[COD] De la méthode 1/2

 Complément d'Objet Direct
De la méthode 1/2

Toute personne qui se confronte à une tentative d'éclaircissement à propos du travail de Marcel Duchamp se heurte à une grande dispersion des informations, à de nombreux récits de compagnonnages individuels, à de nombreuses interprétations qui confinent parfois au délire, au sentiment d'être face à des groupes, les "duchampiens", les universitaires, les historiens de l'art, les critiques qui semblent naviguer à vue et alimentent souvent l'idée d'un "mystère" Duchamp.
Le terme d'"énigme" associé à Marcel Duchamp est devenue une excuse. C''est devenu une solution facile pour dire qu’on n’y comprend rien à MD. et à sa production. Se retrancher derrière le "mystère" Duchamp permet de s'exonérer d'une recherche poussée, ou de l'utilisation d'outils trop conventionnels de recherche ou à l’emprisonnement de routines intellectuelles et/ou universitaires qui ne permettent pas d’avancer beaucoup. L'évocation d'une énigme Duchamp permet également à beaucoup de valoriser des obsessions personnelles et de se servir de MD. comme alibi, quand ce n’est pas pour évoquer le fait « qu’on croit savoir » mais qu'on n'en dira pas plus.

"Libre arbitre = âne de Buridan (développer)". Note de 1912, dans la "Boite Verte" (1934).

Le paradoxe de l’âne de Buridan est la légende selon laquelle un âne est mort de faim entre deux picotins d'avoine (ou entre un seau contenant de l'avoine et un seau contenant de l'eau) faute de choisir. On ne peut, à proprement parler, faire de ce cas de figure un paradoxe logique ; Il s'agit plutôt d'un cas d'école de dilemme poussé à l'absurde.

C’est tout le contraire que j'essaye de faire, et ça me place dans une position d'enquêteur qui demande un travail sur un temps long, heureusement déjà débroussaillé largement par des gens comme Herbert Molderings, Georges Didi-Hubermann, Jean-Marc Bourdeau, Alain Boton. Tous nous semblons partager la même intuition que Marcel Duchamp, loin d'être éclaté, peu productif et balloté dans les courants artistiques du XXème siècle a été, bien au contraire, synthétique, travailleur acharné et a maîtrisé bien plus qu'on veut bien le penser sa destinée et sa postérité artistique.

En résumé : Marcel Duchamp décide de laisser tomber la peinture comme moyen créatif, imagine une autre façon de réaliser des objets d’art par l’intermédiaire de sa conception-réalisation du « Grand verre », tout au long de huit années pendant lesquelles de manière associée, il invente et décline le principe de readymade. Il imagine, il invente des formulations textuelles et plastiques pour sa pensée qui devient un système, puis ne cesse de décliner cette pensée par métaphore, par métonymie et par auto-citations. Il veille, parallèlement, à ce que ses productions — pourtant la plupart du temps inconnues du public, presque jamais montrée, achetée-échangée dans un très petit cercles d’ami·e·s — soient rassemblées, dans un premier temps par l’intermédiaire de modèles réduits dans une valise-musée, puis en vrai, dans le musée d’art moderne de Philadelphie. Marcel Duchamp a mis beaucoup d’attention, à vrai dire tout son temps et toute son énergie à la mise en œuvre de ce processus. Why ?

Il s’agissait pour lui — après qu’il ait découvert par l'expérience personnelle (voir dans ce site « l'automate et la spirale ») le phénomène sociologique d’accession des objets d’art au statut d’œuvre d’art à l’époque moderne — de dévoiler ce processus et, par expérience, de l'affronter et le contredire pour lui-même.
Comme tout bon dévoilement, tout est d’abord caché, puis tout se découvre lentement, par parties. J’émets, par hypothèse, que la métaphore sexualisante et érotique sans cesse utilisée par Marcel Duchamp prend tout son sens ici.
Dans ce processus de lent dévoilement du « caché » vers le « montré », MD. use de métaphores [*], de métonymies et de synecdotes visuelles récurrentes, principalement l’érotisme, le machinisme et le changement d’état inframince. Toutes les formes de l’érotisme sont convoquées comme métaphore du dévoilement du système artiste-création-postérité, le machinisme fonctionne comme métaphore de l’enchaînement logique des phases de l’accession des objets d’art au statut d’œuvres d’art reconnues, le changement d’état inframince est utilisé comme métaphore du changement permanent, de l’incertitude constante du statut des choses. Marcel Duchamp ne cessera de décliner ces métaphores en produisant des objets et des installations métonymiques de sa pensée de base.

