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Les 3 stoppages étalon
 
3 stoppages étalon. Marcel Duchamp 1913
3 stoppages étalon 1913
Boite, Fil, toile, cuir, verre, bois, métal.
Simulacre d’expérience. Marcel Duchamp aurait laissé tomber sur des panneaux peints en bleu de Prusse, depuis une hauteur d’un mètre, trois fils d’un mètre chacun. Ensuite, trois règles en bois ont été réalisées d’après le dessin formé par ces fils. Le tout est installé dans une boîte.





Créé en 1913, cette production de Marcel Duchamp a tout d’un OVNI artistique. Pourquoi de telles formes plastiques créée à l’issu d’un geste de type expérimental ? Pourquoi y-a-t-il ces oppositions entre formes courbes et angles droits ? Quel est ce titre qui fait référence au mètre-étalon et à la géométrie ?

• Petit 1 : Dans le texte LE RIRE de Bergson (1910), de très nombreux passages opposent le mécanique au vivant, ce que Marcel Duchamp va mettre en image dans une opposition entre géométrique et souple.

« Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. »

« Changement continu d’aspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d’une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. Prenons-en le contre-pied : nous aurons trois procédés que nous appellerons, si vous voulez, la répétition, l’inversion et l’interférence des séries. »

« Ce qu’il y a de risible […] c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne »

« Le raide, le tout fait, le mécanique, par opposition au souple, au continuellement changeant, au vivant, la distraction par opposition à l’attention, enfin l’automatique par opposition à l’activité libre, voilà, en somme, ce que le rire souligne et voudrait corriger. »
• Petit 2 : Dans le langage que Marcel Duchamp invente — le « nominalisme » — et utilise dans l’ensemble de ses productions pour évoquer la création artistique et les processus de création-refus-réhabilitation, l’image du « fil » évoque toujours « l’œuvre d’art ». Par extension, d’ailleurs, lorsqu’il utilise ou représente de la toile, filet, étoffe, tissu, gaze, cuir, ficelle, grillage, corde, c’est toujours pour évoquer « l’œuvre d’art ». On a déjà vu dans un précédent chapître, que l’« Eau de voilette » était de « l’essence de chef d’œuvre ». On peut poursuivre en disant qu’à chaque fois que Marcel Duchamp utilise l’image d’une toile d’araignée, il évoque sa propre œuvre.

• Petit 3 : Duchamp parle d’unité de longueur dans les notes de la boite verte. Il est le symbole même du critère conventionnel et de la règle.

• Petit 4 : Il devient alors très difficile de se contenter de dire que « 3 stoppages étalon » est une simple production artistique basée sur une procédure liée au hasard, comme l’affirment la plupart des commentaires sur cette production, comme dans l’exemple ci-dessous :

« Les "3 stoppages-étalon" occupent à cet égard la position d'œuvre manifeste., dont l'humour conjure néanmoins toute dimension programmatique. Il s'agit d'une boite de jeu de croquet refermant trois plaques de verre sur lesquelles sont collés trois fils. Chacun de ces fils décrit une ligne courbe différente obtenue par Duchamp en laissant tomber sur une toile, d'une ahurir de un mètre et à trois reprises, un fil d'un mètre. Ces trois stoppages-étalon sont accompagnés de leurs règles à tracer épousant la forme des fils tels qu'ils sont tombés. Duchamp signe ici sa déclaration d'indépendance et l'enferme dans une boîte de "hasard en conserve ». » [Comprendre Duchamp - Marie-Mathilde Burdeau - éditions Max Milo coll. essai graphique 2014]
ou comme dans l’exemple ci-dessous :
Duchamp Marcel, quincaillerie. Benoist Preteseille. Editions Atrabile 2016.

