɪk.tʃə / ˈɪmɪʤ]. Marcel Duchamp avait largement précédé, de façon sensible, sans théorisation, ce que vers quoi les « cultural studies » nous entraîne, à savoir l’indifférenciation entre le texte et l’image. (Voir article « 9/4 image [ˈɪmɪʤ] et picture [ˈpɪkʧə])
J’espère montrer dans ces articles, par un faisceau patent d’indices [4] que les productions de Marcel Duchamp sont donc pour la plupart des « images de pensée », des artefacts aux apparences matérielles à chaque fois différentes mais qui regroupent sans cesse les mêmes signes, la production la plus emblématique de ce système étant le diagramme de « la mariée mise à nue par ses célibataires mêmes », dit « le Grand verre ». (voir conférence « La mariée mise à nue par ses célibataires même »)
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[1] Une des questions reste à savoir pourquoi ce signifié est tant ignoré aujourd’hui. C’est la rançon de la méthodologie universitaire ? C’est la rançon de la captation de l’héritage de Marcel Duchamp par un petit groupe ? C’est la rançon de méthodes d’investigations trop fermées sur elles-mêmes ? C’est la rançon du phénomène de distinction que certain·e·s conserveraient des informations par devers eux ?
Dans MANET une révolution symbolique (Raison d’Agir/Seuil 2013), Pierre Bourdieu écrit :
« Dans l’histoire de l’art, la tradition iconologique a été créée, et constituée comme telle par un très grand historien de l’art, Erwin Panofsky. Celui-ci a fait une théorie de l’interprétation iconologique qu’il distingue de l’interprétation iconographique. (…) Il a donné une caution théorique à tous les spécialistes de l’histoire de l’art qui, armés de cette référence panofkienne devenue complètement inconsciente — on n’a même plus besoin de dire qu’on fait du Panofsky — font assaut de « ça me fait penser à » . (…) Il y a une tératologie de l’histoire de l’art comme de toutes les disciplines, mais l’histoire de l’art est particulièrement exposée dans la mesure où l’œuvre d’art, du fait de son équivocité, de sa plurivocité, de sa polysémie, etc. peut tout accueillir. (…) On est face à la logique d’un champ où, pour triompher des adversaires, pour faire le malin, pour s’affirmer comme intelligent, comme détenteurs de savoirs rares, etc., on est porté à surinterpréter, sans être soumis au contrôle de la falsification élémentaire ». (p 38)J’ai le sentiment qu’il faut « lutter » contre trois façons de faire de l’histoire de l’art : les similarités formelles, les éventuelles sources d’inspirations, la biographie. Si chacune de ces trois sources de renseignements sont tout de même valides et intéressantes, c’est par le croisement avec bien d’autres sources qu’on peut opérer une histoire plus crédible qui échapperait au « test projectif » . « [devant une œuvre d’art] on doit tirer au moins une sorte de consigne de prudence : « attention, danger de test projectif ». Si tous les critiques qui critiquent avaient en tête cette admonestation, il est probable qu’il y aurait un grand silence dans la critique, en particulier sur l’art contemporain. » (Bourdieu p 49)
A propos de la recherche des sources d’inspiration qui donneraient à comprendre les œuvres : A supposer qu’on soit certain des inspirations de MD. pour telle ou telle production, ça nous renseigne très peu sur les significations que MD. y a introduit. Ce n’est pas parce qu’on connait la source d’inspiration qu’on a la clef de la signification, d’autant plus avec Marcel Duchamp qui n’a cessé de jouer avec le signifiant/signifié jusqu’à opérer des transpositions de sens complètes, avec une totale coupure du référent.
Dans le cas d’un artiste qui procède par énigme, qui sollicite le questionnement du regardeur, ce n’est pas parce qu’un créateur s’inspire de quelque chose d’antérieur qu’il utilise cette figure avec le même sens. Savoir de quoi s’est inspiré quelqu’un est peut-être une bonne porte d’entrée pour réfléchir mais ce n’est pas la solution au problème de signification posé.
« Il y a une fiction, la fiction de l’art, la croyance dans l’art […] Est-ce qu’il faut dire que cette chose en laquelle nous croyons suprêmement n’est qu’une croyance collective dans laquelle nous sommes pris ? […] Je pense qu’historiciser, c’est à dire ramener cette question à ses conditions sociales de possibilité, à l’environnement dans laquelle elle s’est construite, c’est obéir à l’injonction scientifique selon laquelle il faut comprendre les choses comme elles sont — ou alors il ne faut pas parler de « science » mais dire que l’on est dans la « religion de l’art » ; faire de l’histoire de l’art, ce devrait être au contraire signifier, faire de la science de l’art ». Manet, cours au collège de France, Bourdieu p. 162[2] Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. Roché avait commencé à lever ce lièvre-là en disant que la meilleure œuvre de Marcel Duchamp c’était l’emploi de son temps. (Marcel Duchamp l’anartiste, entretien avec Bernard Marcadé dans La cause freudienne 2008/1 N°68 pages 135 à 147)
[3] Cette relation entre picture et image a été mise en valeur par Mitchell, au fondement des Cultural Studies dans son ouvrage : Iconologie [image, texte, idéologie] de W.J.T. Mitchell. 1996 édition française Les prairies ordinaires 2009.
[4] Il faut ici largement citer J.O. Uzel (Pour une sociologie de l’indice JO Uzel in Revue Sociologie de l’art n° 10 1997 ) qui me semble poser clairement les bases d’une analyse de l’art à partir du terme « d’indices ».