[*] Une métaphore, c’est mettre quelque chose à la place de quelque chose d’autre. C’est  montrer "ça" et  dire quelque chose d’autre que ce qui est montré.

"Le possible impliquant le devenir — le passage de l'un à l'autre a lieu dans l'inframince".
Note dans la "Boite Verte" (1934).
Dans ces articles sur le site "Centenaire du Grand Verre", j'essaye de montrer que sous l'apparent désordre des productions de Marcel Duchamp se cache une logique en fait assez simple une fois qu'elle a été décryptée et que Marcel Duchamp n'a cessé de déployer cette logique avec des moyens sans cesse différents.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la formidable polysémie du travail de MD., les intrications qu’il semble difficile de démêler entre ses réflexions, la manière dont il mène le cours de sa vie, ses jeux avec les mots, ses productions à chaque fois différentes, les événements auxquels il participe et — aussi important, auxquels il ne participe pas.
Car Marcel Duchamp possédait sans doute ce qui est donné à très peu de personnes, la capacité de maîtrise des grandes options intellectuelles aux petits événements de la vie quotidienne, la volonté appliquée en somme, Pour lui, il s’agit d’une lutte permanente de l’immanence contre la transcendance.
Sa pensée et son discours ? Je la formule ici trivialement et très synthétiquement [je mets ces mots dans la bouche de MD.] :
« Puisque l’accession au statut d’œuvre d’art des productions d’un artiste semble devoir désormais totalement lui échapper, dans cette ère moderne, je vais essayer, en m’extrayant du système actuel, de fabriquer mon propre système de références et d’imposer, dans le champ de l’art, mon propre statut à la puissance des normes sociales en vigueur ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de Dieu — je suis moi-même, seul, le « maitre des horloges », le temps, le hasard, je gère, je ne fais jamais référence à la religion ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de guerre — je déserte, je m’exile, je fuis la matérialité de ces guerres du XXème ».
« Dans ce nouveau système, il n’y a plus de spéculation, de marché — je vis de peu, ascète, je ne produis pas pour vendre ».
« Et à ce « nouveau Monde » intérieur devrait pouvoir correspondre une nouvelle façon de représenter le réel — le mouvement, le hasard, la 4ème dimension, le surréalisme, … ».
« Au bout du compte, j’aurais réussi à montrer que l’artiste est en fait le plus fort. C’est l’immanence de l’acte créatif — la création sincère — qui l’emportera sur la transcendance déïste de la société — la religion, le marché, l’amour normés comme croyances ».

[COD] De la méthode 2/2

 Complément d'Objet Direct
De la méthode 2/2

Marcel Duchamp use donc de métaphores [*], de métonymies et de synecdotes visuelles récurrentes.
Métaphore pour métaphore, voici celle de l'enquêteur dans la série Mathunt. Une transposition dans le travail d'enquête sur le travail de Marcel Duchamp, et peut-être que les enjeux de la méthode deviennent plus clairs.
De 1978 à 1995, Celui qui était appelé UNABOM (« UNiversity and Airline BOMber ») s'engage dans une campagne d'envoi de colis piégés de manière artisanale à diverses personnes construisant ou défendant la société technologique. Cette campagne d'attentats a duré dix-huit ans, faisant trois morts et 23 blessés avec 16 bombes envoyées.
Série de Andrew Sodroski (2017). Sam Worthington dans le rôle de Jim Fitzerald, Paul Bettany dans le rôle de Ted Kascynski.
La série raconte que Jim Fitzerald, un agent du FBI recherche des moyens pour profiler et trouver UNABOM, jamais démasqué depuis 18 années. Jim Fitzerald, par intuition, se met à effectuer des recherches de linguistique comparée à partir d’un « manifeste » que Theodore Kaczynski, le vrai nom d’Unabomb, a fait publier dans les journaux. Librement dérivée de la réalité, le scénario nous fait partager les doutes, les revers et la logique de construction d’une méthode analytique singulière et inventée au cœur d’un processus expérimental de recherche.



