[#6] Le nominalisme à l'œuvre

6/1 Comment parler le Marcel Duchamp

Plongeons directement dans « Paysage fautif ».

Paysage fautif. Marcel Duchamp 1946
Paysage fautif est un « message » secrètement caché dans une édition de la Boîte en valise, réservée et offerte par Marcel Duchamp à l'un de ses amours, la sculptrice brésilienne Maria Martins.
Déposé sur une feuille de papier, un medium coloré détermine une forme indéfinie, abstraite. Lorsque l’on sait que ce geste a été réalisée avec son sperme par M.D., on peut affirmer que c’est un ready-made : le medium est déjà là, tout prêt.
C’est un pur readymade car il est découvert très tard, regardé avec unicité par la seule personne à qui il était adressé, puis, d’objet trivial qui pourrait être regardé de façon quasi obscène par tout autre que celle à qui il s’adressait, il est devenu une « œuvre d’art », voire un chef d’œuvre de l'Art pour certains, par le simple jeu de la réhabilitation posthume, de la postérité à l’œuvre.
C’est également un readymade car cette réalisation ne participe pas du marché de l’art : c’est un cadeau. C’est aussi un happening : combien d’artistes utiliseront, juste après la seconde guerre mondiale, les fluides corporels, impliqueront leur corps dans la pratique artistique ! Dans la langue de Duchamp, on le verra plus tard, les fluides sont la version liquide du « gaz d’éclairage », une version du « souffle de la postérité ».

Le « Paysage fautif » évoque également la couleur sortie du tube ; la créativité est toujours onanique, (« Une manière de se caresser l’orgueil » comme le dit Alain Boton). Par extension, l’esthétique est la passion onanique du regardeur. Voilà posée, avec cet exemple, la spirale de significations dans laquelle nous entraîne M.D. avec sa « langue visuelle », son « nominalisme pictural ».
La langue est pour Marcel Duchamp un medium comme un autre, un medium qu’il travaille, qu’il enrichit sans cesse et qu’il déploie tout au long de sa vie jusqu’à inventer ou populariser des termes qui resteront à la postérité.
Ainsi, c’est Marcel Duchamp qui invente le terme mobile pour désigner les sculptures-assemblages de formes animées par les mouvements de l'air crées par le sculpteur Alexander Calder, à l’occasion d’une exposition à Paris en 1932 à la galerie Vignon.

Duchamp inside, Calder outside. Exposition "Sculptures and constructions". 29 Septembre 1943 - 16 Janvier 1944.

C’est encore Marcel Duchamp qui donne au terme underground son sens actuel. Lors d’une Conférence au Philadelphie Museum College of Arts Mars 1961, à la question posée sur l'avenir de l'art et son évolution mercantile plutôt que spirituelle : « What will happen to serious artists who hope to retain these qualities in their work ? (Qu'arrivera-t-il aux artistes sérieux qui souhaitent conserver ces qualités dans leur travail) » Marcel Duchamp avait répondu « They will go underground (Ils seront underground) ». Le mot a fait mouche et c’est une véritable contagion qui va gagner la décennie des années 1960. Entre 1960 et 1965, c’est l’épithète le plus en vogue pour désigner les multiples formes d’expérimentations dans tous les domaines artistiques, largement popularisées au sein de la Factory d’Andy Warhol. Le terme Underground sert à désigner ce qui n’est pas encore reconnu, ce qui ne peut pas l’être, ce qui est rejeté par les instances académiques.

Marcel Duchamp, à l'époque de ses "conférences", dans les années 60'.

Ce que Marcel Duchamp a lui-même appelé « une sorte de nominalisme pictural », c’est une langue à part entière, une convention de signes, qu’il a inventé et qui fonctionne sur la base d'allégories et sur un système plutôt simple d’équivalences, un système d’idéogrammes, un peu à la manière des hiéroglyphes égyptiens. Il y a donc un vocabulaire du nominalisme, une grammaire du nominalisme et une syntaxe générale du nominalisme. C’est un nominalisme « plastique », c’est à dire un langage d’images.

Comme toute langue, le nominalisme ne s’interprète pas, il se décode.
Encore fallait-il un nouveau Champollion pour découvrir ce système d’équivalence visuel et textuel. Ce fut Alain Boton dans son ouvrage « Marcel Duchamp par lui-même ou presque » qui nous donne la clef en 2012.

