AVOIR L’APPRENTI DANS LE SOLEIL
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« C’était l’époque où j’espérais atteindre une dissociation complète entre l’écrit et le dessiné pour amplifier la portée des deux (aussi loin que possible du titre descriptif, en fait suppression du concept « titre »). »
Lettre inédite de M.D. à S. Stauffer, 19 août 1959
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Dans la première « boite » produite par Marcel Duchamp, en 1914, intitulée sobrement « Boîte de 1914 », on trouve de 15 à 18 clichés photographiques de notes manuscrites montées sur bristol + 1 dessin accompagné du texte : « avoir l’apprenti dans le soleil ». Marcel Duchamp a produit 5 exemplaires de cette boite, donné 4 exemplaires à des amis et conservé un exemplaire pour lui, tandis qu’il donnait les notes originales à Walter Arensberg, son ami et mécène. (voir liste des boites de Marcel Duchamp)
Des précédents
Le dessin « avoir l’apprenti dans le soleil » fait suite à une série de trois dessins, trois esquisses que Marcel Duchamp avait réalisées pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue. Il s’agissait des poèmes « Médiocrité », « Sieste intervalle » et « Encore cet astre ».
Médiocrité, Marcel Duchamp, 1911. |
Encore à cet astre, Marcel Duchamp, 1911. |
Dans le croquis consacré au poème « Encore cet astre », que Duchamp renomme « Encore à cet astre », un personnage monte ou descend un escalier, difficile de se prononcer en regardant simplement le dessin.
Cependant, dans « Nu descendant un escalier », on voit clairement un homme ou une femme automate descendre un escalier en colimaçon d’un immeuble urbain (cf. la boule sur la rampe) et puis Marcel Duchamp dira plus tard que l’idée du Nu… lui est venue en tentant d’illustrer ce poème de Jules Laforgue : " Encore cet astre ".
Encore cet astre [Jules Laforgue 1903]Or, dans ce poème, Jules Laforgue reprend l’image platonicienne du soleil comme symbole de la sagesse et montre les hommes modernes, dans leur santé et leur gaité, se riant de lui. Dès ce croquis, Marcel Duchamp représentera donc par un escalier l’éloignement ou le rapprochement de cette source de sagesse. Par la suite, souvent, MD., transformant l’image de l’escalier et utilisera le signe spirale pour exprimer cette même idée. Montée de l’échelle de Jacob ou descente vers « les logiques de bas étages », comme il le dit dans cette note :
Espèce de soleil! tu songes : — Voyez-les,
Ces pantins morphinés, buveurs de lait d'ânesse
Et de café ; sans trêve, en vain, je leur caresse
L'échine de mes feux, ils vont étiolés ! —
— Eh ! c'est toi, qui n'as plus que des rayons gelés ! Nous, nous, mais nous crevons de santé, de jeunesse ! C'est vrai, la Terre n'est qu'une vaste kermesse, Nos hourrahs de gaîté courbent au loin les blés.
Toi seul claques des dents, car tes taches accrues, Te mangent, ô Soleil, ainsi que des verrues Un vaste citron d'or, et bientôt, blond moqueur,
Après tant de couchants dans la pourpre et la gloire, Tu seras en risée aux étoiles sans cœur, Astre jaune et grêlé, flamboyante écumoire !
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. »
Rotoreliefs, Marcel Duchamp, 1935. |
Rotative demi-sphère, Marcel Duchamp 1924 (reconstitution)
captation exposition Duchamp 2014 Centre Pompidou (Marc Vayer)
(…) Nous avons vu et revu que le Possible était le jugement faux que les gens du monde de l’art portaient sur eux-mêmes et sur leurs motivations. Aussi, Duchamp nomme ce jugement faux : logiques de bas étages, alors même que nous savons maintenant que son vocabulaire est toujours choisi précisément afin de porter une information propre à éclairer l’ensemble de sa pensée. Et ce n’est donc pas un hasard si Duchamp dans une note posthume décrivant son expérience extatique emploiera encore l’expression de descente des marches d’orgueil. Il est tout à fait clair qu’avec ce type d’expressions, tournant autour de la notion d’escalier, données plus tard, Duchamp nous donne les moyens de comprendre rétroactivement son Nu… qui utilise graphiquement ce vocabulaire. Son Nu descendant un escalier représente avec certitude, si on admet a priori la cohérence de sa pensée, l’Homme moderne se comportant en automate et descendant les marches d’orgueil vers des logiques de bas étages ou, en termes platoniciens, l’Homme chutant en tourbillon (le colimaçon) vers l’opinion. Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même ou presque, Fage, 2012.