Et voici une transposition dans le domaine de l’étude sur Marcel Duchamp. L'identité des enjeux de la méthode me semble spectaculaire.
— [Celui qui cherche la logique chez Duchamp] C’est un message, un message caché. Ça symbolise quoi ? Ça représente quoi ? Que cherchez-vous à nous dire MD. ?  Qu’asseyez-vous de me dire ?  INFRAMINCE ! Qu’esseyez-vous de me dire MD. ?

— [Celui qui cherche la logique chez Duchamp, aux historiens de l’art réunis dans un colloque] Toutes vos études reposent sur l’hypothèse que Marcel Duchamp était un artiste plutôt dadaïste que la guerre 14-18 a fait fuir à New-York, qu’il a ciblé l’art de son temps et l’a dynamité  par rancune personnelle, c’est ça ?
— [Les érudits historiens de l’art] exact.
— [Celui qui cherche la logique chez Duchamp] Bien, réfléchissons aux readymades. Il ne les vend pas, ne les expose pas vraiment, il ne peut pas réellement s’appuyer sur leur existence publique, il ne satisfait pas sa vanité artistique. Mais ça ne l’empêche pas de continuer. Pourquoi ? Parce que ce ne sont pas des œuvres d’art. Non, ce sont des objets représentatifs. Le jury qui statuait sur « Fountain » représentait un symbole, au même titre que toutes les cibles qu’a pu prendre FC.
— [Les historiens de l’art] On a épuisé toutes les ressources de l’analyse, de l’histoire de l’art. Ces readymades, ces productions sont choisies au hasard et il n’existe aucun lien entre elles.
— [Celui qui cherche la logique chez Duchamp] Très bien. Alors il met je ne sais pas combien d’années à confectionner, huit années, une œuvre hyper sophistiquée, le Grand Verre et, simultanément, il produit des readymades au hasard de son inspiration ironique et loufoque. Je ne crois pas que ce soit un pur hasard que les différents readymades soient si dissemblables, et je ne crois pas non plus qu’il cite au hasard l’inframince, la postérité, la mariée, l’underground. On conclut au hasard parce qu’on ne sait pas comment les relier. On ne peut pas PARCE QU’ON NE CONNAIT PAS SES CODES ! Et si on ne connait pas ses codes c'est parce qu’on suppose toujours que c’est un artiste vaguement déchu qui est devenu joueur d’échecs, alors qu’il se joue de nous depuis le début.
— [Les historiens de l’art] Nous avons des preuves solides qui confirment qu’il est bien un artiste. Venez voir. Des modèles réduits de la plupart de ses productions réunies dans une valise. C’est un expert en moulage et façonnage de matériaux divers. Et là, regardez ces copies de Fountain de 1966, c’est un copier-coller de la pièce de 1917.
— [Celui qui cherche la logique chez Duchamp] Ça y ressemble si on veut confirmer l’hypothèse que c’est un artiste plasticien, mais si on le regarde objectivement, ce n’est qu’un urinoir. Ça ne vous a pas effleuré que s’il vous échappe depuis près de 100 ans, c’est parce que vous le sous-estimez. C’est un esprit supérieur qui œuvre ici et en plus il a une philosophie forte qui soutend toutes ses actions. Si on comprend sa philosophie, on comprend l’homme et on déchiffre le code, mais pas avec les lieux communs habituels. Il faut repartir de zéro, jetez ça et repartez de zéro.
— [Les historiens de l’art à Celui-celle qui cherche la logique chez Duchamp] Mon ami·e, vous nous brisez le cœur, vous faites parti d’un orchestre de calibre international, avec beaucoup d’instruments, de virtuoses, vous êtes là parmi tous les musiciens. Nous pointons notre baguette vers vous et nous vous disons : c’est à vous. Allez-y, c’est le moment de votre solo. Levez-vous, mettez-y tout votre cœur, que le monde entier vous entende. Mais vous devez jouer la partition que nous vous avons donnée parce que même si vous êtes le petit génie du siècle, mais que vous ne vous accordez pas avec les membres de l’orchestre, nous devrons vous ignorer.

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Transcription de l'extrait de l’épisode 1 de la série Manhunt : Unabomber (2017)
"— C’est un message, un message caché. Ça symbolise quoi ? Ça représente quoi ? Que charchez-vous à nous dire FC ?  Qu’asseyez-vous de me dire ?  PAPA C’EST MOI ! Qu’asseyez-vous de me dire FC ?