Il faut d’abord établir comme présupposé que Marcel Duchamp a déployé toute sa vie une pensée implacable, logique et cryptée parce que cette pensée était également une expérience (Voir article V/V L’expérience fondamentale) et un défi à la postérité : comme son expérience était d'ordre sociologique, M.D. n’allait pas donner de mode d'emploi qui fausserait les résultats de son expérience ; il allait laisser se dérouler les interactions qu'il voulait explorer, pour mieux les révéler.
Ce nominalisme est donc un langage codé, comme tout langage en somme : un mot, une image, un son renvoie à une signification. La plupart du temps, il s’agit de simples équivalences. Par exemple, à chaque fois que Marcel Duchamp utilise le nom de « Rose Sélavy », il parle de « la postérité » ; Rrose Sélavy = la postérité... Lorsqu'il utilise de la fumée, de l’air, de la poussière, il s’agit pour lui d’évoquer le « souffle de la postérité »...
Très souvent, ces termes et ces « images » sont utilisés en couple, par opposition. Par exemple, il oppose le « géométrique » au « souple », pour évoquer l’opposition entre le monde réel mécanisé et automatisé (géométrique) et le monde spirituel, celui de la créativité artistique (souple).

Tous ces termes, toutes ces images, Marcel Duchamp les utilise dans le cadre plus vaste de grandes métaphores qu’il déploie tout au long de sa vie créative.

Trois pistes pour juger de l’élaboration
et de la logique du « nominalisme pictural ».

Redisons ici ce qui était noté dès le chapitre [#1] Marcel Duchamp l'expérienceur : Marcel Duchamp, en agissant avec les moyens d’un artiste, avec des moyens plastiques variés, avec le souci de ne pas se répéter, par une association permanente de moyens plastiques et textuels, exprime toujours la même idée : ce sont des mises en scène du processus d'accession d'objets d’artiste au rang d'œuvre d'art ; elles décrivent le processus qui conduit n'importe quelle production à devenir une œuvre d'art — pour peu qu'elle soit choisi par des regardeurs (pour la refuser ou la réhabiliter) — et accède ainsi à la postérité. Ce processus, Marcel Duchamp l’intitule la Loi de la pesanteur. Cette diversité de productions, cette variété plastique et ces innovations conceptuelles sont le signe d’une volonté incessante de déployer une même pensée avec des moyens sans cesse renouvelés. Alain Boton synthétise cela sous l’appellation « semblable conceptuel  / dissemblable formel ».

Voici trois pistes pour réfléchir plus avant à la fabrication de sens par Marcel Duchamp.