Un dessin énigme
L’ensemble des notes de la boite de 1914 et ce dessin titré « Avoir l’apprenti dans le soleil » apparaissent disparates au lecteur tout autant qu’incompréhensibles. Si on isole le dessin de l’ensemble de la production de Marcel Duchamp, on n’a aucune chance de s’approcher d’une compréhension de ce pourquoi il produit ce dessin et ce qu’il peut signifier d’assez important pour qu’il soit présent dans cette boite, au même titre que des notes dont on sait maintenant que certaines étaient fondatrices de la conception de « la mariée mise à nue par ses célibataire même », autrement appelé le « grand verre ».
Beaucoup d’éminents commentateurs de MD., des historien·ne·s de l’art importants, des sémiologues avertis et des biographes avisés ont tenté cette aventure du décryptage de ce dessin ex nihilo, sans s’occuper vraiment de la pensée générale de Marcel Duchamp.
Or, nous pensons qu’il faut ici, pour comprendre les raisons de ce dessin, convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores, (voir articles précédents), et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un nominalisme personnel qui s’applique rétrospectivement à toutes ses productions.
On comprend bien, dans le poème de Jules Laforgue que celui-ci reprend l’idée d’un soleil platonicien dont les hommes, dans une sorte de défi, se moquent.
On sait maintenant, en ayant étudié le nominalisme de MD. que Duchamp faisait souvent référence à Platon, au mythe de la caverne, jusqu’à l’avoir intégré dans son « nominalisme ». Lorsque Marcel Duchamp évoque le soleil et sa symbolique platonicienne, il parle de « porteur d’ombre ».
L’intérêt de Duchamp pour ce poème de Jules Laforgue, c’est cette référence au soleil comme le symbole d’un idéal, d’une sagesse, d’une plénitude, d’une perfection qui est visée par les hommes et qui semblent intenable, même au prix de grands efforts. Dans sa « loi de la pesanteur », Marcel Duchamp identifie les porteurs d’ombre comme ceux qui peuvent nous faire rentrer dans la quatrième dimension, qui nous ouvrent la porte de l’inframince, cet espace temps qui peut faire basculer les objets produits par les artistes dans le statut d’œuvre d’art. La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne. Il faut ajouter ici que les readymades sont pour Marcel Duchamp des « porteurs d’ombre », objets/soleil donc, objets métaphoriques du changement de statut des objets d’art à l’ère moderne.
Tout ceci étant posé, on peut désormais se risquer à formuler plus précisément les intentions de Marcel Duchamp avec ce dessin. Cette formulation reste bien-sûr une hypothèse, mais une hypothèse solide.
[1]
• Alfred Jarry (1873-1907) est généralement présenté comme l'un des exemples littéraires de Marcel Duchamp. Duchamp n'a cependant jamais explicitement nommé Jarry comme tel, contrairement à Jules Laforgue, Raymond Roussel et Jean-Paul Brisset. La raison pour laquelle Jarry est pourtant souvent cité comme l'une des inspirations majeures de Duchamp réside dans certains parallèles - principalement thématiques - entre leurs œuvres. La physique amusante (physique amusante) de Duchamp semble être directement inspirée de la pataphysique Jarry présentée dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911). Les machines fantastiques que Jarry a mises en scène dans un roman comme Le Surmâle (1902) et dans les différentes histoires qu'il a écrites pour des magazines comme La Revue blanche, La Plume et Le Canard sauvage ont des traces communes avec les machines que Duchamp a dessinées dans - par exemple - sa La Mariee mise à nu par ces célibataires, même. Et Duchamp se référait parfois directement à Jarry, par exemple à son célèbre "merdre". [Marcel Duchamp and Alfred Jarry, Peter de Nijs 2016]
• Lors d’un entretien à Cadaquès, JC Averty s’est fait orienté par Marcel Duchamp sur le surmâle de Jarry. Il est très intéressant de constater que si Marcel Duchamp s’est inspiré de Jarry, JC Averty a mis Duchamp dans l’œuvre de Jarry en adaptant le surmâle. [https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=881]
• p151. Son envie de laisser une œuvre écrite, différente des traités théoriques, l'amena à publier en trois (sic) exemplaires fac-similés ce qui allait s'intituler La Boîte de 1914 : seize Notes et un dessin au titre énigmatique, Avoir l'apprenti dans le soleil, qui représentait un cycliste montant une pente, et pour lequel il s'était inspiré des histoires de cyclistes du Surmâle d'Alfred Jarry. [notes judith Housez bio MD grasset 2006]
• « L'homme, s'est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même. Le cycle est un nouvel organe, c'est un prolongement minéral du système osseux de l'homme». [Alfred Jarry pour le Cyclo-Guide Miran]
• « Pour lui le vélo apprend d'abord à composer avec le temps et avec l'espace et il offre des perspectives artistiques indéniables : « émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu'on n'en retienne que la résultante et surtout qu'on vive et ne pense pas. (1897).