— Tout votre profil, il repose sur l’hypothèse que FC était un des mécanos qu’United Airlines a renvoyé à Cincinati, qu’il a ciblé le vol 444 d’American Airlines et Gilles Muray le président d’United pour rancune personnelle, c’est ça ?
— exact.
— Bien, réfléchissons au colis piégé. Il ne les voit pas, ne les entend pas, il ne peut pas visiter le site ou bien voir les corps, il ne satisfait pas son désir de vengeance. Mais ça ne l’empêche pas de continuer. Pourquoi ? Parce que ce ne sont pas des cibles personnalisées. Non, ce sont des cibles représentatives. Gilles Muray représentait un symbole, au même titre que toutes les cibles qu’a pu prendre FC.
— On a épuisé toutes les ressources de la victimologie. Ces victimes sont choisies au hasard et il n’existe aucun lien entre elles.
— Très bien. Alors il met je ne sais pas combien d’années à confectionner une bombe hyper sophistiquée et il prend des cibles au hasard dans l’annuaire téléphonique. Je ne crois pas que ce soit un pur hasard si ces lettres forment « PAPA C’EST MOI », et je ne crois pas non plus qu’il cible au hasard les avions, les scientifiques, les exploitations forestières, les informaticiens. On conclut au hasard parce qu’on ne sait pas comment les relier. On ne peut pas PARCE QU’ON NE CONNAIT PAS SES CODES !
Et si on ne connait pas ses codes parce qu’on suppose toujours que c’est un mécano furax et pas très malin, alors qu’il se joue de nous depuis le début.
— Nous avons des preuves solides qui confirment qu’il est bien mécano. Venez voir. Des batteries soudées en série dans un boitier métallique comme dans les boitier s d’alimentation des avions. C’est un expert en moulage et façonnage d’aluminium. Et là, regardez, l’interrupteur qu’il a mis au point, c’est un copier-coller de la pièce qui soutient la queue d’un 747.
— Ça y ressemble si on veut confirmer l’hypothèse que c’est un mécano aérien, mais si on le regarde objectivement, ce n’est qu’un interrupteur. Ça ne vous a pas effleuré que s’il vous échappe depuis 17 ans, c’est parce que vous le sous-estimez. C’est un esprit supérieur qui œuvre ici et en plus il a une philosophie forte qui soutend toutes ses actions. Si on comprend sa philosophie, on comprend l’homme et on déchiffre le code, mais pas avec ça. Il faut repartir de zéro, jetez ça et repartez de zéro.
— Fitz, mon ami, vous me brisez le cœur, vous faites parti d’un orchestre de calibre international, avec beaucoup d’instruments, de virtuoses, vous êtes là parmi tous les musiciens. Je pointe ma baguette vers vous et je vous dis : c’est à vous. Allez-y, c’est le moment de votre solo. Levez-vous, mettez-y tout votre cœur, que le monde entier vous entende. Mais vous devez jouer la partition que je vous ai donnée parce que même si vous êtes le petit génie du siècle, mais que vous ne vous accordez pas avec les membres de l’orchestre, je devrai vous renvoyer chez vous. "

[#0] Ouverture

Marcel Duchamp and nude. 1921. Photo de Man Ray
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Si les hommes parviennent à perdre le respect de la propriété, chacun aura une propriété, de même que tous les esclaves deviennent hommes libres dès qu'ils cessent de respecter en leur maître un maître.
Max Stirner, L'unique et sa propriété, 1884
(...) Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes.
Frida Kalho, dans une lettre à Nickolas Muray du 16 février 1939

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Au travers des articles diffusés sur ce blog, vous allez découvrir des arguments qui vont tenter, par étapes, de mettre en valeur la grande cohérence du travail de Marcel Duchamp.

Vous le constaterez, Marcel Duchamp occupe des positions variées sur l’échiquier de la raison sociale et de la notoriété.
Philosophe, il discours sur la question du désir ; anthropologue, il met à jour les pratiques du monde artistique sur plus d’un demi-siècle ; sociologue,  il mène une expérience en temps réel sur le statut de l’œuvre d’art ; écrivain, il multiplie les jeux avec les mots ; scénographe, il invente la modernité des dispositifs d’expositions collectives ; artisan, il réalise de nombreux assemblages de matériaux avec le plus grand soin ; graphiste, il compose et met en page de nombreuses couvertures de revues ou de catalogues ; conseiller, il assiste les collectionneur-euse-s à l’origine des musées d’art moderne ; artiste, il ne cesse de produire sans se répéter.

