Marcel genders part II/III

MARCEL GENDERS

Du regard dérangeant au regard dégenrant

par Marc VAYER

PART I
UN POTENTIEL ANACHRONISME 2020/1915
LA MISE A NU
LES CELIBATAIRES ENDURCIS
LE REGARD TRIVIAL, LES REGARDEURS PIÉGÉS
DÉSIR, VANITE ET RENVOI MIROIRIQUE
RENVERSER LES GENRES

PART II
MELANGE DES GENRES
EROS C’EST LA VIE
UN DETOUR FETICHISTE
ALLEGORIE DE GENRE
LOVE AFFAIR, NO COMMENT

MELANGE DES GENRES


« Prière de toucher - Marcel Duchamp et le fétiche »

Vitrine exposition « Prière de toucher - Marcel Duchamp et le fétiche » Galerie Thaddaeus Ropac 2021-2022 Londres Paris. Photographie Marc Vayer.


Au début des années 1950, Marcel Duchamp produit quatre pièces qui possèdent toutes « un air de famille », comme il l'a dit un peu plus tard en 1960. Ces pièces sont issues du recyclage, par Marcel Duchamp, d’éléments qui lui servaient alors à réaliser le mannequin de sa dernière œuvre Etant donnés… [18]. Il s’agit de Not a shoe (plâtre galvanisé, 1950), Feuille de vigne femelle (plâtre galvanisé, 1950), Objet-dard (plâtre galvanisé, 1951) et Coin de chasteté (plâtre galvanisé et plasticine, 1954). « Elles n'étaient pas complètement en trompe-l'œil, mais elles sont tout de même très érotiques » a raconté Marcel Duchamp.

Not a shoe, Marcel Duchamp, 1950 / la trahison des images, René Magritte, 1929.


Not a Shoe (1950) fonctionne dans un premier temps comme pour le célèbre tableau de René Magritte La Trahison des images (Ceci n'est pas une pipe, 1929). La forme de la sculpture peut ressembler à une chaussure, mais ce n’en est pas une. Eventuellement, le regardeur peut imaginer que c’est le moulage de l’intérieur d’une chaussure ; dans ce cas, ce n’est pas non plus une chaussure. Dans tous les cas, cette pièce, issue d'un morceau cassé du moule de Etant donnés… qui correspondait à la région anatomique du périnée voisine de la vulve du mannequin nu, envoie un signal érotique — mélange de fétichisme (chaussure) et de stimulation visuelle : cette forme pourrait très bien correspondre à l’empreinte interne d’un vagin de femme. Le regard trivial est de nouveau convoqué. Mais par dessus tout, le regardeur hésite entre le genre féminin ou masculin de l’objet.


Feuilles de vigne femelle, Marcel Duchamp, 1950 /  Ciné-Sketch Adam et Eve par Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter, Photographie Man Ray, 1924.


Feuille de vigne femelle (1950) peut sembler de prime abord une pièce de genre féminin. La forme suggère plus fortement encore que Not a shoe l'empreinte d'un vagin féminin. Mais on peut également comprendre ce moulage comme celui de la raie de fesses, féminines ou masculines. Le titre évoque le voile pudique sous forme de feuille de vigne ou de figuier peinte sur certains tableaux classiques pour masquer les parties génitales des hommes ou des femmes nues représentées. C’est évidemment contradictoire avec la pièce elle-même qui provoque le regard en rendant hyper réaliste ce qui est conventionnellement masqué. Le regard trivial est encore convoqué et le regardeur hésite toujours entre le genre féminin ou masculin de l’objet.


Objet-dard, Marcel Duchamp, 1951 / Princesse X, Constantin  Brancusi, 1916.


Objet-dard (1951) semble plutôt un objet modelé qu’un moulage. Le titre joue avec l’idée d’un pénis masculin potentiellement dardé. Mais sa forme plutôt flasque et amollie le contredit. Dans un deuxième temps, le regardeur pourrait très bien comprendre que cette forme pourrait être « un moule intime et profond de l’organe sexuel féminin, son relevé minutieux »[19]. D’ailleurs, « ce faible phallus a des origines féminines. Inversant le récit de la Genèse, dans lequel Dieu créa Eve à partir d'une côte d'Adam, Duchamp avait extrait le morceau de plâtre qui devint Objet-dard du moule du « pli sous ou autour du ... sein gauche » de la figure féminine nue dans Etant donnés… »[20]. Mais Marcel Duchamp, nous apprend Franklin, avait incrusté une nervure de plomb sur toute la longueur de la surface supérieure arrondie du moulage avant qu'il ne soit galvanisé. Aussi Franklin imagine que « la forme incurvée suggère un membre masculin avec une veine dorsale superficielle remplie de sang ».
Pour notre part, nous pensons que cette « veine gonflée de sang » pourrait tout aussi bien être l’évocation mécaniste du canal déférent, ce conduit qui véhicule les spermatozoïdes. Aussi Objet-dard ne serait pas simplement l’évocation du désir masculin mais surtout, dans la loi de la pesanteur, celle du désir (contrarié, vu la « débandade » de la forme) associé à la créativité, à la production artistique concrète — à l’instar du mécanisme du chariot, de la broyeuse de chocolat et des ciseaux dans « le Grand verre ». « Conformément au plâtre original de 1951, [Marcel Duchamp] a demandé que la protubérance veineuse qui court le long de la ligne médiane de chaque bronze de l'édition de 1962 soit enduite à la main de peinture argentée, dont les traces diffèrent d'un moule à l'autre. » [21]


Coin de chasteté, Marcel Duchamp, 1954 / Essai mannequin pour Etant donnés..., Marcel Duchamp, 1948-49