[…] « Georges Didi-Huberman, qui insiste avec raison sur la technicité de l'empreinte, décrit la façon dont celle-ci traverse toute l'histoire de l'art sous des formes techniques différentes, mais qui coexistent très souvent : mains en négatif créées par projection de peinture au Paléolithique, moulage à la Renaissance, montage, grattage, frottage, décalquage avec l'art contemporain, et tout particulièrement avec Duchamp. En ce sens, toute idée de progrès ou de déclin de la technique artistique se trouve disqualifiée. Une sociologie de l'indice doit donc s'employer à articuler l'indice et le geste technique qui le prolonge. C'est précisément par la question technique que la médiation entre le contenu de l'oeuvre et son contexte social d'apparition peut s'effectuer. Il s'agit de remonter de l'effet (le signe indiciaire) à la cause (le contexte social), par l'émission d'une hypothèse qui prenne en compte la technicité de l'oeuvre (apparition, évolution, détournement d'une technique). »
[…] « En relisant attentivement « L’oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », nous voyons que Benjamin affirme clairement que cette valeur d'exposition ne coïncide pas avec l'apparition des techniques de reproduction de masse, mais apparaît pour la première fois dans les arts plastiques, et tout particulièrement dans le dadaïsme (c'est-à-dire au milieu des années 1910) : « le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature), les mêmes effets que le public demande maintenant au cinéma ». Le dadaïsme, tout comme le cinéma, développe une esthétique de la « distraction » qui met en échec la réception contemplative de l'oeuvre. En fait, et contrairement à ce que laisse croire le titre de l'essai, ce n'est pas la dimension reproductible qui caractérise, aux yeux de Benjamin, le procédé cinématographique, mais avant tout la technique du montage et l'« effet de choc » qu'elle produit sur le spectateur. C'est la technique du montage et son effet de distraction (ou de choc) qui permettent de comprendre comment le dadaïsme, qui apparaît vingt ans après le cinématographe, a pu influencer la pratique cinématographique : « De spectacle attrayant pour l'oeil ou de sonorité séduisante pour l'oreille, l’oeuvre d'art avec le dadaïsme se fit choc. Elle heurta le spectateur ou l'auditeur. Elle acquit un pouvoir traumatisant. Et elle favorisa de la sorte le goût du cinéma, qui possède, lui aussi, un caractère de diversion en raison des chocs provoqués chez le spectateurs par les changements de lieux et de décors. »
[…] Une analyse minutieuse de l'ensemble des oeuvres de l'artiste (et pas seulement des ready-mades ! ), nous prouve que si Duchamp a pris ses distances avec le métier de peindre, avec la création entendue comme pure fabrication manuelle, il a toujours accordé une importance primordiale à la technique. L’historien de l’art montre que loin de se contenter d'idées générales ou de formules incantatoires, Duchamp a fait accéder le geste de l'empreinte « au statut de procédure artistique ». De l'eau-forte de 1904 intitulée La Grand-Mère de l'artiste jusqu'au célèbre Grand Verre (1915-1923), nous voyons l'empreinte se décliner sous des modalités techniques très variées. Quant à l'argument de la transgression, il tombe de lui-même puisque Duchamp n'a pas fait de la technique de l'empreinte un « coup », mais bien le fil directeur de toute son oeuvre. En outre, nous avons déjà vu que l'empreinte, ce « geste technique immémorial », a été occultée par l'histoire de l'art en raison de son archaïsme, de son anachronisme. S'il est une technique qui ne se caractérise pas par sa nouveauté c'est bien celle de l'empreinte, déjà utilisée par les hommes de Cro-Magnon au Paléolithique.,
[…] L’artiste et le sociologue, par des voies très différentes, parvenaient aux mêmes conclusions : la fréquentation des institutions culturelles est directement déterminée par l'origine sociale et le « capital culturel » du public. Dans Libre-Echange, dont une large partie est consacrée au mécénat culturel, Pierre Bourdieu avoue à Haacke toute l'admiration qu'il porte à son travail : « Vous vous appuyez sur une analyse des stratégies symboliques des « mécènes » pour concevoir une action qui retourne contre eux leurs propres armes. Je trouve cela exemplaire parce que, depuis des années, je me demande ce que l'on peut opposer aux formes modernes de domination symbolique. Les intellectuels mais aussi les syndicats, les partis, sont très désarmés ; ils sont en retard de trois ou quatre guerres symboliques ». Mais lorsque Haacke affirme que son travail sur le contexte d'exposition n'est pas si original puisqu'il s'inscrit dans la logique des ready-mades de Duchamp, Bourdieu lui rétorque aussitôt qu'il minimise la nouveauté de sa démarche, et lui explique que Duchamp se « servait du musée comme contexte décontextualisant », alors que lui, au contraire, rétablit le lien entre l'objet exposé et son environnement social. Bourdieu reprend ici à une analyse qu'il a eue l'occasion de développer ailleurs : Duchamp, qui occupait une position reconnue dans le champ de l'avant-garde new-yorkaise, aurait simplement mis en pratique l'efficacité symbolique (le pouvoir magique) de sa signature, et se serait employé à faire oublier le champ artistique (le contexte) dans lequel il intervenait, afin de jouer avec son statut de «créateur incréé». Que Duchamp veuille exposer, en 1917, non pas tant un urinoir que les contradictions d'un Salon des artistes indépendants qui avait pour devise d'accepter toutes les oeuvres proposées par les artistes et qui pourtant n'exposera pas Fontaine, voilà ce que Bourdieu ne veut pas voir, préférant insister sur le caractère « exceptionnel » du travail de Haacke.
Figures de style chez Marcel Duchamp [9/2]
9/2 MÉTAPHORES
& FIGURES DE STYLE CHEZ MD
« Pratiquement toutes les interventions de Duchamp peuvent être définies comme des variations apportées à un stéréotype linguistique figé (cliché, aphorisme, proverbe, dicton, etc.), qu'il soit apparent ou occulté. Il suffit, ici comme ailleurs, de « distendre un peu les réalités physiques et chimiques ».Michel Sanouillet
Initiation Duchamp du signe champs arts p. 157-164
Reprendre la définition complète du terme métaphore [1] semble une bonne solution pour commencer à comprendre que Marcel Duchamp a toujours fonctionné avec une métaphore d’avance, visuelle ou textuelle.
Procédons par exemples :
Procédons par exemples :
- La chute d’eau dans Etant donnés…, ou celle qui fait tourner la roue à aube dans le Grand Verre désigne le jaillissement créatif [La métaphore désigne une chose par une autre qui lui ressemble ou partage avec elle une qualité essentielle].
- La spirale : l’escalier à vis du « nu descendant un escalier », les différentes versions des rotoreliefs et autres …, la pente d’écoulement dans le « Grand verre » est une métaphore de la pesanteur [La comparaison affirme une similitude tandis que la métaphore la laisse deviner. La comparaison est explicite. Au contraire, dans la métaphore, l'auditeur ou la lectrice doivent reconstituer le sens.]
- Les différents nus (descendant l’escalier, dévoilé et squelettique dans le Grand verre, allongé dans Etant donnés…, etc.) sont la métaphore du devenir de l’œuvre d’art. Ils sont toujours associés à un système, à un contexte imagé. [Le contexte est nécessaire à la compréhension de la métaphore. La métaphore étant une figure de l'ambiguïté, le contexte laisse un vaste champ possible d'interprétations, en raison, d'une part, de la disparition des mots supports, et d'autre part à cause de la connotation.]
- La métaphore chez MD. n’est jamais un cliché. La métaphore n’est pas triviale en elle-même (un nu n’est pas un nu) mais évoque la trivialité. [Une métaphore courante est un cliché]
- Un maximum de tropes chez Marcel Duchamp, dans sa prose ou dans ses images. [La métaphore est un trope, c’est à dire une figure qui consiste à détourner un mot de son sens habituel ou propre.]
- Les différentes métaphores de Marcel Duchamp ne sont pas directement explicites ; elles sont codées par le nominalisme qu’il met en place. Une fois ce nominalisme décodé, les métaphores jaillissent. [La métaphore est un procédé rhétorique doté d'une portée argumentative, c'est-à-dire qu'elle vise à rapprocher l'opinion de l'auditeur de celle de l'orateur. Elle suppose la coopération des auditeurs, et des enjeux de persuasion et conviction.]
- « Prière de toucher » (sein en caoutchouc apposé sur la jaquette d’un catalogue d’exposition) est une des différentes métaphores de l’inframince : injonction triviale de toucher l’image d’un sein, je touche ou je ne touche pas, dès que je l’aurai touché, l’image changera de statut, etc. [L’intérêt de la métaphore est d'attribuer au sens du terme qu'elle décrit certaines nuances, et pas n'importe lesquelles, qui appartiennent au terme qu'elle lui accole et qu'une simple comparaison ne pourrait expliciter. Ces nuances, ou sèmes, ajoutent du sens au langage. Elle active la polysémie.]
- L’inversion de genre souvent répétée (« fountain » ou l’usage de « Rrose sélavy » ou « coin de chasteté », l’image répétée de « la mariée mise à nu », etc. sont des allégories. [L’allégorie rend concrète une idée abstraite. Une allégorie est souvent une métaphore poursuivie dans la longueur d'un texte.]