Marcel Duchamp est presque toujours présenté par tranche, par segment : M.D. peintre, M.D. dada, M.D. conceptuel, M.D. joueur d’échec, M.D. bricoleur, … Il est rarement évoqué pour l’unité, l’homogénéité de sa pensée pourtant projetée dans l’ensemble de ses productions et de ses actions. Et c’est en partie cette variété même des productions de Marcel Duchamp, son apparente hétérogénéité qui fait obstacle à la compréhension globale du parcours de M.D.

C’est cette cécité des commentaires sur Marcel Duchamp que nous voudrions combattre ici en mettant en plein jour les fils rouges de son travail.

Tout cela passe par une double ambition dans les articles de ce blog :

  1. Rassembler des données totalement éparses, dispersées dans de nombreux ouvrages ou site web (par exemple la liste de tous les readymades [PDF] ou un le corpus le plus complet possible des travaux de M.D. [Flickr])
  2. Montrer que Marcel Duchamp a œuvré toute sa vie autour de ce qu'il appelait la Loi de la pesanteur en procédant, patiemment, à la mise en place d’une expérimentation à l’échelle d’une vie. C’est cela que récusent nombre de critiques et d’historien(ne)s de l’art. Et pourtant…
Il n'est pas aisé de mettre au clair une démarche, un travail, une vie rendus volontairement complexes par Marcel Duchamp lui-même (il a codé son langage textuel et plastique) et par les critiques et historiens de l'art eux-mêmes (beaucoup d'élucubrations et surtout des tentatives d'explications très parcellaires). Le principal écueil à cette nouvelle manière de lire le travail de Marcel Duchamp, c'est la confrontation à un ordre critique figé depuis maintenant la fin des années 1950. A cette époque, le travail de Marcel Duchamp a été réhabilité, est devenu une norme et a été le déclencheur de véritables slogans œcuméniques fossilisés dans le monde de l’art, et repris dans l’ensemble des livres et revues spécialisées ou grand public comme « Ce sont les regardeurs qui font le tableau » ou « Après Duchamp, tout est possible en art » ou « Duchamp est l’inventeur de l’art contemporain », etc.

Marcel Duchamp est depuis un siècle souvent maltraité par la plupart de ceux qui tentent d’éclairer son travail, non pas que ce travail n’ai pas été encensé, mais sur la base de gros malentendus, sans parler de ceux et de celles qui imputent à Marcel Duchamp lui-même,  dans un procès permanent,  les délires de l’art contemporain.
Il nous faut défier, ré-interroger les lieux communs qui se sont accumulés à propos de Marcel Duchamp. En voici un exemplaire récent, dans Nice matin du premier juillet 2017, par Arroyo, artiste accompli, qui avait déjà commis, en 1965, un tableau à charge : « Lorsqu'il s'est installé en France en 1958, c'était pour devenir journaliste. Un marchepied qui, croyait-il, lui permettrait d'accéder à une carrière d'écrivain. S'il avait vingt ans aujourd'hui, Eduardo Arroyo se verrait plutôt en bibliothécaire. Un glissement qui en dit long sur le peu de crédit que l'octogénaire accorde au « monde des arts », dont il affirme même penser « le plus grand mal ». La faute à Marcel Duchamp. Un dictateur de la pensée, selon lui, dont l'influence continue d'affecter, plus d'un siècle après la Roue de bicyclette, les plasticiens contemporains. »

Aillaud, Arroyo, Récalcati. La fin tragique de Marcel Duchamp, 1965

Je vais donc essayer de ne pas faire le malin, comme dirait Pierre Bourdieu dans un de ses premiers cours au Collège de France en 1999 [p. 38 Manet, la révolution symbolique].
« Dans l’histoire de l’art, la tradition iconologique a été créée, et constituée comme telle par un très grand historien de l’art, Erwin Panofsky. Celui-ci a fait une théorie de l’interprétation iconologique qu’il distingue de l’interprétation iconographique. (…) Il a donné une caution théorique à tous les spécialistes de l’histoire de l’art qui, armés de cette référence panofkienne devenue complètement inconsciente — on n’a même plus besoin de dire qu’on fait du Panofsky — font assaut de « ça me fait penser à » . (…) Il y a une tératologie de l’histoire de l’art comme de toutes les disciplines, mais l’histoire de l’art est particulièrement exposée dans la mesure où l’œuvre d’art, du fait de son équivocité, de sa plurivocité, de sa polysémie, etc. peut tout accueillir. (…) On est face à la logique d’un champ où, pour triompher des adversaires, pour faire le malin, pour s’affirmer comme intelligent, comme détenteurs de savoirs rares, etc., on est porté à surinterpréter, sans être soumis au contrôle de la falsification élémentaire. »

Je m'appuierai souvent sur le travail d'Alain Boton qui est le Champollion de Marcel Duchamp, l’inventeur — au sens découvreur — du code Duchamp. [voir l’article « Rendre grâce à A.B.]