PRIMO. Dans une remarquable introduction au chapitre « Rrose sélavy » du recueil Duchamp du signe (Champsarts p164), Michel Sanouillet décrit par le détail toutes les figures de style, tout le travail constant de Marcel Duchamp pour travailler la langue, pour jouer avec elle.
« On observera que le mobile commun qui sous-tend toutes ces règles est un souci constant d'extrême économie, que l'on retrouve d'ailleurs dans l'œuvre plastique de Duchamp. L’art est pour lui le plus efficace des moyens d'expression : un effort minime de la part du créateur devra donc entraîner des effets considérables.
L’acte « poétique » sera dénué de toute passion et posé à froid, en vertu de principes et de règles empiriques à prétention scientifique : les exercices verbaux […] relèvent donc d'une chirurgie anti-esthétique dont le praticien connaît toutes les ficelles et dont il espère bien que le malade, en l'occurrence le langage de culture, ne se relèvera pas. Méfions nous du hasard qui semble présider aux destinées des écrits de Duchamp : il s'agit bien d'un « hasard de culture ». En fait, le mot, la phrase à « rectifier » sont placés sur le billard où on les manipule, les ausculte, les désentripaille à plaisir pour rien, pour voir, comme disait Knock. »
SECUNDO. En 1914, Sigmund Freund relève, dans « Histoire du mouvement psychanalytique » la pratique viennoise du Gschnas : il s’agissait de construire des objets d’aspect rare et précieux à partir d’éléments vulgaires ou comiques (par exemple une armure avec des casseroles. Ce texte résonne étrangement fort avec le « cabinet de curiosité » travaillé toute sa vie par Marcel Duchamp.
« Penser et vivre quelque chose sont pour ainsi dire tout un ». Énoncé riche de sens dans le contexte présent, et dont Freud dit aussitôt dans sa note : « À un Viennois je n’aurais pas besoin d’exposer le principe du « Gschnas » ; il consiste à fabriquer des objets d’aspect rare et précieux à partir d’un matériau ordinaire, de préférence comique et de peu de prix, par exemple des armures faites de casseroles, de bouchons de paille et de bâtonnets salés, comme nos artistes aiment à le faire dans leurs joyeuses soirées. Or j’avais remarqué que les hystériques font de même : à côté de ce qui leur est arrivé effectivement, ils se créent inconsciemment des événements de fantaisie affreux ou extravagants, qu’ils édifient à partir du plus innocent et du plus trivial matériau tiré de ce qu’ils vivent. C’est à ces fantaisies que se rattachent tout d’abord les symptômes, et non au souvenir des événements effectifs, que ceux-ci soient sérieux ou tout aussi innocents. Cette explication m’avait aidé à surmonter beaucoup de difficultés et m’a causé beaucoup de joie. J’ai pu y faire allusion par l’élément de rêve « verre [à uriner] masculin » parce qu’on m’avait parlé de la dernière « soirée de Gschnas » au cours de laquelle avait été exposée une coupe à poison de Lucrèce Borgia dont le noyau et l’élément principal auraient été constitués d’un verre à uriner pour hommes, d’usage courant dans les hôpitaux. »
(…) Cette dimension du sens dans la fabrication de la réalité psychique mérite qu’on lui accorde quelque attention ; la pratique artistique dite du détournement sur laquelle Freud prend appui fait massivement usage du sens, même si c’est de façon avant tout parodique. Les fourchettes et les casseroles doivent dessiner une armure, l’urinal doit s’appeler une coupe à poison de Lucrèce Borgia pour produire l’effet qu’on en attend, comme de même l’urinoir de Duchamp (encore à venir au moment où Freud écrit sa note sur le Gschnas) doit être exposé dans une galerie.
 » 
Guy Le Gaufey La réalité psychique ? Du Gnasch ! Intervention lors du colloque « Fonction psy et réalité psychique », octobre 2007, 8 pages.  Publié en traduction espagnole dans la revue Desde el Jardín de Freud, n°10, Bogotá, oct. 2010.
TERCIO. Dans les années 1980, une nouvelle façon d’aborder l’histoire de l’art et des images appelée « cultural studies » ou « visual studies » est apparue. Au lieu de décrire les signes de l’image et d'en tirer des conclusions du genre « ça me fait penser à… »,  il s’agit en somme de convoquer toutes les disciplines des sciences humaines et d’opérer des croisements les plus riches possibles. « La valeur esthétique d’une image dépend plus de ce qu’une culture importe dans l’œuvre plutôt que de ce qu’elle y trouve ».
Comme Marcel Duchamp lui-même nous a invités à comprendre qu’une œuvre d’art n’était pas le fait de l’artiste, mais bien le fait du regardeur, nous sommes ici face à un retournement des modalités d’analyse d’une image.
Dans l'un des ouvrages qui expliquent ce processus d’analyse, W.J.T. Mitchell, un des fondateurs de ces studies, fait la distinction, dans la langue anglaise, entre « image » et « picture », là où en français, on n’utilise que le terme « image ». Cette distinction peut nous en apprendre beaucoup sur la façon de procéder de Marcel Duchamp, dans le contexte franco-américain dont il n’a cessé d’être imprégné. (Marcel Duchamp a été naturalisé américain en 1955.)
W.J.T. Mitchell explique qu’il n’y a pas de médias purement visuels, mais seulement des mixtes de médias.
« La picture est un objet matériel, une chose que l’on peut brûler ou abîmer. L’image est ce qui apparaît dans une picture et qui survit à sa destruction, dans la mémoire, dans le récit, dans des copies et des traces au sein des autres medias. (…) Dès lors, la picture est l’image telle qu’elle apparaît sur un support matériel où à un endroit donné, picture mentale y compris dont l’image apparaît dans un corps, une mémoire, une imagination. (…) L’image n’apparaît jamais sans media. »
Il me semble que Marcel Duchamp avait très bien intégré cette distinction entre picture et image, et que l’usage qu’il a fait de cette distinction accrédite la thèse d’un Marcel Duchamp maîtrisant l’ensemble du champ de son expérience (Voir [#5] Le domaine du ready-made [V/V])