- Le diagramme complet de « la mariée mise à nu par ses célibataires même » est soumis à de multiples interprétations, de multiples strates métaphoriques. (voir schéma) [On ne peut pas dire qu'une métaphore soit vraie ou fausse : son interprétation dépend du récepteur. La métaphore s’oppose en cela au discours scientifique qui doit être réfutable, c'est-à-dire qu'on doit pouvoir prouver qu'un énoncé est soit vrai, soit faux. La métaphore aide à conceptualiser ce qui ne peut pas être compris par la désignation et relevant notamment des sentiments et de la pensée.]
- Parfois les métaphore s’enchâssent : l’usage du verre est une métaphore de l’inframince, inframince étant une allégorie de l’espace-temps du passage d’un état à un autre. [La métaphore exprime « l'énigmatique : ce qu'elle dit ne peut être pris au pied de la lettre. Elle est une façon de dire le problématique au sein du champ propositionnel]
Les images et les textes, dont Marcel Duchamp use de la même manière métaphorique, sont des « figures » (en linguistique, des tropes), des figures de style d’autant plus variées qu’il utilise toute la gamme, de l’allégorie à la métonymie en passant très souvent par la synecdoque.
L’allégorie
L’allégorie
« l’allégorie (en général) est une application de l’infra mince »
Marcel Duchamp, note, boite verte 1934
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allégorie d'oubli, note - 1912 - 11968 |
Il s'agit d'une figure de style qui consiste à représenter de façon imagée, en la matérialisant par un élément concret, une idée abstraite. C’est une description ou un récit de situations familières et concrètes dont on peut tirer, par analogie, un enseignement abstrait, en général religieux, psychologique ou moral. On définit généralement l’allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. L’allégorie est un miroir, au sens ancien [2] et au sens moderne, illustré par le mythe de Narcisse et celui toujours en cours du miroir des vanités. Marcel Duchamp ne s’est pas privé d’utiliser ce ressort imagé de l’allégorie comme miroir en de nombreuses occasion, du miroir noir en cuir ciré de la « fenêtre » de "Fesh window" aux reflets du « Grand verre », du « renvoi miroirique » dans ses notes au cliché photographique "portrait multiple" de 1917.
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Portrait multiple 1917 |
La figure allégorique, telle que la pratique Marcel Duchamp, consiste mettre en scène une « signification cachée » sous la forme plastique sensible d’un langage imagé.
Le principe même de l’allégorie est de pratiquer un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié. C’est une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré. La forme la plus courante de l’allégorie, la personnification (qui représentaient à l’origine les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques), est utilisée par Marcel Duchamp pour représenter les forces sociales en œuvre dans le processus d’accession d’un objet d’art au statut d’œuvre d’art. Les « moules malics » de « la mariée mise à nue par ses célibataires même », autrement appelés les célibataires en sont le meilleur exemple.
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9 moules malics, travail préparatoire au "Grand verre", 1914-15 |
Marcel Duchamp utilise l’allégorie au sens plein et historique du terme, telle qu’elle était en usage au Moyen-âge, comme dans le « Roman de la Rose » de Guillaume de Lorris (vers 1230). [3]
Dans « La mariée mise à nue par ses célibataires même », Marcel Duchamp utilise une double allégorie sexualisante et mécanisante. Ces allégories visent à nous décrire le mécanisme quasi automatique de l’accession d’un objet d’artiste au statut d’une œuvre d’art.
Ces allégories sont utilisées :
- dans le « Grand verre » — c’est le mode d’emploi (à l’égal des notices de montage IKEA) de ce changement de statut ;
- dans les « notes de la boite verte » — c’est le discours textuel du déploiement de l’allégorie ;
- dans les readymades, — ce sont des fragments de la démonstration, sous forme de synecdoques — une partie qui évoque le tout. (voir plus loin)
Si on reprend l’ensemble des termes que Marcel Duchamp emploie et met en image dans le « Grand Verre », on peut synthétiser la forme allégorique générale, visuelle et textuelle.
« Dans « La mariée mise à nue par ses célibataires même », dans la partie supérieure, le « domaine de la mariée », la fin du processus nous montre une œuvre d’art personnifiée sous le nom de « Mariée ». Elle prend l’apparence d’une « guèpe » composée de formes variées et articulées. Cet état est précédé par toute une série d’actions anthropomorphes et mécanistes :
- La transformation d’un « objet d’artiste » en « œuvre d’art » se fait sous l’action de la postérité. Le souffle de la postérité, c’est le voile de la mariée nommée également « la voie lactée ». Une fois que le souffle de la postérité est passée, c’est à dire que l’objet d’artiste accède au rang d’œuvre d’art, la mariée est donc « dévoilée », « mise à nu ».
- La postérité s’acquiert souvent après la mort. « Les 9 tirés », neufs trous pratiqués dans le support en verre de l’œuvre, évoquent la passage, parfois violent, de la vie à la mort.
- Dans la partie inférieure, dans le « domaine des célibataires », Les artistes et la production de l’objet d’art sont représentés par un ensemble mécanique avec une « broyeuse de chocolat, une roue à aube, un chariot ».
- Ceux qui, par leur choix, donc leur regard sur l’objet d’artiste, permettent de le faire accéder au rang d’œuvre d’art, sont appelés « célibataires » et personnifiés sous forme d’uniformes, de « moules malics ».
- Leur regard, qui déclenche le processus de transformation de l’objet d’artiste en œuvre d’art est représenté sous forme de « tubes capillaires » qui transportent le « gaz d’éclairage » vers des « tamis » qui, par leur « poussière à l’envers », se liquéfie et, par une « pente d’écoulement » en « spirale » vient inséminer l’objet d’art. Autrement dit, le « gaz d’éclairage » est le vecteur du regard des regardeurs ; ce regard positif transforme le gaz en liquide fécondant qui vient remplir un récipient (l’objet d’art).
- De l’objet d’art inséminé jaillissent des « éclaboussures » qui remontent vers le « domaine de la mariée » et, par passage au travers des « témoins oculistes », dans un jeu de « renvoi miroirique », passe à la postérité. Autrement dit, l’objet choisi, regardé à la loupe par les critiques et les medias photographiques, est confronté au jeu « onaniste » de la vanité — avant même sa mort, ce n’est pas l’artiste qui a choisi, c’est le regardeur. Le processus est parachevé par le phénomène de « postérité ».
[voir ici conférence Marc Vayer, à 7 : 06 mn]
Allégorie de la caverne
[Le terme inframince — que Marcel Duchamp a utilisé comme concept, celui de l’espace-temps où/pendant lequel une situation, un statut peut basculer d’un état à l’autre] s’associe aussi chez Duchamp à l’allégorie et c’est là que, quittant l’ordre du phénomène d’un sensible lié au corps, on atteindrait par l’imagination un phénomène suprême de l’esprit où l’ordre (de causes à effets) serait duel et réflexif. L’ombre, la transparence, l’infime, la fumée, la légèreté, la caresse sont « inframinces » dans la perspective duchampienne, mais comme « l’allégorie (en général) est une application de l’infra mince », ils deviennent aussi images, signes, apparences, métaphores, disparitions.