L’enjeu est très grand pour ce nouveau regard sur le travail de Marcel Duchamp car il s’agit (peut-être, qui sait ?) d’une « révolution critique », le genre de moment où des types bricolent dans leur coin une machine qui deviendra incontournable — vous voyez le genre de prophétie ? Pour changer notre façon de regarder le travail de Marcel Duchamp, Il nous faut adopter une attitude zen en ouvrant grands les chakras, car il faut s’engager à changer sa façon de considérer l’art et le travail des artistes.

Un groupe d’activistes américain des années 1967-68, les Diggers, ont tenté de faire comprendre concrètement ce changement de regard nécessaire.
« Alors que ce groupe distribuait gratuitement de la nourriture (après récupération chez les producteurs, vendeurs, ou par vols) avec une mise en scène, chaque personne venait avec sa gamelle (deux cents repas distribués quotidiennement) et traversait un cadre jaune/oranger symbolisant un tableau artistique de 2 mètres sur 2 : le Free Frame Of Reference (de plus petits cadres étaient parfois distribués aux hôtes pour qu’ils se les mettent autour du cou et symbolisent à leur tour la vie qui se déroule dans le cadre) ». [Voir le fanzine Hirsute]

Ce site vous invite à traverser un nouveau « cadre de référence » :  
  • Considérer que Marcel Duchamp n’est pas un artiste, alors que vous l’avez toujours lu et entendu.  
  • Considérer que l’ensemble des activités de Marcel Duchamp a toujours été, tout au long de sa vie, au service du développement d’une expérimentation. 
  • Considérer que Marcel Duchamp a mis en place cette expérience — sociologique, anthropologique — qui a consisté à prouver ce qu’il appelle lui-même « la Loi de la pesanteur ». En résumé, cette loi peut s’énoncer comme suit : « Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé ostensiblement par une large majorité de telle sorte qu’une minorité agissante trouve avantage en termes d’amour-propre à le réhabiliter ». Je voudrais participer, ici, à éclairer cela.  
  • Considérer que Marcel Duchamp, pour les besoins de son expérience qui s’étale sur plusieurs décennies, a crypté son travail et son discours.
Pour paraphraser Bourdieu, les artistes ont tous des intentions, mais ils ne les connaissent pas toutes. Marcel Duchamp est peut-être celui qui a réduit le plus cet écart entre les intentions et la réalité de la production.
Une des grades définitions de l’artiste moderne est sans doute contenue dans le fait qu’il ne sait pas quelles significations sont à l’œuvre lorsqu’il crée. S’il a quelques indications, il ne maîtrise pas — et ne cherche pas à le faire — l’ensemble des significations qu’il met en jeu. C’est l’idée de l’artiste mue par la « nécessité intérieure » qu’évoque Kandinsky.
Ainsi, c’est la raison pour laquelle Marcel Duchamp n’agit pratiquement plus en artiste lorsqu’il arrête de peindre et commence son « Grand verre ». Il met alors en forme des idées sous formes de signes plastiques qui sont le vocabulaire d’une langue imagée au service d’une démonstration qu’il voudrait entièrement pensés et maîtrisés. Marcel Duchamp rentre alors dans une démarche plutôt sociologique jalonnée par des productions « manifestes », parfois pensées depuis longtemps, parfois de façon opportuniste, en s’appuyant sur des événements qui surgissent au gré des propositions de collaboration.

M.D. n’a fait que mettre en valeur le processus qui préexistait. Dire autre chose c’est paradoxalement minimiser son rôle, c’est minorer son travail qui a consisté à provoquer, par l’expérimentation, une validation de l’analyse qu’il faisait sur les conditions d’émergence des œuvres d’art à l’ère moderne. C’est le processus des avants garde qui est mis en lumière par M.D.