Coin de chasteté (1954) se compose de deux pièces interconnectées : un petit moulage conique en plâtre galvanisé cuivré est imbriqué dans un bloc rectangulaire de plasticine rose couramment utilisé par les dentistes pour fabriquer des prothèses dentaires. L’origine de la conception de cette pièce est à trouver dans les essais que Marcel Duchamp réalisent pour le modelage du mannequin de Etant donnés…
Le regardeur oscille entre l’évocation de gencives et celles des lèvres du sexe féminin. Là encore, en contradiction avec le titre, le coin enfoncé dans la plasticine suggère plutôt une pénétration sexuelle. On peut évoquer ici l’éventuelle symbolique du fantasme de la vagina dentata, l’angoisse mâle devant le sexe féminin perçu comme une bouche dentée. Mais Duchamp était plus que sceptique devant les interprétations psychanalytiques de ses œuvres.
Duchamp dit en septembre 1956 [22]  : « Je veux saisir les choses par l'esprit comme le pénis est saisi par le vagin ». Là encore, de façon appuyée, Marcel Duchamp provoque le regard trivial par la sexualité explicite de la pièce mais pour nous faire accéder aux rouages de son interpellation sur la question du genre. Profondément métonymique, le travail plastique de Marcel Duchamp nous fait passer de la sexualité — explicitement hétérosexuelle — au questionnement sur les genres, par la tension contenant/contenu, la relation entre le concave et le convexe, l’usage du plein et du creux.
« Dans un geste incongru et affectueux, Duchamp offrit coin de chasteté à Alexina Matisse le 16 janvier 1954, jour de leur mariage. Pendant des années par la suite, l'œuvre les a accompagnés dans leurs voyages. « Nous l'emportons généralement avec nous, comme une alliance », affirmait Duchamp en 1966. Dissimulée dans une poche, un sac à main ou une valise pour être ressortie et exposée dans un nouvel environnement, la création en plâtre et en pâte à modeler fonctionnait comme un objet fétiche privé, une sorte d'amulette précieuse, ses deux pièces imbriquées symbolisant l'union inviolable du couple. » [23]

Avec ses quatre pièces qui ont « un air de famille », Marcel Duchamp insiste clairement sur la réversibilité des organes femelle et mâle. La verge est le moule de la vulve, la vulve est le moule de la verge. Ainsi, il abolit la différence sexuelle. Et cette abolition/confusion, il la convoque par transposition au statut des productions artistiques par le mécanisme de sa loi de la pesanteur. Duchamp nous fait passer du regard dérangeant — le regard trivial de qui voit des allusions sexuelles, le « bon ou mauvais » goût — au regard dégenrant — le regard de l’indifférenciation des genres pour évoquer l’indifférence visuelle, celle qui préside aux readymades, la « beauté d’indifférence ».

Comme l’écrit justement Franklin : « l’œuvre de Duchamp, implique une conception non binaire du genre dans laquelle la masculinité et la féminité se chevauchent et se mélangent à tel point que l'œuvre d'art suscite le polymorphisme. » Marcel Duchamp est si sceptique envers les normes et codes sociaux, les systèmes de classification conventionnels (dont le langage lui-même qu’il déconstruit et travaille « à sa main ») que la confusion des genres est chez lui un refus catégorique de les voir attribuer conventionnellement à ses réalisations. Et cette capacité à remettre en cause les frontières conventionnelles se trouvera parachevée par la création du personnage de Rrose Sélavy.

 « Je veux être libre, et je veux être libre de moi-même, presque ».

Entretiens avec Richard Hamilton en 1959


EROS C’EST LA VIE

"Aujourd'hui la femme américaine est la plus intelligente du monde – la seule qui sait toujours ce qu'elle veut et par conséquent l'obtient toujours. Ne l'a-t-elle pas prouvé en installant son mari dans le rôle de banquier esclave presque ridicule aux yeux du monde entier ? Non seulement elle est douée d'intelligence, mais aussi d'une merveilleuse beauté de ligne que l'on ne rencontre chez aucune femme de toute autre peuple en ce moment.
Et cette merveilleuse intelligence, qui rend la société de ses sœurs, aussi brillante, suffisamment intéressante pour elle sans avoir besoin d’insister sur l'élément masculin frappant dans sa vie, contribue au mouvement du monde actuel vers une complète égalité des sexes, et ainsi prendra fin la bataille permanente entre ceux-ci, dans laquelle, par le passé, nous avons gaspillé nos meilleurs forces.
Cela ne produira en aucun cas un suicide de l'espèce car ces femmes de l'avenir seront appelées à faire des enfants au moment voulu, tout comme un homme doit payer des impôts, la responsabilité entière de sa progéniture étant de son propre ressort.
De la façon dont vont les choses aujourd'hui, ce serait une lourde charge de citoyenneté à payer, mais un jour viendra assurément où la science fera disparaître la mort en couches."

De Marcel Duchamp dans un Article du New-York tribune, Septembre 1915


En 1915, Marcel Duchamp s’inscrit clairement dans le droit fil de l’émancipation féminine depuis longtemps revendiquée par de nombreuses femmes… et quelques hommes. Le féminisme de Marcel Duchamp est incontestable, jusque dans cette préoccupation d’une maternité voulue et maîtrisée plutôt que subie.

Dès le chapeau de l’article du New York Tribune, Marcel Duchamp fait référence par deux fois à « la femme » comme étant la référence du futur de l’art. Si, pour Marcel Duchamp dès 1915, le futur de l’art c’est « la femme », et singulièrement la « femme américaine », cela le positionne comme un acteur féministe plutôt précoce dans le microcosme artistique de New-York. Le versant féminin de l’art est donc déjà très tôt en germe dans la réflexion de MD. Et il s’efforcera dans l’ensemble de la « loi de la pesanteur » d’user de ce basculement des genres et mettre en valeur l’acte de peindre comme devenu féminin et l’acte de regarder comme devenu masculin. On comprend mieux ici pourquoi Marcel Duchamp va créer son pendant féminin, Rrose Sélavy, qui signera ses productions de 1919 à 1967.

Portraits de Rrose Sélavy par Man Ray, 1921.

Portraits de Rrose Sélavy par Man Ray, 1921.