L'allégorie chez Marcel Duchamp

La figure allégorique, telle que la pratique Marcel Duchamp, consiste à mettre en scène une « signification cachée » sous la donnée sensible d’un langage imagé. Le principe même de l’allégorie est de pratiquer un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié.  C’est une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré destinée cependant à être « décodée ». La forme la plus courante de l’allégorie, la personnification qui représentaient à l’origine les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques, est utilisée par Marcel Duchamp pour représenter les forces sociales en œuvre dans le processus d’accession d’un objet d’art au statut d’œuvre d’art.

Marcel Duchamp renoue avec l’allégorie pleine et entière en usage au Moyen-âge, comme dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). " L’usage de l’allégorie tombe en désuétude avec la Renaissance (devant le culte de l’histoire, l’allégorie ne joue plus qu’un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des œuvres académiques ou dérisoires). Depuis, on peut quand même noter ponctuellement l’usage artistique puissant de l’allégorie : Albrecht Dürer avec « la Mélancolie », « le Chevalier et la Mort », etc., Prud’hon représentant « la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime », Delacroix représentant « la Liberté sur les barricades », Baudelaire dont les fameuses « correspondances » seront souvent mises au service d’une « moralité » du mal. Réussites où l’on retrouve peut-être l’équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique." (Encyclopédie Universalis 1999)

Dans « La mariée mise à nu par ses célibataires même », Marcel Duchamp use d'une double allégorie sexualisante et mécanisante. Ces allégories visent à nous décrire le mécanisme quasi automatique de l’accession d’un objet d’artiste au statut d’une œuvre d’art.
Ces allégories sont utilisées :
  1. dans le « Grand verre » — c’est le mode d’emploi (à l’égal des notices de montage IKEA) de ce changement de statut ;
  2. dans les « notes de la boite verte » — c’est le discours textuel du déploiement de l’allégorie ;
  3. dans les readymades, — ce sont des fragments de la démonstration, sous forme de synecdotes — une partie qui évoque le tout.
Diagramme de "La mariée mise à nu par ses célibataires même" dit le "Grand verre". Dessin de 1965, par Marcel Duchamp.
Dans la description qui suit, tous les termes sont de M.D.
Dans la partie supérieure de « La mariée mise à nu par ses célibataires même », le « domaine de la mariée », la fin du processus, nous montre une œuvre d’art personnifiée sous le nom de « Mariée ». Elle prend l’apparence d’une « guêpe » composée de formes variées et articulées. Cet état est précédé par toute une série d’actions anthropomorphes et mécanistes :
  • La transformation d’un « objet d’artiste » en « œuvre d’art » se fait sous l’action de la postérité. Le souffle de la postérité est évoqué par le voile de la mariée nommée également « la voie lactée ». Une fois que le souffle de la postérité est passé, c’est à dire que l’objet d’artiste accède au rang d’œuvre d’art, la mariée est donc « dévoilée », « mise à nu ».
  • La postérité acquise après la mort : « Les 9 tirés », neufs trous pratiqués dans le support en verre de l’œuvre, évoquent la passage, parfois violent, de la vie à la mort.
  • Dans la partie inférieure, dans le « domaine des célibataires », Les artistes et la production de l’objet d’art sont représentés par un ensemble mécanique avec une « broyeuse de chocolat, une roue à aube, un chariot ».
  • Ceux qui, par leur choix, donc leur regard sur l’objet d’artiste, permettent de le faire accéder au rang d’œuvre d’art, sont appellés « célibataires » et personnifiés sous forme d’uniformes, de « moules malics ».
  • Leur regard, qui déclenche le processus de transformation de l’objet d’artiste en œuvre d’art, est représenté sous forme de « tubes capillaires » qui transportent le « gaz d’éclairage » vers des « tamis » qui, par leur « poussière à l’envers » se liquéfie et, par une « pente d’écoulement » en « spirale », vient inséminer l’objet d’art. Autrement dit, le gaz d’éclairage est le vecteur du regard des regardeurs ; ce regard positif transforme le gaz en liquide qui vient remplir un récipient (l’objet d’art).
  • De l’objet d’art inséminé jaillissent des « éclaboussures » qui remontent vers le « domaine de la mariée » et par passage au travers des « témoins oculistes », dans un jeu de « renvoi miroirique », passe à la postérité. Autrement dit, l’objet choisi, regardé à la loupe par les critiques et les medias photographiques, est confronté au jeu « onaniste » de la vanité. Avant même sa mort, ce n’est pas l’artiste qui a choisi, c’est le regardeur. Le processus est parachevé par le phénomène de « postérité ».
Les images sexuées, les termes de nu, de mise à nu, évoquent donc métaphoriquement le dévoilement de l’œuvre d’art, c’est-à-dire ce moment où un objet d’art devient un [chef] d’œuvre d’art par le choix de quelques rares regardeurs qui réhabilitent une production artistique ignorée ou repoussée par le plus grand nombre.
Mais la mise à nu renvoie également aux jeux des regards entre les regardeurs et les œuvres d’art, entre ceux qui auront un regard trivial et ceux qui percevront la « grâce », la vérité sincère de l’acte créatif de l’artiste. Marcel Duchamp poursuit là la réflexion entamée par Manet — le plus célèbre des « refusés-réhabilités ».
Le déjeuner sur l'herbe. Edouard Manet 1883.
« Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur nature dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelle peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d'Édouard Manet comme voyeur. Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d'art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. » Émile Zola, Édouard Manet, 1867