Il est de ceux qui se servent « de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ». (les jours et les nuits, le Mercure de France 1897). (…)
Dans le même temps, Jarry continue à écrire et il crée la ‘pataphysique (avec un apostrophe avant la première lettre du mot). La ‘pataphysique est une philosophie ou pseudo-philosophie qui explore ce qui est au-delà de la métaphysique. C'est une parodie de la théorie et des méthodes de la science moderne, et ses propos sont souvent proches du non-sens ou sont démontrés par l'absurde. Alfred Jarry définit la ’pataphysique comme une « science des solutions imaginaires» Il illustre la ’pataphysique dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman qui expose les principes et les fins de la ’pataphysique, science du particulier, science de l’exception. Cet ouvrage se clôt, par exemple, sur un calcul de la surface de Dieu. La ’pataphysique se présente généralement sous la forme de discours ou d’institutions scientifiques, philosophiques ou ésotériques, ou à l’inverse, sous des dehors amusants de jeux d’esprit, propose une réflexion plus profonde en décrivant un univers parallèle « que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel. » Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948, publie une revue, Viridis Candela. Y sont parus, entre autres, les premiers textes de Eugène Ionesco, de nombreux inédits de Boris Vian et d’Alfred Jarry. (…)
« Le cycle est un pléonasme : une roue et la superfétation du parallélisme prolongé des manivelles. Le cercle, fini, se désuète. La ligne droite infinie dans les deux sens lui succède ». (…)
En 1902, il publie « le surmâle » un roman dont le sujet est l’amour et qui commence par cette curieuse phrase : « L'amour est un acte sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment ». (…)
Un aspect prophétique de ce livre est la représentation de la race humaine avilie et déshumanisée par les progrès technologiques et les intérêts économiques d’une société sans autre objet que le profit. Le Perpetual Motion Food, produit idéal, permet aux cyclistes d’atteindre des vitesses phénoménales et se faisant, tue l'un d'eux. Même après la mort misérable de ce cycliste, décrite avec un profond détachement et même une totale indifférence par un de ses coéquipiers, la course continue et les considérations financières priment. Les pédaleurs totalement décérébrés pédalent sans douleur et sans état d’âme, indéfiniment comme dans un mouvement perpétuel qui jamais ne s’arrête. (…) [https://www.lepetitbraquet.fr/chron49_alfred_jarry.html]
[2]
• Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. [Genèse 28.12]
• Atteindre le monde divin par une échelle qui sert de passerelle entre le ciel et la terre. L'homme de chair peut se fondre en un être spirituel par sa progression. C’est cette progression que l’apprenti va vivre en accédant aux différents degrés grâce à son travail de construction de son temple intérieur. Cette progression peut se faire en montant comme en descendant. (…) Il s’agit par l’image de l’échelle de souligner un « état d’être » graduel. (…) Au plan psychique on analyse l’échelle comme un rapport graduel en le plus bas « accidentel » (la chute) et le plus haut « essentiel » (l’Âge d’Or ou le Paradis). Le rapport graduel recouvre alors l’idée de réintégration ou d’ascension. (…) Le franc-maçon doit par la pratique rituelique des grades de son rite, pouvoir établir une mise en contact entre le haut et le bas en lui. Outre l’intention, et la pensée réalisatrice, il lui faut de la force pour harmoniser son haut et son bas, de la sagesse pour maîtriser son ego. (…) [http://www.ecossaisdesaintjean.org/2014/04/l-echelle-de-jacob.html]
[4]
• F.L. – Rue de la Savonnerie, au bistrot de Phonsot se réunissaient les « soleils ». J.C. – ... Le « soleil » était le roi des métiers bizarres et avait le génie de la petite industrie, ce qui le distinguait des ouvriers des quais. Le « soleil » n’avait ni travail régulier, ni salaire rémunérateur, n’était presque jamais marié et comme le « soleil » n’était pas jaloux et ne pourrait l’être, il menait la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme, et quelle femme ! … “Hélène d’égout” qui ne semait jamais ou presque la discorde parmi ses amoureux momentanés !... Et Paul Léautaud de noter dans son Journal : le « soleil » sur les quais dormait étalé sur le parapet ... Coucher de « soleil ». Sur le dessin de Duchamp contenu dans sa Boîte de 1914, nul quémandeur de piécettes d’or que le soleil dore plus encore pour le « soleil ». [Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven]
• (…) Rouen a donné naissance au soleil. (…) Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »
Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.
Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre. Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros. (…) Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75. Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. (…) Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied. (…) [Amédée F RAIGNEAU, ROUEN-BIZARRE , Réédition du livre publié en 1888 , https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Fraigneau_-_Rouen_Bizarre.djvu/12]
[5]
[dans le grand verre] Les plans (ou pentes) d’écoulement lent (plusieurs formes différentes) sont reliés à un dessin important pour la genèse du verre intitulé « Avoir l’apprenti dans le soleil » : celui-ci montre un cycliste montant péniblement une pente réduite à un seul trait. Mais là où le liquide se soumet à la gravité, le cycliste lutte contre elle par son effort. (+)
Beaucoup d’éminents commentateurs de MD., des historien·ne·s de l’art importants, des sémiologues avertis et des biographes avisés ont tenté cette aventure du décryptage de ce dessin ex nihilo, sans s’occuper vraiment de la pensée générale de Marcel Duchamp.
Or, nous pensons qu’il faut ici, pour comprendre les raisons de ce dessin, convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores, (voir articles précédents), et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un nominalisme personnel qui s’applique rétrospectivement à toutes ses productions.
- Nul doute que le croquis stylisé d’un cycliste courbé sur sa machine le long d’une ligne droite en pente nous renvoie à la notion d’effort, de difficulté. Mais à quelle difficulté le dur effort du cycliste nous renvoie-t-il métaphoriquement ?
- Il est fort vraisemblable que la figure du cycliste soit issue de la proximité et de l’intérêt de Duchamp pour les écrits d’Alfred Jarry, compagnon pataphysique. [1]
- Il y a de grandes chances pour que le vocabulaire d’apprenti et de soleil emprunte à l’univers des francs-maçons et plus généralement à la prose gnostique, ou l’apprenti est l’apprenant qui cherche à atteindre la connaissance, la voie suivie par l’apprenti étant symbolisée par une échelle, reprenant ainsi l’image de « l’échelle de Jacob » de la Bible. [2]
- Il est possible, comme le suggèrent Jacques Caumont et Françoise Le Penven, que l’utilisation du terme soleil par Marcel Duchamp soit issu de l’univers Rouennais spécifique, en référence à cette figure très singulière. [3]
On comprend bien, dans le poème de Jules Laforgue que celui-ci reprend l’idée d’un soleil platonicien dont les hommes, dans une sorte de défi, se moquent.
On sait maintenant, en ayant étudié le nominalisme de MD. que Duchamp faisait souvent référence à Platon, au mythe de la caverne, jusqu’à l’avoir intégré dans son « nominalisme ». Lorsque Marcel Duchamp évoque le soleil et sa symbolique platonicienne, il parle de « porteur d’ombre ».
« Porteurs d’ombre »société anonyme des porteurs d’ombre représentée par toutes les sources de lumière (soleil, lune, étoiles, bougies, feu —)incidemment :différents aspects de la réciprocité — association feu-lumière (lumière noire, feu-sans-fumée = certaines sources de lumière)Les porteurs d'ombre travaillent dans l'infra-mince
note n°3 inframince. Notes, ChampsArts p. 21
L’intérêt de Duchamp pour ce poème de Jules Laforgue, c’est cette référence au soleil comme le symbole d’un idéal, d’une sagesse, d’une plénitude, d’une perfection qui est visée par les hommes et qui semblent intenable, même au prix de grands efforts. Dans sa « loi de la pesanteur », Marcel Duchamp identifie les porteurs d’ombre comme ceux qui peuvent nous faire rentrer dans la quatrième dimension, qui nous ouvrent la porte de l’inframince, cet espace temps qui peut faire basculer les objets produits par les artistes dans le statut d’œuvre d’art. La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne. Il faut ajouter ici que les readymades sont pour Marcel Duchamp des « porteurs d’ombre », objets/soleil donc, objets métaphoriques du changement de statut des objets d’art à l’ère moderne.