« En 1920, j'ai décidé qu'il ne me suffisait pas d'être un individu unique avec un nom masculin », explique Duchamp dans une interview diffusée à la télévision canadienne le 17 juillet 1960. « Je voulais changer de nom pour changer, surtout pour les readymades, pour me faire une autre personnalité ; vous comprenez, changer simplement de nom. » Il précise encore en 1964 : « Je voulais deux identités, c'est tout. C'était une sorte d'action readymadeish. » Faisant allusion à l'omniprésence de l'antisémitisme en Europe et aux États-Unis après la Première Guerre mondiale, Duchamp s'étend en 1966 sur la dérivation de Rrose Sélavy : « En effet, je voulais changer d'identité, et la première idée qui m'est venue a été de prendre un nom juif. »
« J’étais catholique, et c'était un changement de passer d'une religion à une autre ! Je ne trouvais pas de nom juif qui me plaisait particulièrement, ou qui me tentait, et tout à coup j'ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de sexe ? C'était beaucoup plus simple. » Il a en fait rempli les deux objectifs, car Sélavy est phonétiquement proche des patronymes juifs français Lévy et Halévy, la prononciation du dernier ressemblant à celle de « à la vie » . [24]

Rrose sélavy est un personnage féminin qui apparaît par sa signature (c’est Rrose Sélavy qui signe un certain nombre de productions de Marcel Duchamp), par des photographies de MD. travesti ou par l’utilisation de ces photographies sur des productions de Marcel Duchamp. Rrose Sélavy est également la signataire d’un grand nombre de jeux de mots, dont elle est la « championne incontestée ».

Rrose Sélavy est un personnage qui a été trop souvent malmené et traité de façon trop énigmatique dans l’Histoire des arts. Pour remettre Rrose Sélavy à l’endroit, il faut chercher la cohérence dans ses apparitions, rechercher ce qui relie la signature de Rrose Sélavyà toutes ces productions si différentes qui s’étalent de 1919 à 1965. [25]
Dans le cadre de son expérience autour de la « Loi de la pesanteur » — qui consiste à prouver que c’est bien le regard de quelques « regardeurs » privilégiés qui détermine et décide que tel ou tel objet d’art deviendra une œuvre d’art —, Marcel Duchamp décide de créer un alter-ego féminin qui, par sa signature, jouera le rôle de la postérité à l’œuvre, en acte.
Pour Marcel Duchamp, le terme postérité désigne en permanence la condition qui permet le changement de statut d’un simple objet en œuvre d’art. Dans cette optique, le travestissement de Marcel Duchamp en Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui se glisse dans le personnage-marionnette de Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui manipule la postérité, puisque Rrose Sélavy, dans le système d’équivalence mis en place par Marcel Duchamp, représente directement la postérité. Rrose Sélavy, c'est la postérité incarnée, en chair et en os qui manipule au présent les productions de Marcel Duchamp pour les faire advenir dans l'Histoire des arts. Rrose Sélavy signe ainsi des productions dont Duchamp sait — ou espère pour sa démonstration — qu’elles accèderont au rang d’œuvre d’art.

Marcel Duchamp a peu évoqué directement le rôle de Rrose Sélavy, mais lorsqu’il l’a fait, c’était plutôt clair. Dans une lettre de 1952 à Jean Crotti, Marcel Duchamp explique que Rrose Sélavy, c’est cette « belle salope qui escamote les uns et fait renaitre les autres ». Dans une de ses notes, aussi,  : « acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu — La différence entre « la facture » et le nom inattendu pour les « experts », — est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy, et défie les contrefaçons ». (notes p. 169)
Notons ensemble que Rrose Sélavy est utilisée par Duchamp comme pseudo pour signer des jeux de mots plus graveleux les uns que les autres. On peut citer par exemple « à charge de revanche ; à verge de rechange » ou « à coups trop tirés ».
Avec de prétendus bureaux implantés à New York et à Paris, elle était identifiée comme une spécialiste de l’ « Oculisme de Précision » qui proposait à ses clients « poils et coups de pied en tous genres ». Pour « Coups de pieds », comprendre « coups au cul » en tous genres. Rrose Sélavy est experte en « cul de précision ». Dans ce jeu de mot, le terme oculisme associe nettement l’action de voir avec l’action sexuelle.
La grossièreté des jeux de mots de Rrose Sélavy, c’est une manière pour Marcel Duchamp de mettre en scène tout ce qui dégrade le regard sur l’objet d’art et l’empêche d’accéder à la dimension spirituelle. Cette « belle salope » de Rrose Sélavy fait ses choix [26]. Marcel Duchamp, par l’intermédiaire de Rrose Sélavy évoque ainsi la vacuité du discours critique, souvent vide de sens, souvent exercice de style en déconnection complète de l’œuvre et des conditions de sa création. Nous pouvons énoncer très simplement que parce qu’elle-même représente la postérité manipulatrice, les jeux de mots de Rrose Sélavy représentent le discours critique.

L’usage de l’imagerie transexuelle, chez Marcel Duchamp, permet, non pas d’abolir la différenciation sexuelle comme a pu l’écrire Jean Clair qui confond le travestissement et la transexualité [27], mais d’intervertir les genres et, ce faisant, de signifier, dans le champ de l’activité artistique, le passage pour l’artiste, du genre masculin au genre féminin. [28]

Pour Marcel Duchamp photographié travesti en personnage féminin Rrose Sélavy, il s’agit,  d’exprimer une expression de changement de genre, non pas de la personne Duchamp, mais de l’artiste en général. Pour la personne Duchamp, c’est un réel travestissement : il s’approprie des vêtements et une attitude associées à un autre genre que le sien. Il n’était pas en transition pour devenir transgenre. Mais il ne s’amusait pas non plus au travestissement pour le plaisir.
MD. avait décidé de créer un avatar cisgenre féminin à part entière, au nom de laquelle il a signé nombre de ses productions artistiques. En se travestissant pour les besoins d’une photographie qui permet d’acter cette création, il affirme dépasser les normes sociales en place. Il semble nous dire : « Et alors ? Il n’y a aucun problème que l’artiste soit homme ou femme, il n’y a aucun problème que l’artiste passe d’un statut cisgenre à celui de transgenre, il n’y a aucun problème que les productions artistiques soient elles-mêmes transgenre. Académiquement et socialement indexées au genre masculin, fruit de l’activité créative patriarcale, les œuvres d’art à l’ère de l’art moderne sont indexées au genre féminin, l’activité créative ayant basculée de l’artiste au regardeur. »

« Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème »

Marcel Duchamp (rapporté par Henri-Pierre oché)


Et pour qui douterait du caractère réfléchi, programmé et stratégique de l’interrogation de Marcel Duchamp sur le genre et comme passerelle pour penser la nature des œuvres d’art, citons de nouveau Franklin : « Rrose Sélavy était bien plus qu'une drag queen glamour qui se vampirisait devant l'appareil photo de Man Ray. Au cours des années 1920 et 1930, elle s'est forgé une carrière respectable, co-créant certaines œuvres avec Duchamp et en signant d'autres de manière indépendante, qu'il s'agisse de readymades et d'objets artisanaux, d'un dessin technique, d'un lien ou d'un film abstrait. Elle était également éditrice, graphiste et orfèvre des mots, auteur de calembours et de contrepèteries. Fier de son savoir faire et de sa ruse intellectuelle, Duchamp a appris au créateur de mode et collectionneur d'art Jacques Doucet en octobre 1923 : « Rrose Sélavy a un côté "'bluestocking" qui n'est pas désagréable ». [bluestocking : « Bas bleu », femme érudite, femme savante, femme de lettres (expression souvent péjorative)]

UN DETOUR FETICHISTE


Gravure "les amants I morceaux choisis d'après Courbet", (détail) Marcel Duchamp, 1968 / "tifs", Marcel Duchamp (poils réels scotchés sur feuille, dans une "boite en valise" pour Robert Matta, 1946.


Une exposition récente (fin 2021 - début 2022) à la Galerie Thaddaeus Ropac, à Londres et Paris, présentait des pièces de Marcel Duchamp regroupées sur l’intitulé Prière de toucher : Marcel Duchamp et le fétiche. L’usage des mécanismes du fétichisme, chez Marcel Duchamp, est le même que pour l’imagerie sexualisante ou les métaphores sexuelles. Le fétichisme est une façon d’attirer les spectateurs dans le filet du regard trivial.
Marcel Duchamp a fabriqué son propre langage plastique qu’il a pu intituler « langage imagé plastiquement » ou « nominalisme pictural ». Lorsqu’on observe la récurrence des signes plastiques utilisés par Marcel Duchamp au cours de son travail, on observe, par exemple, que les cheveux sont contenus dans la catégorie « poils », toutes occurrences confondues, polis pubiens, des aisselles, de la barbe, de la moustache, ou de l’ensemble de l’épiderme.
L’usage fétichiste éventuel de ces poils par Marcel Duchamp est largement minoré par cette nouvelle convention de signes que Marcel Duchamp met en place avec son « nominalisme pictural ». En vertu de ce nominalisme, l’usage de poils va toujours indiquer dans ses productions « le pinceau de l’artiste », fait de poils. L’usage de poils égal le pinceau de l’artiste qui, par métonymie évoque l’acte de peindre. Et c’est l’acte de peindre — activité académique, passéiste, symbole d’un art impossible à poursuivre, activité que récuse Duchamp depuis 1912 — qui, selon lui, est fétichisé.

Dans le cadre de sa remise en cause du statut de l’œuvre d’art, Marcel Duchamp est fidèle à l’usage de glissement de sens selon plusieurs couches. Il implique le poil (dont la chevelure) dans des productions à connotation sexualisantes — c’est la provocation à un regard trivial qui pousse le regardeur à surjouer le désir — et comme ces poils représentent l’acte de peindre, c’est l’acte de peindre qui doit être compris comme fétichisé par le monde de l’art et par l’ensemble des personnes qui s’intéressent de près ou de loin à l’Art.

Peigne, ready made, Marcel Duchamp, 1916. Inscription : "3 ou 4 gouttes de hauteur n'ont rien à voir avec la sauvagerie".


Pour le readymade peigne, on peut très bien considérer que le poil/pinceau est l’outil du peintre et qu’à ce titre il est en relation, dans le registre symbolique, avec le peigne. Comme le remarque ici justement Franklin : « Le titre de cette œuvre, peigne, est un homonyme du subjonctif du verbe peindre, et ses dents métalliques imitent et instancient le poil animal traditionnellement utilisé pour fabriquer les pinceaux des artistes. »
Les poils qui dépassent de l’entrecuisse de la figure de femme sur la gravure les amants, morceaux choisis d’après Courbet (1968) sont également le résultat du geste de peindre (en l’occurence de graver).
Les poils réels collés sur une feuille de papier sur laquelle est légèrement griffonnée une silhouette humaine sont bien un « médium » que le « peintre » a collé sur un support (tifs et poils, dans la boite en valise pour Matta, 1946)


3 occurences de L.H.O.O.Q., Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q (1919), Moiustache et barbe de L.H.O.O.Q. (1939-41), L.H.O.O.Q. rasée (1965).


L’exemple du readymade L.H.O.O.Q. (1919) vient nous renseigner sur ce processus « au poil ». Les poils ajoutés sur la chromolithographie ou la carte postale de la Joconde sont bien le résultat de l’action de peindre. L.H.O.O.Q, Moustache et Barbe de L.H.O.O.Q., et L.H.O.O.Q. rasée mettent en scène des jeux de genre imprégnés de la fétichisation des poils corporels comme signifiant non pas simplement le « sexe et de la sexualité » comme peut l’écrire Franklin [29], mais plutôt la dégenrisation de la production artistique. Faire basculer la Joconde, un des sommets classique des canons de beauté féminine culturelle, dans le masculin, c’est juste, par la dérision et la provocation, remettre en cause le statut de chef d’œuvre de l’art de La Joconde. C’est juste dire : « qui a décidé que la Joconde était un chef d’œuvre ? ».


Mannequin d'Etant donné, 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage, photographie polaroïd, Marcel Duchamp 1965.