Elvan Zabunyan STRIPTEASE : DÉSARTICULER DUCHAMP PAR LE GENRE
« Cahiers philosophiques » 2012/4 n° 131 | pages 64 à 82
Nous allons juste noter dans cet article, le parallèle criant de l’installation « Etant donnés 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage » avec la représentation que l’on peut réaliser de l’allégorie de la caverne du texte de Platon. Lire PDF qui suit :
Allégorie de genre
Allégorie de genre, portrait de Georges Washington pour le magazine Vogue ; cette allégorie – qui intégrait le portrait de Washington à une carte et à un drapeau des États-Unis – était fabriquée avec une serviette hygiénique tachée. Ayant appartenu à André Breton, elle figure dorénavant au Musée Beaubourg.
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George Washington, allégorie de genre 1943 - 1944 |
Ce petit tableau représente à la fois la carte de l’Amérique et le profil du fameux président et destiné à la couverture du numéro spécial «Americana » prévu pour l’anniversaire de l’indépendance américaine. Refusé par la rédaction : il était, en effet, totalement en décalage avec la ligne graphique extrêmement clean et glacée du magazine féminin. Un an plus tard l’image refusée fut publiée dans la revue d’André Breton VVV.
On comprend dès lors que c’est ce déroulement historique intelligemment scénarisé que l’objet a déclenché, et non cet objet seul, qui justifie son titre : « allégorie de genre ». Parce qu’il fut refusé par les uns puis réhabilité par les autres, il est une métaphore de toute œuvre d’art moderne, une allégorie de genre. voir [COD] George Washington, allégorie de genre 1943
La synecdoque
Marcel Duchamp, une fois posée son allégorie principale, va user très souvent de la synecdoque (c’est un système d’équivalence simple : une partie du tout = le tout). Marcel Duchamp use de cette figure de style non pas comme une facilité de langage, un jeu poétique dada, mais bien comme un mode réthorique et philosophique pour « approcher le réel ».
La synecdoque est une forme de métonymie particulière qui envisage deux aspects d'un même objet en prenant par exemple la partie pour le tout ou le tout pour la partie.
La synecdoque est une Figure de style par laquelle on fait entendre le plus en disant le moins, ou le moins en disant le plus ; on prend le genre pour l’espèce ou l’espèce pour le genre, le tout par la partie ou la partie par le tout.
Il y a la synecdoque généralisante (le tout pour la partie = croissance, expansive qui tend vers l’abstraction.
Il y a la synecdoque particularisante (la partie pour le tout) = décroissante, restrictive qui tend vers le pittoresque.
Chez Marcel Duchamp, la synecdoque est utilisée forcément comme économie, mais aussi comme focalisation (sur un des éléments du tout).
Marcel Duchamp fonctionne à l’économie. Dans sa vie courante, il possède très peu de biens, s’affranchi des meubles, des décors, des objets dans la vie courante, de l’argent même dont il use au minimum de ses besoins immédiats, sans ostentation — se loger, se déplacer. Il parlait peu, de façon concise. ; il écrivait de façon ramassée et précise, en pesant chacun de ses mots. Dans le cadre de sa production artistique, il produit peu d’objets, il produit des textes courts, des « notes » concises, ces formes textuelles réduites, des aphorismes, ces évocations réflexives contractées, des termes conceptuels, cette contraction d’une idée en un seul terme.
Ainsi, Marcel Duchamp est le champion de la synecdoque, comme un moyen économique mais également comme un moyen de focaliser sur un élément précis — ou sur une conjonction d’éléments pour faire référence à l’ensemble. Exemple : les objets « érotiques ; exemple : le nominalisme : un signe se rapporte à l’ensemble, vaut pour l’ensemble dont il fait partie.
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Objet dard, 1951. Cette sculpture-moulage est issue de la structure du mannequin d'"Etant donnés..." |
La métonymie
La métonymie est une figure de substitution qui consiste à nommer un objet par le nom d'un autre.
Une métonymie est une figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu : la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l’institution qui y est installée…
Nous vous proposons de prendre le temps de lire attentivement le texte qui suit et de remplacer nom de « Nahuatl » par celui de « Duchampien·ne ». Vous aurez alors une idée plus précise à quoi se rattache la puissance du système nominaliste et pictural de Marcel Duchamp.
Face à la condition mortelle de l'homme, les penseurs de diverses cultures ont souvent trouvé consolation dans la perspective d'une vie après la mort. Ce réconfort était refusé aux Mexicas, torturés par leurs incertitudes quant à la destinée de l'âme. « Les fleurs s'en vont-elles au pays des morts ? demandait Nezahualcoyotl. Dans l'au-delà, la mort dure-t-elle ou revenons-nous à la vie ? » La vision de l'existence de la plupart des tlamatinime rejoignait les craintes formulées par Nabokov : « un bref éclat de lumière entre deux éternités de ténèbres ».
La rhétorique nahuatl avait pour singulière coutume de désigner les objets par deux de leurs éléments constitutifs — une espèce de double adjectif homérique. Au lieu de mentionner directement son corps, un poète dira plus volontiers « ma main, mon pied » (noma nocxi), que l'auditeur avisé identifiait comme une synecdoque, de la même manière qu'un Anglais lisant dans un texte le mot « couronne » y reconnaîtra la personne du monarque dans son entier. C’est ainsi que la voix du poète devient « sa parole, son souffle » (itlatol ihiyo). Le double mot pour « vérité » est neltilitzli tzintliztli, soit à peu près « vérité fondamentale, principe vrai de base ». En nahuatl, les mots miroitent de connotations : les choses vraies ont des fondations solides, elles sont stables, inaltérables et éternelles.
Parce que nous autres humains sommes transitoires, et que nos vies ont la nature évanescente d'un songe, les tlamatinime pensaient que la vérité, de par son caractère immuable, restait inaccessible à l'expérience humaine. Sur la terre soumise au changement perpétuel, écrit l'historien mexicain Leon-Portilla, « rien n'est vrai, dans le sens nahuatl du terme », un dilemme qui préoccupait sans cesse les tlamatinime. Comment la créature éphémère pourrait-elle appréhender ce qui dure ? Ce serait comme demander à une pierre de comprendre ce qu'est la mort.
D'après Leon-Portilla, une échappatoire à cette impasse philosophique a été proposée au XVème siècle par le poète Ayocuan Cuetzpaltzin, qui usa, comme font les poètes, d'une expression métaphorique ; il invoquait l'oiseau coyolli, connu pour le son de clochettes de son chant.
Il voyage en chantant et en offrant des fleursLeon-Portilla souligne que les paroles d'Ayocuan sont difficilement intelligibles en dehors du contexte nahuatl. « Les fleurs et les chants » correspondent au doublet consacré pour faire référence à la poésie, le plus noble des arts ; « le jade et les plumes de quetzal » désignent par synecdoque les « choses de grande valeur », comme un Européen parlerait « d'or et d'argent ». Le chant spontané de l'oiseau symbolise l'inspiration poétique. Ayocuan suggérerait donc qu'il existe une circonstance où l'humanité peut toucher aux vérités éternelles qui sous-tendent nos brèves existences : le moment de la création artistique. « D'où viennent donc les fleurs [les oeuvres d'art] qui enchantent les hommes ? interroge le poète. Les chants qui donnent l'ivresse, les chants de beauté ? » Et il apporte lui-même la réponse : « Elles viennent toutes de la demeure [d'Ometeotl], de la région la plus secrète des cieux. » Pour les Mexicas, il n'y a qu'à travers l'art que l'être humain peut approcher le réel.
Et ses mots sont une pluie
De jade et de plumes de quetzal
Celui qui donne la vie en est-il heureux ?
