Marcel Duchamp est-il né deux fois ?

 PODCAST I/XX
 
Où l’on percevra qu’un artiste humilié peut se transformer en anartiste.
 

Sans Marcel Duchamp lui-même, il n’y aurait pas de Marcel Duchamp. Ça semble un peut idiot de dire ça, mais Marcel Duchamp est absolument unique — et on s’en souvient comme tel — tant sa démarche fut singulière et son activité artistique variée. C’est cette singularité qui l’a fait devenir intemporel et si présent qu’il nous semble être un contemporain.

Marcel Duchamp est né en 1887 à Blainville-Crevon, un tout petit bourg près de Rouen, fils de notaire, avec deux frères plus âgés et 3 sœurs plus jeunes, tous et toutes également devenues artistes. Adolescent, il peint et dessine, jeune adulte il s’installe à Montmartre et continue à peindre en explorant les procédés très modernes de l’époque, le fauvisme, le symbolisme, le cubisme. 
C’est en 1911 que se produit un évènement qui touche intimement Marcel Duchamp artiste, et qui par ricochet va déterminer plusieurs des grandes réorientations artistiques du vingtième siècle. C’est peut-être à ce moment-là que Marcel Duchamp s’invente lui-même.

Cette année-là, Marcel Duchamp a peint un tableau intitulé Nu descendant un escalier n°2 et alors même que cette peinture était déjà accrochée dans le salon dit des indépendants, ses frères et le groupe de peintres dont ils font partie lui demandent de le décrocher car il ne correspond pas aux dogmes que ce groupe s’est imposé. Imaginez un jeune artiste que même ses frères et amis décident de censurer et qui part, littéralement, avec son tableau sous le bras.
 
Marcel Duchamp prend alors la décision de ne plus peindre et il commence à chercher d’autres moyens créatifs que ceux des peintres. Une opportunité s’ouvre aux États-Unis. Il se trouve que la toile refusée en 1911 à Paris a été exposée en 1913 à New-York, avec un succès retentissant. Fuyant la guerre en 1915, Marcel Duchamp débarque à New-York auréolé de ce succès.


En 1917, toujours à New-York, Marcel Duchamp met en place une expérimentation radicale qui consiste à faire advenir un objet déjà tout-trouvé — un urinoir acheté dans le commerce — en objet d’art tout-fait qu’il nomme ready-made. 
L’objet lui-même a vite été perdu, mais cet épisode est devenu un évènement majeur des nouveaux processus créatifs qui fondent désormais une grande partie de l’activité artistique contemporaine.

Simultanément à cette expérimentation, pendant huit années, de 1915 à 1923, Marcel Duchamp exécute une grande image sur verre. Il l’intitule La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Cette production artistique déploie une métaphore sexualisante, mais c’est aussi une grande allégorie sur le statut de l’œuvre d’art. 
Joueur d’échecs invétéré, Marcel Duchamp, dont la plupart des commentateurs ont pensé qu’il avait très peu produit à partir des années 1925, n’a pourtant cessé de trouver les conditions pour faire accéder ses productions au rang d’œuvre d’art en préparant leur postérité. Un exemple particulièrement significatif voit le jour à partir de 1942. Marcel Duchamp conçoit, fabrique et diffuse une  boite : La Boite-en-valise qui contient des reproductions miniatures de ses différentes productions, autant dire un musée portatif. Jusqu’à la fin de sa vie, en signant souvent par l’intermédiaire de son alter-ego inventé qu’il nomme Rrose Sélavy, Marcel Duchamp participe par ailleurs à l’élaboration de nombreuses expositions et de catalogues dans lesquels, opportuniste, il se débrouille toujours pour diffuser ses propres réalisations.


 
Dans la dernière décennie de sa vie, Marcel Duchamp jusqu’alors publiquement plutôt silencieux répondra à de nombreuses interviews et donnera quelques courtes conférences dont celle qu’il intitulera Le processus créatif, en 1957 à Houston (Texas). Ainsi, il achèvera son cycle expérimental qui aura consisté à décider lui-même de sa propre postérité sans dépendre de la loi sociologique qu’il a si bien comprise et décrite et qu’on peut nommer avec lui La loi de la pesanteur, celle qui fait dépendre du goût des regardeurs la destinée des productions artistiques, celle qui fait dépendre du goût du public le rejet d’une œuvre, celle qui fait dépendre aussi du goût de certains esthètes la réhabilitation d’œuvres précédemment rejetées. Marcel Duchamp meurt sans prévenir le soir du 2 octobre 1968 à Neuilly/sur/Seine.


 
Mais avec Marcel Duchamp, quand c’est fini, ça continue encore. En 1969, le monde de l’art peut découvrir une œuvre jusqu’alors inconnue, juste installée au Musée d’Art Moderne de Philadelphie. Ce diorama, cette grande boite en 3 dimensions intitulée Etant donnés... 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage a été réalisée par lui en secret depuis 1946, pendant vingt années et est donc installée — volontairement — de façon posthume au Musée. Marcel Duchamp parachève ainsi l’expérimentation de toute une vie : il fait parvenir son œuvre au musée — directement —, sans passer par le jugement de goût des regardeurs.


 
Bravo l’anartiste !
 

Œuvres : Nu descendant un escalier n°2 (1011), Fontaine (1917), La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), La boite-en-valise (1937), Etant donné 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage (1946-1966).
 
Conseil de lecture : Pour une biographie de Marcel Duchamp, vous pouvez vous reporter à l'incontournable ouvrage de 2017 par Bernard Marcadé : intitulé sobrement Marcel Duchamp, aux éditions Flammarion.
 
Références + sur Centenaireduchamp