Enfin, à l’absence de poils sur le pubis du mannequin d’Etant donnés… 1° la chute d’eau  2° le gaz d’éclairage (diorama 1946-1966 dévoilé en 1969) répond son abondante chevelure ; la tête elle même est réduite tout entière visuellement à cette chevelure abondante. Dans cette dernière production posthume de Marcel Duchamp, synthèse complète de tout son système de pensée, le corps féminin présente un sexe neutralisé sans attribut érotisant, glabre, et proclame sans doute par la chevelure abondante la fétichisation ultime. On peut toujours interpréter le mannequin d’étant donné… dans son entier comme un substitut fétichiste à Maria Martins, l’amoureuse de Marcel Duchamp qui fut le modèle de la forme [30] mais c’est surtout la chevelure qui semble faire office de fétiche, une ample chevelure qui vient se substituer au visage qu’on ne voit pas.
La représentation d’une scène de crime fétichiste n’est pas loin. Mais pour dire quoi ? Si l’on convient de dire avec Duchamp que le corps présent est le symbole de l’œuvre d’art dévastée — par l’histoire, par les conventions, par le regard trivial —, alors il s’agit pour lui d’exprimer l’aveuglement fétichiste de tou·te·s celleux qui croient encore à l’Art.


Déballage des seins de silicone avant coloration par Marcel Duchamp et Enrico Donati (photographie Denise Bellon) / Prière de toucher, Marcel Duchamp, 1947 / Édition de luxe du catalogue de l’exposition Le Surréalisme en 1947 (Paris : Pierre à feu/Maeght éditeur).


Dans la même veine, on peut ici évoquer la production prière de toucher. En 1947, André Breton et Marcel Duchamp organisent à Paris une exposition faisant le point sur l’actualité du mouvement des surréalistes au lendemain de la seconde guerre mondiale. Marcel Duchamp orne l’emboitage du catalogue d’un sein de caoutchouc. L’érotisme du motif se prolonge de façon plus suggestive encore dans le rose du carton, le noir du tissu, la souplesse du latex et la douceurs du velours. La tactilité de l’ensemble est renforcé par l’injonction transgressive au revers du livre qui invite à joindre le contact au regard.
Marcel Duchamp déploie ici de façon éclatante son système de transposition de l’univers du désir à celui de l’œuvre d’art en provocant le regard trivial qui nous conduit à l’interrogation sur les conditions d’existence de l’œuvre d’art. Sur la jaquette d’un catalogue d’exposition, le regardeur est inviter à toucher ce qui, conventionnellement, est défendu d’être touché dans le cadre d’un musée.

Mais avec prière de toucher, il y a une couche supplémentaire à la superposition de sens. Prière de toucher les seins en silicone sur la couverture du catalogue (la révocation au regard trivial se transforme ici en provocation au toucher trivial) mais aussi et surtout prière de toucher la peinture. Il s’agit de provoquer à toucher la coloration apposée par Duchamp pour imiter la couleur et la texture d’un sein. Il s’agit de toucher comme touche le pinceau du peintre fabriquant son image. En somme, c’est une invitation à désacraliser la peinture en se permettant de la tâter.

Panneau d'avertissement galerie Thaddaeus Ropac, Paris, 2022 / Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa sœur, 1595, Ecole de Fontainebleau / Prière de toucher, Marcel Duchamp, 1947 / Édition de luxe du catalogue de l’exposition Le Surréalisme en 1947.


ALLEGORIE DE GENRE

Une des productions de Marcel Duchamp est emblématique et de son questionnement sur le genre et de l’incroyable polysémie contenu dans ses œuvres.

Allégorie de genre, Marcel Duchamp, deux versions vues verticales (Georges Washington), Vogue 1943, VVV 1944.


Etape n°1 : Allégorie de genre pour le magazine Vogue. Alexander Liberman, éditeur artistique de Vogue, commande à Marcel Duchamp la couverture du deuxième numéro annuel, « Americana ». Lieberman indique seulement à MD. que son projet doit traiter un thème américain de son choix et qu'il sera publié sur la couverture du numéro du 15 février 1943. Marcel Duchamp proposa une image, un collage élaboré, intitulé Allégorie de genre (George Washington). Comme les toiles d'Arcimboldo, célèbre peintre italien du XVIe siècle, la construction de Duchamp se lisait différemment selon les angles de lecture. Tourné sur le côté gauche, elle montre immédiatement une carte des États-Unis, ou le Mexique le Canada sont figurés en silhouettes noires qui se détachent sur un fond bleu ciel moucheté, représentant les eaux du Pacifique de l'Atlantique. Le territoire des États-Unis est défini par une gaze pharmaceutique teintée de rouge, le tout étant maintenu en place par des clous à tête décorée d'une étoile d’or, comme un drapeau américain qui serait trempé de sang. Tournée sur la droite, l'image montre le profil de Georges Washington formant la frontière entre le Canada et les États-Unis. Lieberman raconta que, lorsque Duchamp va livrer le projet à son bureau, il n’a pas le cœur de dire à l'artiste que cette image était tout à fait inadaptée pour un magazine essentiellement consacré à la mode. Non seulement la connotation politique est trop dure, surtout dans un pays en guerre, mais, pour un public composé en majorité de femmes, la gaze pharmaceutique trempée de sang aurait immanquablement évoqué une serviette hygiénique « souillée » (sic).

Allégorie de genre, Marcel Duchamp, deux versions vues horizontales (carte des Etats-Unis), Vogue 1943, VVV 1944.


Etape n°2 : Allégorie de genre est réhabilitée. C’est dans le nº 4 de la revue VVV, un an après l’épisode du refus dans Vogue, en février 1944 que la reproduction de Allégorie du genre (Georges Washington) occupe deux pages, pour se rapprocher au plus près de l'assemblage original. On avait tiré un cliché noir et blanc de la gaze trempée de sang, travaillé ensuite en rehaut de deux couleurs : or pour les étoiles, rouge foncé pour les bandes. Ce secteur de l'image est gaufré afin de créer la sensation de relief, spécialement lorsqu'elle est masquée par la page précédente qui reproduit la carte de l’Amérique du Nord, l'espace correspondant aux États-Unis ayant été découpé pour que la gaze pharmaceutique sanglante soit visible par l'ouverture (comme sur l'original).