Désormais, il me faut crédibiliser cette hypothèse par la convergence des signes, alimenter en exemples cette convergence des preuves. Il ne s’agit pas de déterminer une fois pour toute la nature définitive du travail de Marcel Duchamp. Il s’agit juste de formuler un possible, basée sur une intention argumentée et une investigation autour d’un faisceau d’indices, une succession de coïncidences qui sont, comme le disent des enquêteurs, trop nombreuses pour être neutres.

« (…) Pour bien marquer le fait qu’il se lance dans une expérience sociologique et non pas dans une simple provocation aveugle, Duchamp va se tenir au plus près des usages de la science expérimentale qui débute toujours une expérience par un protocole prédictif en amont. Les protocoles scientifiques ont cette forme standard : étant donné ceci et cela, si je fais ci et ça, il doit se passer cela. Ensuite on met en pratique l’expérience et on vérifie si les prédictions sont respectées ou non, et donc si l’expérience a validé ou non la théorie. Duchamp se doit donc de concevoir un protocole prédictif et descriptif. Mais, en même temps, s’il veut que son projet soit une véritable expérience, il faut absolument qu’il reste secret. En effet, le comportement des amateurs d’art qu’il est en train de transformer en petits rats de laboratoire serait complètement faussé s’ils savaient qu’ils participent à une expérience, s’ils se savaient étudiés. (...) »

Alain Boton (dans un texte à paraître en anglais)
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Dans ce préambule, nous avons énoncé que M.D. avait codé l'ensemble de son travail et que, pour le comprendre, il fallait abandonner l'idée que M.D. fut uniquement un artiste.  Vous pouvez désormais passer au premier article de cette explication : [#1] M.D. l'expérienceur
cœurs volants [1936]

#8 Tout étant donné


« Bombe atomique de poche, et à retardement, à craindre de près pendant plus d’un siècle. »

Denis de Rougemont, à propos de Duchamp, rencontré en 1942.

Sonnette du 210 West 14th Street New-York. Photographie Louise Veho octobre 2017.

LES VOYEURS

Au cours des deux décennies qui s’écoulent entre 1946 et 1966, alors que le monde entier considère depuis longtemps qu'il a abandonné la création artistique, Marcel Duchamp travaille à son rythme dans son studio new-yorkais, au dernier étage d'un immeuble situé au 210 West 14th Street. Il fabrique une « installation », un diorama, un tableau complexe auquel il donne le titre : « Étant Donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage ». A la fin de son travail, en 1966, il inscrit le titre, les dates et sa signature sur le bras droit de la figure féminine nue qui constitue l'élément central, prépare un manuel illustré d'instructions pour le remontage de l’œuvre, démonte et entrepose l’ensemble.
Ce manuel d'instructions (1) pour l'assemblage de Étant donnés a été préparé par Duchamp en 1966 pour diriger le déménagement éventuel, mais souhaité par lui, de l'œuvre au Philadelphia Museum of Art après sa mort. Marcel Duchamp décède à Paris le 2 octobre 1968. Le 7 juillet 1969, le réassemblage et l'installation au musée de Philadelphie sont terminés.

Cécile et Syvain D., un couple d’amis, m’ont écrit après avoir visité le musée de Philadelphie en 2015 :
« […] Au fond de la salle Duchamp du musée de Philadelphie, il y a un passage vers une petite salle. Deux visiteurs en sortent, je rentre. Plus loin, cette grande porte en bois, avec le trou de serrure. Qu'est-ce qu'il y a de beau à voir, par ce petit trou ? Quelqu'un est en train de regarder, alors j'attends un peu. Puis c'est mon tour, j'approche.
Vision dérangeante, perturbante même. Dort-elle ? Est-elle morte ? A-t-elle été violée ? D'ailleurs cette femme, c'est qui ? La mariée « mise à nu » qui donne son titre énigmatique au Grand verre ? Et moi dans tout ça... Spectatrice ? Voyeuse ? Complice ?
En tous cas ce qui me frappe, c'est le côté solitaire du spectateur, imposé par l'installation : un seul œil, le mien, face au trou de serrure. […]

[…] Après un long moment à me demander pourquoi « Le grand verre » avait pu prendre tant de temps à être conçu/fabriqué, je suis allé vers l'ouverture au fond à droite qui mène à la salle de la porte d’ Étant donnés […] une porte en bois, un trou pour regarder vers lequel on se dirige sans réfléchir – il n'y avait personne dans la salle je crois me souvenir. Et une image à la fois familière et surprenante, mais pas surprenante comme dans la salle précédente. Je pense sans doute à Courbet parce que je savais ce que j'allais voir. Je me demande pourquoi ce côté macabre — est-elle morte  ? — dans un paysage classique (il y a un plein de paysage derrière cette porte, je suis donc dedans, elle, l'image, dehors). Et puis, pourquoi tient-elle cette flamme, ou plutôt que voulait-il signifier par là ? […] »
Etant donnés 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage. Porte et vision par l'oculus. Musée d'Art Moderne de Philadephie.