Est-ce l'unique vérité sur la terre ?
1491 Charles C. Mann (Albin Michel 2007) p 146-147
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[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Metaphore
01 - La métaphore désigne une chose par une autre qui lui ressemble ou partage avec elle une qualité essentielle.
02 - La comparaison affirme une similitude tandis que la métaphore la laisse deviner. La comparaison est explicite. Au contraire, dans la métaphore, l'auditeur ou la lectrice doivent reconstituer le sens.
03 - Le contexte est nécessaire à la compréhension de la métaphore. La métaphore étant une figure de l'ambiguïté, le contexte laisse un vaste champ possible d'interprétations, en raison, d'une part, de la disparition des mots supports, et d'autre part à cause de la connotation. (voir figure du « nu »)
04 - Une métaphore courante est un cliché.
05 - Un « trope » est une figure qui consiste à détourner un mot de son sens habituel (ou propre).
06 - La métaphore est un trope, c’est à dire une figure qui consiste à détourner un mot de son sens habituel ou propre.
07 - La métaphore est un procédé rhétorique doté d'une portée argumentative, c'est-à-dire qu'elle vise à rapprocher l'opinion de l'auditeur de celle de l'orateur. Elle suppose la coopération des auditeurs, et des enjeux de persuasion et conviction.
08 - L’intérêt de la métaphore est d'attribuer au sens du terme qu'elle décrit certaines nuances, et pas n'importe lesquelles, qui appartiennent au terme qu'elle lui accole et qu'une simple comparaison ne pourrait expliciter. Ces nuances, ou sèmes, ajoutent du sens au langage. Elle active la polysémie du mot.
09 - L’allégorie rend concrète une idée abstraite. Une allégorie est souvent une métaphore poursuivie dans la longueur d'un texte.
10 - On ne peut pas dire qu'une métaphore soit vraie ou fausse : son interprétation dépend du récepteur. La métaphore s’oppose en cela au discours scientifique qui doit être réfutable, c'est-à-dire qu'on doit pouvoir prouver qu'un énoncé est soit vrai, soit faux. La métaphore aide à conceptualiser ce qui ne peut pas être compris par la désignation et relevant notamment des sentiments et de la pensée.
11 - La métaphore exprime « l'énigmatique : ce qu'elle dit ne peut être pris au pied de la lettre. Elle est une façon de dire le problématique au sein du champ propositionnel.
[2] « Les images et les reflets sont-ils trompeurs ou révèlent-ils des vérités cachées, cette question platonicienne rejoint une des préoccupations essentielles des humanistes, celle des rapports entre l’obscurité des fictions poétiques et la clarté des vérités philosophiques. Entre conscience et illusion, entre sagesse et ignorance, la duplicité des reflets ouvre la possibilité d’une inversion des valeurs qui accorde les principes de la théologie négative à une théorie mimétique de la connaissance : je me connais si je sais que je ne sais rien, dit Socrate ; je sais que je ne produis que des simulacres, dit le peintre, mais on ne voit jamais si bien le monde qu’à travers un miroir. (Le miroir de la sagesse Françoise Graziani )
[3]
L’usage de l’allégorie tombe en désuétude avec la Renaissance (devant le culte de l’histoire, l’allégorie ne joue plus qu’un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires). Depuis, on peut quand même noter ponctuellement l’usage artistique puissant de l’allégorie : Albrecht Dürer avec « la Mélancolie », « le Chevalier et la Mort », etc., Prud’hon représentant « la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime », Delacroix représentant « la Liberté sur les barricades », Baudelaire dont les fameuses « correspondances » seront souvent mises au service d’une « moralité » du mal. Réussites où l’on retrouve peut-être l’équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.
(Encyclopédie Universalis 1999)
Figures de style chez Marcel Duchamp [9/3]
9/3 L'INVERSION SIGNIFANT/SIGNIFIE
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1/ Sémiologie express
2/ Le triangle sémiotique à l’épreuve de « Fountain »
3/ Le « Grand verre », une accumulation de signes
4/ Les regardeurs
2/ Le triangle sémiotique à l’épreuve de « Fountain »
3/ Le « Grand verre », une accumulation de signes
4/ Les regardeurs
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1/ Sémiologie express
Il faut en passer par une explication rapide et forcément sommaire de l’outil sémiologique de base que nous allons utiliser tout au long de cet article pour expliquer le renversement de situation qu’opère Marcel Duchamp. Ces explications devraient nous permettre de comprendre comment et pourquoi, dans ses productions plastiques, il s’agit de percevoir bien autre chose que ce qui est visible.
Par analogie avec le domaine linguistique, la sémiologie est, pour les images, une approche qui permet d’analyser la signification ou la production de sens. Sémiologie vient du grec semeion : signe + logos : discours. Par exemple, dans le monde médical, il s’agit d’interpréter les signes que sont les symptômes ou syndromes (ensemble de symptômes). Dans le domaine linguistique, on utilise le terme sémiotique, très proche, une philosophie du langage, mais aussi une étude des langages particuliers (image, cinéma, peinture, littérature, etc.) C’est d’ailleurs dans ce champ linguistique que Pierce a élaboré une théorie des signes (1867), largement reprise et amendée par de nombreux chercheurs et que l’on peut transposer dans l’univers des signes visuels.
Il faut en passer par une explication rapide et forcément sommaire de l’outil sémiologique de base que nous allons utiliser tout au long de cet article pour expliquer le renversement de situation qu’opère Marcel Duchamp. Ces explications devraient nous permettre de comprendre comment et pourquoi, dans ses productions plastiques, il s’agit de percevoir bien autre chose que ce qui est visible.
Par analogie avec le domaine linguistique, la sémiologie est, pour les images, une approche qui permet d’analyser la signification ou la production de sens. Sémiologie vient du grec semeion : signe + logos : discours. Par exemple, dans le monde médical, il s’agit d’interpréter les signes que sont les symptômes ou syndromes (ensemble de symptômes). Dans le domaine linguistique, on utilise le terme sémiotique, très proche, une philosophie du langage, mais aussi une étude des langages particuliers (image, cinéma, peinture, littérature, etc.) C’est d’ailleurs dans ce champ linguistique que Pierce a élaboré une théorie des signes (1867), largement reprise et amendée par de nombreux chercheurs et que l’on peut transposer dans l’univers des signes visuels.
L’image est un texte, tissu mêlés de différents types de signes qui nous parlent « secrètement ». « Le sémiologue est celui qui voit du sens là où les autres voient des choses » (Umberto Eco) et donc qui « montre, avec un minimum de preuves, quelles significations et quelles interprétations peuvent produire ces choses ». (Martine Joly)
Le signe est, lui, une entité à deux faces : le signifié (c’est le concept et non pas l’objet) et le signifiant (c’est la face matérielle et perçue du signe).
Néanmoins, le signe peut se référer à un objet du monde ou à un événement ou à une action dont la représentation manque dans une telle structure minimale. C’est pourquoi une distinction maintes fois reprise entre trois éléments, et non plus deux seulement, se retrouve dans un autre diagramme montrant que tout signe, y compris linguistique, relie au moins trois termes : un signifiant (perceptible), un référent (réalité physique ou conceptuelle du monde) et un signifié (sens).
Joseph Kosuth a souvent mis en scène ce triangle sémiotique depuis les années 60'.