La plupart des commentateurs les plus avancés voient dans allégorie du genre (Georges Washington) un potentiel d’allégories multiples, une espèce de synthèse de toutes les allégories duchampiennes. C’est une façon de « noyer le poisson », de ne pas réellement éclairer les intentions de Marcel Duchamp. Il n’est qu’à lire la notice du Centre Georges Pompidou qui conserve l’œuvre originale [31].

Mais ce type de commentaire oubli l’essentiel — ou le méconnait.

A moins de prendre Duchamp pour un crétin incapable d'analyser les caractéristiques graphiques pourtant si évidentes de la revue Vogue, il faut admettre que l'aspect confus et sale a été tout à fait consciemment élaboré, et ceci dans le but d'obtenir un refus plus ou moins scandalisé suivi d'une réhabilitation par le monde de l'art, en l'occurrence Breton et sa revue. On comprend dès lors que c'est ce déroulement historique intelligemment scénarisé que l'objet a déclenché, et non cet objet seul, qui, pour partie, justifie son titre : allégorie de genre. Par cette succession de « fait divers » volontairement fabriqués qui a provoqué le refus par les uns suivi d'une réhabilitation par les autres, il est une métaphore de toute œuvre d'Art moderne.

C’est peut-être en regardant le jeu des signifiants et des signifiés qu’on comprend le mieux comment Marcel Duchamp procède. Le signifié (être une allégorie de toute œuvre d'art moderne) est acquis par un processus matériel (le refus par la rédaction de vogue), portant exclusivement sur le signifiant (l’effigie sale de George Washington).
C'est à la toile de gaze sale (signifiant) que l'on oppose le refus, mais c'est la toile/œuvre (signifié) qui le prend pour elle et elle devient par là la figure allégorique de l'œuvre d'Art moderne, qui débute toujours par un refus.
Le seconde grande raison qui justifie le titre « allégorie de genre » est bien ce reversement, ce basculement de sens dans le même temps que le regardeur bascule l’image. D’une image significativement « male » [masculin en français] : Georges Washington, un des pères fondateurs de la constitution américaine, premier président des Etats-Unis d’Amérique, on passe, par basculement de l’image, ou le basculement de la tête, à une image significativement « female » [féminin en français] : la carte, ensanglantée, des États-Unis d’Amérique.
Loin d’être « une invention bizarre » telle que la qualifie le Centre Pompidou, cette allégorie du genre est bien une des occurrences plastique de la remise en cause du genre des œuvres dans le cadre du processus de rejet/réhabilition, véritable signature duchampienne.

LOVE AFFAIR, NO COMMENT

(…) Kinsey mène une enquête statistique sur l'érotisme chez les artistes et dans les œuvres d'art. Je suis bien décidé à ne pas me soumettre à son interrogatoire (qui ressemble à une enquête psychanalytique). (…)

 Lettre à Maria Martins fin années 40


Pour clore ce second chapitre, il nous faut revenir à la vie privée du Marcel Duchamp cisgenre, celui qui séduit, celui qui est séduit, celui qui sut respecter et qui fut respecté par ses différentes compagnes. Les biographies, les confidences, les interviews des nombreuses femmes à l’avoir côtoyé témoignent d’une attention sans démentis, d’une douceur patiente, d’une volonté de liberté réciproque. 3 courts récits sans commentaires.

« Carrier women », dessin et céramique, Beatrice Wood, 1990 et 1993. Le personnage masculin est vraisemblablement à l'effigie de Marcel Duchamp.

« Dans le lit de Marcel » [Marcel's Bed], croquis Beatrice Wood, 1917, watercolor (Beatrice Wood,  Marcel Duchamp, Charles Demuth, Aileen Dresser, and Mina Loy) / Photographie de Marcel Duchamp, Francis Picabia et Beatrice Wood à Coney Island, 21 juin 1917.


BEATRICE. Dans les mémoires de Beatrice Wood, I Shock Myself, l'actrice et artiste raconte les événements qui se sont déroulés après le Bal qui célébra la sortie du magazine « the blind man » n°2 du 25 mai 1917. Plusieurs participants sont retournés à l'appartement de Walter et Louise Arensberg, en route vers l'atelier de Marcel Duchamp, situé au-dessus de leur salon dans l'immeuble du 33 West 67th street, qui était devenu en 1915 un centre clé du mouvement moderne new-yorkais. Wood et Duchamp, ainsi que Charles Demuth, Aileen Dresser et Mina Loy, s'installent dans l'étroitesse du lit individuel de l'artiste. Toujours prévenant, remarqua Wood, « Marcel ... prenait le moins d'espace et se serrait contre le mur, tandis que j'essayais de m'étendre dans les deux pouces qui restaient entre lui et le mur, une occasion inconfortable mais qui m'emmenait au paradis parce que j'étais si proche de lui ». Dans les jours qui ont suivi, Wood a produit une petite esquisse à l'aquarelle de 8 ¾ x 5 ¾" commémorant la rencontre intime, qu'elle a intitulée "Marcel's Bed".

Portrait de Lydie Levassor par Man Ray, 1927


LYDIE. Le 7 juin 1927, Marcel Duchamp se marie avec Lydie Levassor à Paris et ils se séparent quelques mois plus tard le 25 janvier 1928. Ce mariage reste une surprise voir une énigme tant cela semble incongru pour un Marcel Duchamp qui aspirait tellement à une liberté farouche. Dans un livre que Lydie écrit à l’occasion de la première exposition Duchamp en France au centre Pompidou, elle raconte une partie de leur intimité avec des évocations précises de la pensée de Marcel. [32]

« Un détail d’ordre intime m’amusa beaucoup. C’est le soin avec lequel il guettait sur son corps très soigneusement épaulé, l’apparition du moindre duvet pour le faire instantanément disparaitre. Il avait une horreur presque maladive de tout poil. Outre qu’il trouvait ça laid et sale, cela, disait-il, est un trop grossier rappel du fait que l’homme, après tout, n’est qu’un animal peu évolué. Pour un peu, il se serait rasé la tête, comme les Russes le font l:’été mais il reconnaissait que ce n’était pas seyant. Il avait apprécié que mes cheveux soient coupés extrêmement courts et, finalement, m’invité à suivre son exemple et à procéder à une épilation totale. Pourquoi pas si cela lui faisait plaisir ? »  (p. 71)