La mécanisation, quant à elle, la description technique d’un processus, jusqu’à la mécanique et l’automatisme des jeux de mots, est la métaphore du comportement machinal de la plupart des regardeurs, de la trivialité et des lieux communs, en opposition à la souplesse des artistes, la souplesse d’une pensée en acte de réinvention permanente, la plasticité d’une pensée artistique sincère. (voir [#5] Le domaine du ready-made II/V)

"Pliant de voyage". Housse de machine à écrire sur pied. simili cuir/toile, inscription UNDERWOOD, pied en métal. Readymade de Marcel Duchamp (1916). Copie de 1964 Galerie Schwartz.









La housse évoquait à Duchamp « la jupe des femmes ». Ce Cube souple en toile/vêtement représente la condition de l’œuvre d’art, le passage du monde réel (géométrie) au monde spirituel par l’intermédiaire de l’œuvre d’art (toile + souple). Cet agencement représente aussi le discours critique qui assimile l’objet d’artiste.
À mettre également en relation avec stoppages étalon et pistons de courant d’air.
3 stoppages étalon. 1913 (1964). Boite, Fil, toile, cuir, verre, bois, métal.
Simulacre d’expérience. Marcel Duchamp aurait laissé tomber sur des panneaux peints en bleu de Prusse, depuis une hauteur d’un mètre, trois fils d’un mètre chacun. Ensuite, trois règles en bois ont été réalisées d’après le dessin formé par ces fils,
Cet agencement représente la création artistique (la souplesse) comme alternative à la trivialité du monde réel (le mètre-étalon). L’oeuvre d’art est représentée par 3 lignes raides et mensurées qui se transforment en 3 lignes souples.
note 9 - boite verte - 1913
DANS LE PENDU FEMELLE - ET L'EPANOUISSEMENT BAROMETRE
La matière à filaments pourrait s'allonger ou se rétrécir selon une pression atmosphérique organisée par la guêpe. (Matière à filaments extrêmement sensible aux différences de pression atmosphérique artificielle commandée par la guêpe). Cage isolée contenant la matière à filaments où se passeraient les tempêtes et les beaux temps de la guêpe. (...)
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Nous avons compris dans ce chapitre que Marcel Duchamp transformait le sens de certains mots et leur donnait valeur de concept au service de sa démonstration sociologique. Voyons maintenant précisément quelques occurences de ce nominalisme, dans le chapitre #6/2.

cœurs volants [1936]

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