Le signe est, lui, une entité à deux faces : le signifié (c’est le concept et non pas l’objet) et le signifiant (c’est la face matérielle et perçue du signe).
Néanmoins, le signe peut se référer à un objet du monde ou à un événement ou à une action dont la représentation manque dans une telle structure minimale. C’est pourquoi une distinction maintes fois reprise entre trois éléments, et non plus deux seulement, se retrouve dans un autre diagramme montrant que tout signe, y compris linguistique, relie au moins trois termes : un signifiant (perceptible), un référent (réalité physique ou conceptuelle du monde) et un signifié (sens).
Joseph Kosuth a souvent mis en scène ce triangle sémiotique depuis les années 60'.
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One and three, objet, photographie de l'objet et définition de l'objet. Joseph Kosuth. |
Bon, il fallait en passer par là et, pour reprendre Foucault, « abattre la forteresse ou la similitude était prisonnière de l’assertion de ressemblance ». [« Ceci n’est pas une pipe », à propos du tableau « la trahison des images de Magritte, Michel Foucault, Fata Morgana, 1973]
2/ Le triangle sémiotique à l’épreuve de « Fountain »
Appuyons-nous sur l’analyse du readymade « Fountain », daté de 1917. « Fountain » est devenue une des icônes mondiales de l’art contemporain, a été refusée il y a plus d’un siècle par le jury d’une exposition où elle devait faire sa première apparition, et a été proposée par Marcel Duchamp, largement associé à un groupe informel d’artistes new-yorkais·e·s.
2/ Le triangle sémiotique à l’épreuve de « Fountain »
Appuyons-nous sur l’analyse du readymade « Fountain », daté de 1917. « Fountain » est devenue une des icônes mondiales de l’art contemporain, a été refusée il y a plus d’un siècle par le jury d’une exposition où elle devait faire sa première apparition, et a été proposée par Marcel Duchamp, largement associé à un groupe informel d’artistes new-yorkais·e·s.
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Photographie de "Fountain", dans "The blind man", mai 1917. Photographie de Joseph Stieglitz. |
En prenant comme grille d’analyse le triangle sémiotique, on peut poser communément que le référent c’est un urinoir, que le signifiant, c’est un urinoir nommé « Fountain », dans une position renversée sur lequel est inscrit comme une signature « R.Mutt 1917 » et que le signifié direct c’est la vulgarité et/ou la provocation : « C’est dégueulasse » et/ou « On se fout de moi par rapport à ce qu'on me propose d'habitude comme œuvre artistique ».
Mais pour aller plus loin, il est intéressant de comparer ce que peut offrir le triangle sémiotique de trois points de vue différents, A/ celui de Marcel Duchamp lui-même (ou presque), B/ celui de du jury de 1917 (qui allait sceller le sort de l’œuvre) et C/celui des regardeurs contemporains (pour la plupart largement ignorant·e·s du contexte de réalisation et de diffusion de cette œuvre).
Pour connaître la saga du readymade « Fountain » lire ici.
A/ Du point de vue de Marcel Duchamp
Bien-sûr, ce point de vue est reconstitué avec l’hypothèse qui nous anime, que « Fountain » est une œuvre-démonstration, pensée et mise en acte par Marcel Duchamp dès 1912. [voir ici]
Pour connaître la saga du readymade « Fountain » lire ici.
A/ Du point de vue de Marcel Duchamp
Bien-sûr, ce point de vue est reconstitué avec l’hypothèse qui nous anime, que « Fountain » est une œuvre-démonstration, pensée et mise en acte par Marcel Duchamp dès 1912. [voir ici]
Référent
Un urinoir fabriqué industriellement et en série, acheté à la société J. L. Mott Iron Works, à New York en 1917.
Signifiant
Je signe sur la surface lisse et immaculée de la céramique, à la peinture noire, sous le pseudonyme de R.MUTT, je l’intitule en jouant avec les mots, FOUNTAIN, je présente l’objet à l’envers.
Signifié
FOUNTAIN : jaillissement, inversion de réceptacle à source, passage du masculin au féminin.
R.MUTT : lettre R pour être le premier objet présenté dans l’exposition de l’association « The Society of Independent Artists » autrement appelée « The big show », en 1917. (le jury avait décidé précédemment que les exposants seraient exposés dans l’ordre alphabétique en commençant par la lettre « R »).
Surface lisse et immaculée : vierge qui se transformera en mariée, métaphore du regard/choix inséminant des regardeurs.
Retournement : inversion, détournement, changement du regard sur l’art en général et sur la nature des œuvres d’art en particulier.
READY MADE : objet repoussoir destiné à tester le statut d’œuvre d’art et à devenir emblématique d’une expérience qui consiste à provoquer le refus puis à attendre la réhabilitation.
B/ Du point de vue du jury de l’exposition « The big show », 1917
Référent
Un urinoir fabriqué industriellement et en série. Usage sanitaire, masculin.
Signifiant
Un urinoir du commerce présenté à l’envers signé à la peinture noire, R.MUTT, intitulé FOUNTAIN.
Signifié
FOUNTAIN : jaillissement, inversion de réceptacle à source, passage du masculin au féminin.
R.MUTT : nom inconnu de tous et toutes, sauf de certain·e·s qui étaient au courant du pseudo mais ne le dévoilaient pas.
Surface lisse et immaculée : une nouvelle esthétique « Bouddha dans la salle de bain ».
Retournement : détournement, mais la provocation est trop forte pour être acceptée comme un changement du regard sur l’art en général et sur la nature des œuvres d’art en particulier.
C/ Du point de vue des regardeurs contemporains
Référent
Un urinoir fabriqué industriellement en série, utilisé dans les toilettes masculines du monde entier. Le cartel omet le plus souvent de signifier la nature de copie de ce qui est présenté et regardé. Donc, la plupart du temps, les regardeurs prennent la copie pour l’original et ne voient pas qu’il s’agit d’une copie-sculpture modelée à partir de la photographie de Stieglitz.
Signifiant
Un urinoir du commerce présenté à l’envers signé à la peinture noire, R.MUTT, associé à un cartel qui indique le plus souvent : « Fountain, Marcel Duchamp, 1917 ». C’est donc une œuvre d’art officielle. Un siècle après sa création, l’œuvre est toujours regardée comme une des sources de l’art contemporain.
Signifié
FOUTAIN : jaillissement, inversion de réceptacle à source, passage du masculin au féminin.
R.MUTT : nom inconnu, puis compris comme pseudonyme après lecture du cartel.
Surface lisse et immaculée : fondateur d’une nouvelle esthétique comprise comme celle du « design industriel ».
Retournement : détournement encore difficile à accepter comme une provocation au changement du regard sur l’art en général et sur la nature des œuvres d’art en particulier. Pour la plupart des regardeurs, une méfiance subsiste encore sur la validité de l’histoire de l’art à avoir sanctifié cette production comme une œuvre d’art.
L’analyse de « Fountain » par le triangle sémiotique permet de mettre en valeur comment, par étape successives, Marcel Duchamp a pu engager et réussir l’expérimentation fondamentale qui ouvre le champ d’une grande partie de l’art contemporain, du refus dans un premier temps à la réhabilitation dans un second temps.