Les "3 stoppages étalon" une production de Marcel Duchamp qui débute en 1913 mais qui se déploie et se transforme jusqu'en 1953.

croquis-diagramme Marc Vayer

Si on voit dans « 3 stoppages étalon » bien autre chose que le résultat d’une opération liée au hasard, c’est pour le formuler de la façon suivante :
La création artistique est toujours vue par Duchamp comme un dépassement des canons esthétiques et des règles ; il traduit cela, en s’appuyant sur les démonstration de Bergson dans LE RIRE, comme comme un assouplissement par rapport à la géométrie du monde réel. Le mètre-étalon des stoppages représente la réalité prosaïque, auquel s’oppose le souple de la création artistique. La création artistique est représentée comme souplesse. C’est l’alternative à la trivialité du monde réel, représenté comme raide et géométrique, évoqué par le mètre-étalon.
Les « 3 stoppages » comme série évoque quand à elle la transgression des règles académiques qui deviennent elle-même des règles, transgressées à leur tour. L’assouplissement devient une ligne droite, une règle qui contient elle-même la forme d’un assoupissement à venir.
Marcel Duchamp souvent fait référence à Courbet dont le « réalisme », avec Manet, avait transgressé les règles académiques de l’art dit « Pompier » sous la troisième République. On connait la suite où les impressionnistes bousculent la règle réaliste, ou les fauves et les cubistes transgressent les règles impressionnistes, and so on… avec les abstraits lyriques ou non, le pop art, l’art minimal, etc. [voir citation de Pierre Bourdieu en fin d’article]

Comme l’écrit Alain Boton : « La soi-disant expérience des stoppages-étalon de Duchamp décrit donc bien la création artistique. En conservant son ambivalence  : de la part des artistes elle peut être vécue comme une mystique, une recherche extatique, une sortie vers des régions où ne dominent ni le temps ni l’espace et pourtant elle nourrit un processus mécanique de transgression entièrement motivé par la vanité des regardeurs. » [Alain Boton THE LARGE GLASS DEFINITLY EXPLAINED]

« De la même façon, Manet a mis en question le cadre artistique, par exemple le rapport entre le temps de travail et la valeur. J'y ai fait allusion tout à l'heure en évoquant la question du « fini », au sens de « c'est une oeuvre bien finie ». Le fini le léché le poli, etc., était ce à quoi on reconnaissait l'oeuvre d'art. Beaucoup de gens ont remarqué que les esquisses de Couture, le maître de Manet, étaient beaucoup plus belles, du point de vue de leurs canons, que les tableaux qu'il avait finis. Ce jugement fait beaucoup réfléchir sur l'homo academicus : quand Je travaille, je me demande toujours si je ne mets pas un peu trop de « fini » dans ce que je fais. Les peintres pompiers étaient des finisseurs, le fini leur prenant beaucoup de temps : s'ils faisaient un tableau sur le régiment du 125e Dragons, ils s'interrogeaient sur la forme des boutons, faisaient des recherches historiques, etc. D'ailleurs, ils étaient jugés sur la véracité historique de leurs oeuvres et étalent des quasi-historiens.
La recherche documentaire du point de vue de l'investissement en temps de travail était quelque chose d'effrayant.
Or voilà qu'arrivent les Impressionnistes qui introduisent un mode de production tel que l'on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur - valeur travail, valeur d'usage, valeur d'échange - qui est l'objet de grandes discussions et d'interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. Comment cela se fait-il ? Tout cela est mis en question : l'artiste, la définition de l'artiste, la biographie de l'artiste, etc. Les impressionnistes changent tout, le contexte d'exposition, le lieu d'expositi0n, le discours à propos de l'art. Ils font, en particulier, des œuvres à propos desquelles il n'y a plus rien d'historique à dire, et donc plus rien à dire - qu'est-ce que vous pouvez dire sur Les Meules (1890-1891) de Monet ? Même dans la peinture d'histoire comme L'Exécution de Maximilien, l'objet n’est plus l'histoire, il faut investir un autre type de culture, de compétence. Peu à peu, de proche en proche, tout est changé et c’est pourquoi cela suscite des résistances très violentes de la part des critiques, parce qu'ils perdent leur job, leurs compétences antérieures ne leur servant plus : ils font dépérir tout un mode de production. C'est pourquoi on ne peut pas étudier l’œuvre en elle-même et pour elle-même : il faut l'étudier comme un « fait social total », c'est-à-dire comme contenant tout ce qu'on considère comme externe et qui en fait pourtant partie ; il faut abolir cette frontière entre l'interne et l'externe, qui est une frontière sacrée, et cesser de mépriser, parce qu'il n'y a pas d'autre mot, les analyses externes de l’œuvre d'art. Et j'espère que je contribuerai un petit peu à détruire ce mépris… » MANET une révolution symbolique Pierre Bourdieu Raison d’Agir/Seuil 2013 p 149