« Mais, Marcel (…), tu es peintre, tu as voyagé, tu connais les musées.
— Non. Ce qui a été fait ne m’intéresse pas. C’est fait. Terminé, n’est-ce pas ? Moi, je vis au XXème siècle et je veux ou, plutôt, je voulais faire une peinture dure de mon époque.
— Soit, je comprend bien, mais est-ce une raison pour ignorer le passé, l’histoire de l’art, les différentes écoles et tout ça ?
— Taratata… C’est l’affaire des critiques, des historiens, des amateurs mais pas de l’artiste. Ce qui compte, vois-tu, c’est de créer, de créer tout seul, avec ses couilles, et qu’on sente ce qu’on veut exprimer. Le reste, foutaises…
Il n’était pas facile de faire parler Marcel lorsqu’il ne le voulait pas ou que cela ne l’intéressait pas. » (p 85)

« À l'entracte, les spectateurs restèrent assis de crainte de perdre leur place, celles-ci n'étant pas numérotées, mais beaucoup d'hommes pressés par un besoin urgent allèrent au plus près dans les vomitoirs et vider leur vessie, transformant l'antique théâtre en une immense pissotière pour la plus grande joie de Marcel ! Je me hasardais à lui faire remarquer le côté romantique, Hugolesque de l'opposition de fait entre l'action du spectacle = beauté et la souillure qui suit. Non, me dit Marcel, je ne vois pas cela comme ça. Libre à toi d'y voir un côté romantique si c'est ainsi que tu le sens. Quelqu'un de plus positif dirait qu'on aurait dû prévoir des pissoirs en quantité suffisante. Pour moi, j'y vois tout autre chose : d'un côté, une poignée d'artistes sincères qui se sont décarcassés pour donner le meilleur d’eux même et provoquer une émotion aux spectateurs, lequel pour les remercier, leur pisse dessus. C'est cela le public. Il juge, et c'est son jugement qui fait la côte. C'est lui qui interprète l'interprète. Une œuvre n'a de valeur que celle du critique qualifié, qui apprécie selon ses propres critères plus ou moins justifiés. » (p 102)

« Tout en lui est double et cela sans hypocrisie, ni fausseté. C'est un jeu continuel d'équilibre. Il a toujours deux plateaux comme une balance. Un peu plus de ceci, un peu moins de cela. Vois-tu, lorsque je suis seul avec lui, j'ai un être merveilleux près de moi. Il m'apprend à penser par moi-même et m’élève intellectuellement. C'est un enchantement perpétuel. Il est gai, plein d'humour et aussi affectueux, attentif. À certains moments, j'ai l'impression de compter dans sa vie et que ma présence aussi lui apporte quelque chose. Mais, dès qu'il voit ses amis, il devient tout autre. (p 141)

Maria Martins dans son atelier /  "This is for Maria", Marcel Duchamp, 1946


MARIA. Au milieu des années 40, Marcel Duchamp et Maria Martins, artiste-sculptrice et femme d’un diplomate argentin, échangent des lettres dans lesquelles Marcel se révèle amoureux peut-être bien plus qu’avec toute autre femme qu’il ait jamais rencontré. Maria Martins est le modèle à partir duquel il échafaude le mannequin d’Etant donnés…

« 1946. (…) Malgré tout ce que vous vous dites, j'aime bien être seul ici dans le studio. Cette solitude n'est, en fait, qu'une manière de rentrer dans ma propre individualité et elle me donne une illusion de liberté entre quatre murs. Mais il y a assez de place pour deux si tu veux ne faire qu'un avec ma liberté, et une plus grande liberté encore en résultera, car la tienne protégera et favorisera la mienne, et la mienne la tienne, je l'espère. (…)
(…) Il est également essentiel que notre(nos) individualité(s) soit toujours en harmonie, et que nous évitions les échanges mondains de l'antagonisme conjugal (pas du tout nécessaire). (…)
(…) Ne t'alarme pas trop, ma petite, car tu te dois d'être heureuse dans ta vie - j'aimerais tellement me dire que ton travail te remplit de joie tous les jours, même quand tu n'en es pas satisfaite : il est impératif de chasser toute interférence extérieure et d'agir de l'intérieur vers l'extérieur - je suis en toi et tu n'as qu'à me pétrir pour nous rendre heureux. (…) »

 Lettre à Maria Martins
http://www.golob-gm.si/32-Marcel-Duchamp-s-letters-to-Maria-Martins.htm (Lu jusqu’à 6 oct 1949).


« J’ai remarqué, dit-il, dans vos toiles de ces années 1910-1912 comme une sorte d’acharnement vis-à-vis des femmes : elles sont toujours désarticulées ou déchiquetées. » Et plus loin : « À 25 ans, on vous appelait déjà “le célibataire”. Vous aviez une attitude antiféministe bien établie. – Non, répond Duchamp, anti-mariage mais pas anti-féministe. Au contraire, j’étais normal au plus haut degré ! En fait, j’avais des idées anti-sociales. »

Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Somogy, 1995, p. 38
(première édition : Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967).

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[18] Voir Marc VAYER, « Tout Etant donnés… », sur le site web CentenaireDuchamp.
    https://centenaireduchamp.blogspot.com/2018/01/8-tout-etant-donne_5.html


[19] Parret, H. (2000). Le corps selon Duchamp. Protée, 28(3), 88–100. https://doi.org/10.7202/030608ar

[20] Franklin, catalogue exposition « fétichisme » Galerie Thaddaeus Ropac 2021-2022

[21] Franklin, déjà cité

[22] Cité par Lawrence D. Steefel, The Position of Duchamp's Glass in the Development of his Art (New York: Garland Publishing, 1977), 138, 228.