3/ Le Grand verre », une accumulation de signes
Ce qui vaut pour « Fountain » (1917) vaut également pour le « Grand verre » (1915-1923) qui, beaucoup plus qu’une histoire mécaniste et sexuelle peinte sur verre, est le diagramme de la pensée de Duchamp. Le grand verre est incomplètement rempli, il avait vocation à être saturé de figures comme autant de signes, si M.D. ne l’avait « définitivement inachevé » en 1923. Mais même inachevé, chaque élément du grand verre signifie. (voir saga du Grand Verre ici]
Ce qui vaut pour « Fountain » (1917) vaut également pour le « Grand verre » (1915-1923) qui, beaucoup plus qu’une histoire mécaniste et sexuelle peinte sur verre, est le diagramme de la pensée de Duchamp. Le grand verre est incomplètement rempli, il avait vocation à être saturé de figures comme autant de signes, si M.D. ne l’avait « définitivement inachevé » en 1923. Mais même inachevé, chaque élément du grand verre signifie. (voir saga du Grand Verre ici]
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"La marie mise à nu par ses célibataires même", appelé "le grand verre", 1915-1923, verre brisé puis réparé en 1933 [277,5 × 175,9 cm] |
Dans une conférence [dont on peut trouver le texte ici], j’ai montré les différents niveaux métaphoriques des productions duchampiennes, résumés ainsi pour le « Grand verre » :
« L’artiste conçoit et agit (glissière) et réfléchit, broie du noir (broyeuse de chocolat) • Le public gonflé de son importance trivial (moule malics) applique son jugement de goût à la production artistique (flux des tubes capillaires) • La combinaison du jugement de goût (gaz d’éclairage) avec la décision de l’artiste (les ciseaux) façonne sa création (le 3 fracas) et forme un seul objet, la production artistique • qui alors passe par l’archivage médiatique (témoins oculiste) et pénètre à la postérité, souvent posthume, par les neuf tirés • Concomitamment, le discours sur l’art (boite à lettres) est validé-imprimé (trois pistons) et diffuse (par les neufs tirés) de la postérité vers le public, le domestique (domaine des célibataires) • La production artistique change de statut à la confluence de ces deux courants (effet Wilson Lincoln), par la puissance médiatique (témoins occultistes) et par le renversement du jugement de goût (tamis) • »
La plupart dans commentateurs qui ne font que commenter le référent de chaque signe se perd le plus souvent dans des conjectures biographiques. Exemple : la broyeuse de chocolat était vue par Duchamp, lorsqu’il était enfant, dans la vitrine d’un commerçant dans les rues de Rouen.
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Broyeuse de chocolat, Marcel Duchamp, 1914 |
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Marcel Duchamp regardant une boyeuse de chocolat dans la vitrine d'un commerce de Rouen, peinture Alain Raffay. |
Si on ne s’attache qu’au signifiant, on constate, dans le "Grand verre", une suite de figures épurées, qui relèvent du dessin technique. Si on les isole, on remarque que ces figures tendent à devenir des pictogrammes, cette forme graphique qui condense au plus fort la notion de signifié.
Mais chacune de ses figures — on le sait en lisant les mots dans les notes de la « boîte verte » —, sont porteurs de toute une histoire qui a précédé et présidé à leur mise en forme. Du côté du signifié pensé, mis au point et mis en œuvre par Duchamp donc, ces figures sont très chargées.
On a donc des référents machine, mécanique, issus de la vie courante (roue à aube, tamis, glissière, agents de service, effet lincoln/wilson, lentilles photographiques, trous, nuages, pantin anthropomorphe…).
On a donc des signifiants très froids, technicisés, impersonnels, homogènes sur l’ensemble des figures.
On a donc un signifié riche, polysémique, codé, quasi inaccessible si on a pas lu et décrypté les notes de la « boite verte », objet indissociable du « Grand Verre ».
le Grand verre est un diagramme car il explique le parcours d’un objet d’art, de sa genèse par l’artiste à son accession post-postérité au statut d’œuvre d’art et c’est sa lecture par les signifiés qui nous le fait comprendre. Si l’on en reste aux signifiants, on évoque au mieux la mise en scène d’une histoire mécanisée de la sexualité. Si on s’en tient aux référents, on reste anecdotique et vaguement biographique.
C’est le sens métaphorique de ces signes et de cette image globale qui importe et seulement importe et non l’image elle-même. c’est cela l’inversion du signifiant et du signifié. Duchamp nous fait plonger dans le signifiant (un leurre) pour mieux faire exploser le signifié lorsqu’on a décodé l’œuvre. C’est, comme l’écrit Alain Boton, « une méthode maîtrisée pour atteindre la postérité » . [1]
4/ Les regardeurs
Contrairement à ce qui est très souvent commenté, MD. n’impute pas aux regardeurs la responsabilité du « sens ». [2] [voir un exemple]
Mais chacune de ses figures — on le sait en lisant les mots dans les notes de la « boîte verte » —, sont porteurs de toute une histoire qui a précédé et présidé à leur mise en forme. Du côté du signifié pensé, mis au point et mis en œuvre par Duchamp donc, ces figures sont très chargées.
On a donc des référents machine, mécanique, issus de la vie courante (roue à aube, tamis, glissière, agents de service, effet lincoln/wilson, lentilles photographiques, trous, nuages, pantin anthropomorphe…).
On a donc des signifiants très froids, technicisés, impersonnels, homogènes sur l’ensemble des figures.
On a donc un signifié riche, polysémique, codé, quasi inaccessible si on a pas lu et décrypté les notes de la « boite verte », objet indissociable du « Grand Verre ».
le Grand verre est un diagramme car il explique le parcours d’un objet d’art, de sa genèse par l’artiste à son accession post-postérité au statut d’œuvre d’art et c’est sa lecture par les signifiés qui nous le fait comprendre. Si l’on en reste aux signifiants, on évoque au mieux la mise en scène d’une histoire mécanisée de la sexualité. Si on s’en tient aux référents, on reste anecdotique et vaguement biographique.
C’est le sens métaphorique de ces signes et de cette image globale qui importe et seulement importe et non l’image elle-même. c’est cela l’inversion du signifiant et du signifié. Duchamp nous fait plonger dans le signifiant (un leurre) pour mieux faire exploser le signifié lorsqu’on a décodé l’œuvre. C’est, comme l’écrit Alain Boton, « une méthode maîtrisée pour atteindre la postérité » . [1]
4/ Les regardeurs
Contrairement à ce qui est très souvent commenté, MD. n’impute pas aux regardeurs la responsabilité du « sens ». [2] [voir un exemple]
L’œuvre duchampienne n’émerge pas comme un « signe vide », pur signifiant ». Pour MD., le regardeur est un acteur hypersocialisé du jugement de goût, soumis aux phénomènes de distinction et de clichés. Le regardeur croit voir quelque chose dans les œuvres — et souvent il s’arrête à la trivialité. Le regardeur est celui qui ne fouille pas la question du sens, qui s’arrête là où MD. veut qu’il s’arrête, à la trivialité volontairement érigée par MD. en signe repoussoir. Ce signe repoussoir joue son rôle, le regardeur "l'active" en le récusant, puis, par les effets de postérité, la démonstration duchampienne se déploie et le signe repoussoir devient un signe de distinction et l'objet est réhabilité jusqu'à devenir, éventuellement, un nouveau signe esthétique, une nouvelle norme plastique et artistique. Ce n'est qu'à ce moment qu'on peut éventuellement parler de "pur signifiant", au sens où le signifiant et le signifié se sont inversés, on peut même dire se sont confondus.
Ce sont les regardeurs qui font les tableaux [Autour de citations de MD.]