Tout ceci étant posé, on peut désormais se risquer à formuler plus précisément les intentions de Marcel Duchamp avec ce dessin. Cette formulation reste bien-sûr une hypothèse, mais une hypothèse solide.
- Le cycliste, c’est nous tous, qui faisons des efforts pour essayer d’atteindre la sagesse. [4]
- Le cycliste, c’est l’impétrant qui débute dans l’ascension de l’échelle de Jacob, l’échelle de la véritable connaissance et de la sagesse qui mène à la lumière.
- Le cycliste, c’est plus précisément l’artiste qui lutte contre la gravité signifiée par ce trait oblique.
- Cette image, c’est celle qui nous renvoie à notre rôle de regardeur qui voit l’artiste aux prises avec le parcours, la difficulté de l’élévation vers le soleil/noblesse (au sens modernité-originalité-nouveauté), aux prise avec la contrainte de la gravité/trivialité.
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. » Note dans la boite verte de 1934« Avoir l’apprenti dans le soleil », c’est [avoir] voir [l’apprenti] l’artiste contredit [dans le] dans son élévation vers la sagesse ultime [soleil] par la trivialité des regardeurs.
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[1]
• Alfred Jarry (1873-1907) est généralement présenté comme l'un des exemples littéraires de Marcel Duchamp. Duchamp n'a cependant jamais explicitement nommé Jarry comme tel, contrairement à Jules Laforgue, Raymond Roussel et Jean-Paul Brisset. La raison pour laquelle Jarry est pourtant souvent cité comme l'une des inspirations majeures de Duchamp réside dans certains parallèles - principalement thématiques - entre leurs œuvres. La physique amusante (physique amusante) de Duchamp semble être directement inspirée de la pataphysique Jarry présentée dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911). Les machines fantastiques que Jarry a mises en scène dans un roman comme Le Surmâle (1902) et dans les différentes histoires qu'il a écrites pour des magazines comme La Revue blanche, La Plume et Le Canard sauvage ont des traces communes avec les machines que Duchamp a dessinées dans - par exemple - sa La Mariee mise à nu par ces célibataires, même. Et Duchamp se référait parfois directement à Jarry, par exemple à son célèbre "merdre". [Marcel Duchamp and Alfred Jarry, Peter de Nijs 2016]
• Lors d’un entretien à Cadaquès, JC Averty s’est fait orienté par Marcel Duchamp sur le surmâle de Jarry. Il est très intéressant de constater que si Marcel Duchamp s’est inspiré de Jarry, JC Averty a mis Duchamp dans l’œuvre de Jarry en adaptant le surmâle. [https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=881]
• p151. Son envie de laisser une œuvre écrite, différente des traités théoriques, l'amena à publier en trois (sic) exemplaires fac-similés ce qui allait s'intituler La Boîte de 1914 : seize Notes et un dessin au titre énigmatique, Avoir l'apprenti dans le soleil, qui représentait un cycliste montant une pente, et pour lequel il s'était inspiré des histoires de cyclistes du Surmâle d'Alfred Jarry. [notes judith Housez bio MD grasset 2006]
• « L'homme, s'est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même. Le cycle est un nouvel organe, c'est un prolongement minéral du système osseux de l'homme». [Alfred Jarry pour le Cyclo-Guide Miran]
• « Pour lui le vélo apprend d'abord à composer avec le temps et avec l'espace et il offre des perspectives artistiques indéniables : « émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu'on n'en retienne que la résultante et surtout qu'on vive et ne pense pas. (1897).