[23] Franklin, déjà cité

[24]  Franklin, déjà cité

[25] Voir l’article « Rrose Sélavy démasquée, blog centenaire Duchamp,
    https://centenaireduchamp.blogspot.com/2016/08/4-rrose-selavy-remise-lendroit.html

[26] Je ne crois pas à la peinture en soi – Tout tableau est fait non pas par le peintre mais par ceux qui le regardent et lui accordent leurs faveurs ; en d’autres termes il n’existe pas de peintre qui se connaisse lui même ou sache ce qu’il fait – il n’y a aucun signe extérieur qui explique pourquoi un Fra Angelico et un Leonardo sont également « reconnus ». Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d’excellents commis-voyageurs mais rien n’est garanti pour l’immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d’ailleurs à changer encore d’avis tous les 50 ans.Marcel DUCHAMP, Lettre à Jean CROTTI, style télégraphique pour correspondance en retard. 210 WEST 14TH STREET NEW YORK 11, N.Y. 17 AOÛT 1952


[27] Jean Clair se dit d’accord avec Schwartz pour insister sur l’hermaphrodisme comme thème essentiel de l’œuvre de Duchamp. « Le modèle vient des géométries non euclidiennes [...] La transsexualité chez Duchamp – son jeu sur le travesti, qui va de Rrose Sélavy jusqu’au (de façon mineure mais aussi significative) Couple de tabliers (des manchons qui peuvent se retourner comme des doigts de gant) –, est une sorte d’expérience ontologique naïve d’une idéalité mathématique où s’abolit la différenciation sexuelle. » (Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Paris, Gallimard, 2000, p. 168).

[28] Si le terme travesti a été le premier utilisé pour désigner des minorités de genre, il apparait aujourd’hui totalement désuet. Le travestissement est le fait de s’approprier des vêtements et des attitudes associées à un autre genre que le sien. Il peut être une pratique intime et quotidienne ou liée à un spectacle. Il est absolument légitime en soi. Les personnes transgenres changent effectivement souvent de garde robe avec leur transition, mais il s’agit pour elles de s’approprier des vêtements qui correspondent justement à leur genre. La confusion entre les deux concepts est courante mais tend à nier le fait que les personnes trans vivent une identité de genre minoritaire et que les personnes travesties pratiquent le travestissement, indépendamment de leur identité.
     (…) Transgenre : il ne s’agit pas en fait de changer de genre, de passer d’un genre féminin à un genre masculin ou d’un genre masculin à un genre féminin, il s’agit surtout de réaliser quelque chose qui était toujours là mais qui était caché. En définitive, une personne trans se sent effectivement d’un genre donné, parce qu’elle est dudit genre et c’est cela qu’il vaut mieux verbaliser : un homme trans est un homme. Lexie, Une histoire de genre marabout 2021 p 54 et p 36

[29]  Franklin, déjà cité

[30] « Le fétichisme amoureux a une tendance à détacher complètement, à isoler de tout ce qui l’entoure l’objet de son culte cet quand cet objet est une partie d’une personne vive, le fétichisme essaye de faire de cette partie un tout indépendant. La nécessité de fixer par un mot qui serve de signe ces petites nuances fuyantes du sentiment nous fait adopter le terme d’abstraction. Le fétichisme amoureux a une tendance à l’abstraction. Par là il s’oppose à l’amour normal, qui s’adresse à la totalité de la personne. »P103 Alfred Binet le fétichisme dans l’amour. Petite Bibliothèque payot 2001.
 

[31] « Tête-paysage de genre « allégorique », cet assemblage composite, mi-dessin mi-objet, enfermé en effet dans un cadre/boîte-reliquaire, s’inscrit dans la lignée des « inventions bizarres » auxquelles s’adonne Duchamp : jeux optiques et sémantiques, multiplicité de sens. Il a toute sa portée à cette date : derrière le voile de son déguisement (l’allégorie historico-géographique), il témoigne de l’avancée secrète des réflexions de Duchamp depuis Le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires) de 1923, sa dernière grande réalisation, dont il développe ici certains thèmes. Thème de la fenêtre (explicitée dans la revue VVV ) déjà matérialisée dans Fresh Widow, 1920, La Bagarre d’Austerlitz , 1921, et la Porte de Gradiva, 1937 –, qui aboutira à la grande installation d’Étant donnés, qu’il commence à élaborer en 1946 : Allégorie de genre est une fenêtre « voilée » par une gaze, matière impalpable soumise à toutes les imprégnations de « teintures », dont les modulations font le paysage « peint ». Thème de l’« à peu près », du « toujours possible » : une topographie en relief, fluctuante, est proposée, relevant de l’imaginaire cosmique, de cette quatrième dimension que Duchamp tenta d’exprimer au niveau supérieur (« paysage ») du Grand Verre. Thème, central, du gaz : les étoiles dorées sont les « paillettes » du gaz (gaze) qui, dans Le Grand Verre, subissait de longues transformations au cours de son voyage initiatique dans les machines désirantes, pour finir par s’émanciper dans l’univers quadridimensionnel de la Mariée et devenir principe alchimique volatil, enfin actif. Allégorie de genre annonce ainsi le retour de la Mariée, avant son assomption mélancolique d’Étant donnés ; son voile de gaze, qui formait, dans La Mariée mise à nu par ses célibataires, la voie lactée couleur chair qui se répandait comme un nuage de gaz en expansion, devient ici le « voile acté » taché de teinture d’iode par le peintre/teinturier qu’est Duchamp. L’œuvre de circonstance aux multiples rébus constituerait ainsi la trace alchimique des noces de la Mariée et du Célibataire, symbole de l’union érotique opérée dans l’espace de la quatrième dimension : une allégorie sarcastique d’une union mortifère ou celle, railleuse, d’une humanité libérée ? » (Site Centre Pompidou. A. de la Beaumelle , « Note sur Allégorie de genre (1943) de Marcel Duchamp », Les Cahiers du Musée national d’art moderne , nº 19-20, juin 1987 , p. 180-185.

[32] Lydie Fischer Sarazin-Levassor, un échec matrimonial, les presses du réel, 2004.