« Il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui qui la fait. » [Ingénieur du temps perdu, p.122]« J’abandonne ma peinture au regardeur. Je ne mets pas de mode d’emploi dessous, je ne mets pas de titre anecdotique comme le font souvent les peintres figuratifs qui sont dans la nécessité de le faire. » [Pierre Soulages, Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin. La Bibliothèque des Arts, 2012, p.67]« Supposez que le plus grand artiste du monde soit dans un désert ou sur une terre sans habitants : il n'y aurait pas d'art, parce qu'il n'y aurait personne pour le regarder. Une œuvre d'art doit être regardée pour être reconnue comme telle. Donc, le regardeur, le spectateur est aussi important que l'artiste dans le phénomène art. Mais je crois que l’artiste qui fait cette œuvre, ne sait pas ce qu’il fait. Je veux dire par là : il sait ce qu’il fait physiquement, et même sa matière grise pense normalement, mais il n’est pas capable d’estimer le résultat esthétique. Ce résultat esthétique est un phénomène à deux pôles : le premier c’est l’artiste qui produit, le second c’est le spectateur, et par spectateur, je n’entends pas seulement le contemporain, mais j’entends toute la postérité et tous les regardeurs d’œuvres d’art qui, par leur vote, décident qu’une chose doit rester ou survivre parce qu’elle a une profondeur que l’artiste à produite, sans le savoir. Et j’insiste là-dessus parce que les artistes n’aiment pas qu’on leur dise ça. L’artiste aime bien croire qu’il est complètement conscient de ce qu’il fait, de pourquoi il le fait, de comment il le fait, et de la valeur intrinsèque de son œuvre. À ça, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste. » Entretiens avec Georges Charbonnier - Marcel Duchamp 1961Dans les Entretiens (de 1967), Duchamp répond à Pierre Cabanne, qui lui demande ce qu’il en pense, que les happenings lui plaisent beaucoup parce que « c’est quelque chose qui s’oppose carrément au tableau de chevalet ». Pierre Cabanne enchaîne : « Cela colle tout à fait à votre théorie du regardeur ». Marcel Duchamp : « Exactement. Les happenings ont introduit dans l’art un élément que personne n’y avait mis : c’est l’ennui. Faire une chose pour que les gens s’ennuient en la regardant, je n’y avais pas pensé ! Et c’est dommage parce que c’est une très jolie idée. C’est la même idée, au fond, que le silence de Cage en musique : personne n’avait pensé cela ». (...)
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[1] Alain Boton a clairement identifié ce jeu, ce rapport inversé entre le signifiant et le signifié chez Duchamp à propos du signe spirale souvent utilisé par Marcel Duchamp. Et pourtant, souvent, les analystes historiens d’art et autres critiques commentent le plus souvent les spirales elles-mêmes sur le versant du signifiant alors que Marcel Duchamp a utilisé ce signe, constamment, pour son versant signifié.
[1] Alain Boton a clairement identifié ce jeu, ce rapport inversé entre le signifiant et le signifié chez Duchamp à propos du signe spirale souvent utilisé par Marcel Duchamp. Et pourtant, souvent, les analystes historiens d’art et autres critiques commentent le plus souvent les spirales elles-mêmes sur le versant du signifiant alors que Marcel Duchamp a utilisé ce signe, constamment, pour son versant signifié.
Ce sont des spirales dessinées sur des cartons qui prenaient relief lorsqu’on les plaçait sur un tourne-disque en marche. Avec ses rotoreliefs, Marcel Duchamp s’inscrit au concours Lépine (un concours d’inventeurs), et ces objets le lui permettaient.[2]
Concrètement il a cherché à se faire enregistré par un jury comme inventeur ou découvreur d’une spirale en mouvement. Mais ce qu’il voulait qu’on inscrive et qu’on retienne est bien évidemment le sens métaphoriques de ses spirales, à savoir l’accès à la postérité, et non ces spirales elles-mêmes. Se faisant, il anticipait sur l’avenir et proclamait ainsi qu’il serait un jour enregistré comme découvreur de ce qu’elles représentent dans son propre langage : la méthode maitrisée pour atteindre la postérité. Cette inversion comique du signifiant et du signifié, Duchamp l’a trouvé dans Le Rire d’Henri Bergson, qui a été son livre de chevet et le manuel de construction de son Grand verre. Je vous le montrerais plus tard. Voilà l’origine bergsonienne des Rotoreliefs au concours Lépine : Aussi obtiendra-t-on un effet amusant quand on développera un symbole ou un emblème dans le sens de leur matérialité et qu’on affectera alors de conserver à ce développement la même valeur symbolique qu’à l’emblème. Dans un très joyeux vaudeville, on nous présente un fonctionnaire de Monaco dont l’uniforme est couvert de médailles bien qu’une seule décoration lui ait été conférée : “c’est, dit-il, que j’ai placé ma médaille sur un numéro de la roulette, et comme ce numéro est sorti, j’ai eu droit à trente-six fois ma mise”
Duchamp a repris cette idée et l’a mise à sa sauce. L’emblème ou le symbole représenté par la spirale sera validé comme une invention dans le sens de sa matérialité par le jury du concours Lépine, alors qu’aujourd’hui on comprend que Duchamp lui a fait valider sa valeur symbolique. C’est drôle. Et quand on voit ce qu’en a dit la critique (les rotoreliefs sont de l’ordre de l’expérimentation scientifique dans le domaine de l’optique), c’est tout simplement à mourir de rire. En même temps, puisque Duchamp a revendiqué clairement pour son œuvre un caractère scientifique, ne serait-ce que par la formulation étant donnés premièrement et deuxièmement présente dans le Grand verre et dans Etant donnés…, il est normal que la critique ait cherché dans l’œuvre cet aspect scientifique. Mais comme nous le voyons, cette revendication concernait uniquement son expérience sociologique qui, en effet, a véritablement un côté scientifique.
Duchamp par lui-même (ou presque). FAGE, 2012.
« [...] Quand le cubisme a commencé à prendre une forme sociale, on parlait surtout de Metzinger. Il expliquait le cubisme, tandis que Picasso n’a jamais rien expliqué. Il a fallu quelques années pour se rendre compte que ne pas parler valait mieux que dire trop de choses. […] C’est plus tard que Picasso est devenu un drapeau. Le public a toujours besoin d’un drapeau […]. Après tout, le public représente la moitié de la question ». Le succès d’un artiste n’est donc pas forcément le gage de la valeur de son art. Soit. Mais cette dernière formule exprime avant tout une conception moderne que Marcel Duchamp se fait de la rencontre de l’œuvre. L’œuvre émerge comme un signe vide, pur signifiant. Le signifié – le sens – qu’on le veuille ou non, est toujours à la charge du « REGARDEUR ». Progressivement, dans un processus social complexe et parfois long, ce signe vide se remplit de sens. Autrement dit, le spectateur est responsable de l’art qu’il aime, des œuvres qu’il contemple et des artistes qu’il soutient. Mais seulement pour moitié ; l’autre moitié, l’œuvre – c’est-à-dire le signe dont le signifié est vide, du moins dans un premier temps – revient à l’artiste."
http://www.sites.univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/incertain-sens/programmation_archives_duchamp.htm + Journal du cabinet du livre d’artiste novembre 2013
Approche sémiotique INRP : http://www.inrp.fr/Tecne/histimage/TeS2.htm
Typologie des structures du signe : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1761
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