Il est de ceux qui se servent « de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ». (les jours et les nuits, le Mercure de France 1897). (…)
Dans le même temps, Jarry continue à écrire et il crée la ‘pataphysique (avec un apostrophe avant la première lettre du mot). La ‘pataphysique est une philosophie ou pseudo-philosophie qui explore ce qui est au-delà de la métaphysique. C'est une parodie de la théorie et des méthodes de la science moderne, et ses propos sont souvent proches du non-sens ou sont démontrés par l'absurde. Alfred Jarry définit la ’pataphysique comme une « science des solutions imaginaires» Il illustre la ’pataphysique dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman qui expose les principes et les fins de la ’pataphysique, science du particulier, science de l’exception. Cet ouvrage se clôt, par exemple, sur un calcul de la surface de Dieu. La ’pataphysique se présente généralement sous la forme de discours ou d’institutions scientifiques, philosophiques ou ésotériques, ou à l’inverse, sous des dehors amusants de jeux d’esprit, propose une réflexion plus profonde en décrivant un univers parallèle « que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel. » Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948, publie une revue, Viridis Candela. Y sont parus, entre autres, les premiers textes de Eugène Ionesco, de nombreux inédits de Boris Vian et d’Alfred Jarry. (…)
« Le cycle est un pléonasme : une roue et la superfétation du parallélisme prolongé des manivelles. Le cercle, fini, se désuète. La ligne droite infinie dans les deux sens lui succède ». (…)
En 1902, il publie « le surmâle » un roman dont le sujet est l’amour et qui commence par cette curieuse phrase : « L'amour est un acte sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment ». (…)
Un aspect prophétique de ce livre est la représentation de la race humaine avilie et déshumanisée par les progrès technologiques et les intérêts économiques d’une société sans autre objet que le profit. Le Perpetual Motion Food, produit idéal, permet aux cyclistes d’atteindre des vitesses phénoménales et se faisant, tue l'un d'eux. Même après la mort misérable de ce cycliste, décrite avec un profond détachement et même une totale indifférence par un de ses coéquipiers, la course continue et les considérations financières priment. Les pédaleurs totalement décérébrés pédalent sans douleur et sans état d’âme, indéfiniment comme dans un mouvement perpétuel qui jamais ne s’arrête. (…) [https://www.lepetitbraquet.fr/chron49_alfred_jarry.html]
[2]
• Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. [Genèse 28.12]
• Atteindre le monde divin par une échelle qui sert de passerelle entre le ciel et la terre. L'homme de chair peut se fondre en un être spirituel par sa progression. C’est cette progression que l’apprenti va vivre en accédant aux différents degrés grâce à son travail de construction de son temple intérieur. Cette progression peut se faire en montant comme en descendant. (…) Il s’agit par l’image de l’échelle de souligner un « état d’être » graduel. (…) Au plan psychique on analyse l’échelle comme un rapport graduel en le plus bas « accidentel » (la chute) et le plus haut « essentiel » (l’Âge d’Or ou le Paradis). Le rapport graduel recouvre alors l’idée de réintégration ou d’ascension. (…) Le franc-maçon doit par la pratique rituelique des grades de son rite, pouvoir établir une mise en contact entre le haut et le bas en lui. Outre l’intention, et la pensée réalisatrice, il lui faut de la force pour harmoniser son haut et son bas, de la sagesse pour maîtriser son ego. (…) [http://www.ecossaisdesaintjean.org/2014/04/l-echelle-de-jacob.html]
[4]
• F.L. – Rue de la Savonnerie, au bistrot de Phonsot se réunissaient les « soleils ». J.C. – ... Le « soleil » était le roi des métiers bizarres et avait le génie de la petite industrie, ce qui le distinguait des ouvriers des quais. Le « soleil » n’avait ni travail régulier, ni salaire rémunérateur, n’était presque jamais marié et comme le « soleil » n’était pas jaloux et ne pourrait l’être, il menait la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme, et quelle femme ! … “Hélène d’égout” qui ne semait jamais ou presque la discorde parmi ses amoureux momentanés !... Et Paul Léautaud de noter dans son Journal : le « soleil » sur les quais dormait étalé sur le parapet ... Coucher de « soleil ». Sur le dessin de Duchamp contenu dans sa Boîte de 1914, nul quémandeur de piécettes d’or que le soleil dore plus encore pour le « soleil ». [Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven]
• (…) Rouen a donné naissance au soleil. (…) Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »
Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.
Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre. Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros. (…) Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75. Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. (…) Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied. (…) [Amédée F RAIGNEAU, ROUEN-BIZARRE , Réédition du livre publié en 1888 , https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Fraigneau_-_Rouen_Bizarre.djvu/12]
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[dans le grand verre] Les plans (ou pentes) d’écoulement lent (plusieurs formes différentes) sont reliés à un dessin important pour la genèse du verre intitulé « Avoir l’apprenti dans le soleil » : celui-ci montre un cycliste montant péniblement une pente réduite à un seul trait. Mais là où le liquide se soumet à la gravité, le cycliste lutte contre elle par son effort. (+)