[COD] JB. vs MD. ?

 Complément d'Objet Direct
Joseph Beuys vs Marcel Duchamp ?
« La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements, elle est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi » Pablo Picasso
Il faudrait faire l’étude de la critique sur Joseph Beuys, critique des années 1980/90 qui s’est évertuée superficiellement à opposer son action artistique à celle de Marcel Duchamp.
Et pourtant, bien des aspects les rapprochent, les font se compléter, le travail de JB. pouvant être perçu comme un prolongement — avec d’autres moyens — de celui de MD.

Bien entendu, les époques et les personnalités ne sont pas les mêmes. Marcel Duchamp se confronte à la guerre de 14-18 en prenant le parti réfractaire de l’exil, Joseph Beuys est baigné dans la guerre de 39-45, tout jeune aviateur-mitrailleur-blessé.
MD. est tout en retenue, il prend les choses avec recul, sa parole est pondérée, elle est « d’or », il semble se mettre en retrait, il travaille dans le calme d’une cellule-atelier, c’est un maître artisan aux gestes mesurés et précis, sa critique sociale, permanente, est synthétique. JB. — tout au contraire — est tout en gestes et en paroles cascadantes, il plonge dans la mélée des contreverses, il interagit en direct avec autrui, l’espace public est son atelier, sa critique sociale est frontale et immédiatement agissante.
Cette opposition de « styles » ne doit pas masquer, recouvrir tout ce qui cependant rassemble Joseph Beuys et Marcel Duchamp. Il faut dire que Joseph Beuys ne nous a pas aidé à le rapprocher de Marcel Duchamp au sens où il a joué lui-même avec une éventuelle opposition, en produisant la performance « Le silence de Marcel Duchamp est surestimé ».

Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet. Joseph Beuys. 1964.
Beuys avait, en 1964, intitulé une action « Das Schweigen von Marcel Duchamp wird überbewertet » (Le Silence de Marcel Duchamp est surestimé). JB. semblait ainsi désapprouver l’attitude de MD. sur la fin de sa vie (Marcel Duchamp est décédé en 1968) et dont il n’avait peut-être pas perçu la continuité subversive. Il semblait réprouver une espèce de dandysme démobilisateur chez MD. et « n’imaginait pas pour son compte l'art comme autre chose qu'un geste joint à la parole – qu'il avait facile – dans le but de convertir, de convaincre et de réformer. » (Universalis). Lors de cette action, Joseph Beuys portait son célèbre uniforme d’artiste : jeans, veste et chapeau en feutre. Il a utilisé sa peinture Braunkreuz mélangée à du chocolat pour inscrire sur une plaque, en allemand : « Le silence de Marcel Duchamp est surestimé ». L’action, diffusée en direct à la télévision allemande, était donc une critique de la décision de Duchamp de se retirer du monde de l’art et de se consacrer aux échecs. Selon Beuys, Duchamp a ainsi esquivé sa responsabilité d’artiste de s’engager sur le plan social et politique.
« (…) La substance inhabituelle du chocolat est utilisée par Joseph Beuys essentiellement de manière métaphorique. Lors de sa performance de décembre 1964, le chocolat renvoie à la semence gaspillée dans le Grand Verre. Cela fait de la masturbation une métonymie du mode de production artistique autoréférentielle de Duchamp. La prestation de Beuys est ainsi à la fois un hommage (pour avoir proposé au spectateur une nouvelle manière de réagir qui ne soit pas avant tout sensorielle ou esthétique) et une condamnation (Duchamp n’a pas transmuté des actions humaines élémentaires en un art étendu au social et au spirituel). » (Marc Décimo)
Mais Joseph Beuys ne savait pas, en 1964, que Marcel Duchamp travaillait depuis quinze années, dans le plus grand secret, à l’élaboration de l’œuvre intitulée « Etant donnés… » qui sera volontairement révélée posthumement, en 1969.
La confrontation répulsive au marché de l’art est un de leurs traits communs. Chacun d’entre eux, avec les moyens de son époque, a combattu l’idée même du marché de l’art comme une machine sociale qui broie les artistes, qui ne les respectent plus en tant que créateurs. En 1912, Marcel Duchamp sort de la pratique qui consiste à essayer de vendre ses œuvres, donne ensuite la plupart de ses productions quand il ne les garde pas pour lui-même. Il reproduit ses productions en modèle réduit regroupées dans des valises/musée, et, à la fin de sa vie, expose et vend uniquement quelques copies de ses readymades. Joseph Beuys vilipende le marché de l’art comme une des composante de la marchandisation capitaliste et fonde sa notoriété sur des performances/happenings médiatisées.

Les rapports sociaux comme grande trame de l’activité artistique est un autre de leurs traits communs. MD. avait mis en évidence la notion de spectateur comme co-fondateur, à l’ère moderne, de la valeur artistique, — un agent fécondant en somme. JB. étant la notion d’art au champ social entier et, ce faisant, présuppose que toute activité sociale devient potentiellement une activité artistique ; les spectateurs n’existent plus, ils deviennent des acteurs de la création artistique.

Les mécanismes créatifs et leur explication est une autre préoccupation partagée par MD. et JB. Joseph Beuys ne cesse d’expliciter, intervention après intervention, conférence après conférence — avec diagrammes — ce qu’il entend par création artistique, sculpture, art et société. Marcel Duchamp, lui, synthétise le processus créatif dans un diagramme/totem (Le Grand verre) et dans une célèbre conférence : « Le processus créatif ».

Diagramme du "Grand verre". Marcel Duchamp, 1965.

Diagrammes, School of the Art Institute of Chicago, Joseph Beuys, 1974.

Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus emblématique du commun aux deux artistes, Marcel Duchamp est l’initiateur de l’introduction du mouvement comme un des signes plastiques de la création artistique, du signe du mouvement dans « moulin à café » aux « rotoreliefs » cinétiques. Joseph Beuys lui, fait du mouvement l’élément conceptuel majeur de la création artistique, ce qu’il appelle la sculpture, une scuplture contemporaine qui intègre les échanges sociaux, le mouvement comme moment même de ces échanges.

Moulin à café. Marcel Duchamp, 1911.





Pour finir, l’écart apparent entre le « shamanisme néo-christique » de Joseph Beuys et la « distance ironique » de Marcel Duchamp ne doit pas faire oublier leur référence commune à Nietzsche. Chacun des deux estime, comme Nietzsche, qu’on doit pouvoir faire vivre l’individualité au plus haut, au plus fort, en dehors de la transcendance platonicienne et chrétienne, au fondement même de l’activité artistique.