Ces visiteurs du musée n’ont alors pas eu de réponses à leurs questions. Rien dans le musée ne leur donne la clef pour comprendre les intentions de Marcel Duchamp. A défaut d’avoir opéré un long travail de recherches, ces amis resteront dans l’expectative et traduiront leur visite en évoquant le fait d’être devant une énigme.
La moitié du chemin aura pourtant été accomplie : Marcel Duchamp a bien créé cette installation pour mettre le « spectateur » en position de « voyeur ».
Les questions de mes amis sont triviales. C’est ce qu’a voulu déclencher Marcel Duchamp. Quand on dit « trivial », c’est que la vérité semble évidente. On croit reconnaître une partie du corps d’une femme nue ? C’est donc une femme nue !
Marcel Duchamp force le spectateur à identifier la scène comme « une scène de crime », en tout cas comme une scène hyper-réaliste. La puissance d’évocation de ce dispositif plonge les spectateurs dans l’interrogation triviale. Marcel Duchamp nous oblige ainsi à confondre le réel et le symbolique.
Avant de parcourir la deuxième partie du chemin, et répondre aux questions de mes amis, n’oublions pas que nous savons désormais que Marcel Duchamp n’a cessé de mettre en scène la même idée avec à chaque fois des moyens différents ; que nous connaissons une grande partie du « nominalisme » ; que nous savons que 20 années ont été nécessaires pour réaliser ce diorama et que nous savons que Marcel Duchamp ne fait rien au hasard.

« Dort-elle ? »
Si on répond trivialement : non, elle ne dort pas. Le sommeil n’a jamais fait partie des préoccupations de Marcel Duchamp, dans aucune de ses notes, dans aucune de ses productions, dans aucune de ses ITW.

« Est-elle morte ? »
Si on répond trivialement : oui, elle est morte. La postérité — « Cette belle salope » (2) — a eu raison de la mariée. D’ailleurs, chez M.D., la mariée, c’est la postérité.

« A-t-elle été violée ? »
Si on répond trivialement : oui, on peut dire qu’elle a été violée. Le cycle de la vie d’une œuvre d’art est achevé au prix de la perte de l’innocence. Et c’est violent.

« Cette femme, c’est qui ? »
C’est l’ancienne vierge, c’est la vierge devenue mariée, c’est l’œuvre de Duchamp arrivée à son terme, dévastée par le « regard rétinien », le regard trivial, comme toutes les œuvres d’art à l’ère moderne, déchirées par les regardeurs — ceux qui, par mimétisme, rejettent certaines œuvres et qui, toujours par mimétisme, se mettent à adorer ce qu’ils ont abhorré, après réhabilitation par d’autres regardeurs, soucieux de distinction sociale.

« Spectatrice ? Voyeuse ? Complice ? »
Spectatrice, voyeuse et complice ! Oui, les trois à la fois. Spectatrice dans le cadre du musée qui consacre le statut de l’œuvre d’art, voyeuse obligée par la focalisation des trous dans la porte, complice par mimétisme — personne n’osera révéler ce qu’il a VU. Mais si on considère qu’il y a là une énigme à résoudre, c’est une invitation à devenir enquêteur-enquêtrice.

« Pourquoi tient-elle cette flamme ? »
Cette flamme, c’est toujours le bec-auer, c’est le gaz d’éclairage qui diffuse cette lumière verte qui, dans le nominalisme de Marcel Duchamp, signifie l’atmosphère de la créativité artistique, l’élément fécondant de la création artistique. (3)

Voilà, ce n’est pas plus compliqué que cela. Marcel Duchamp, à la fin de sa vie retrouve les accents symbolistes qu’il a tant apprécié à ses début, notamment chez Odilon Redon. Il a disposé dans ce diorama les éléments déjà présents dans le Grand verre, sous une autre forme, avec d’autres apparences, mais avec la même cohérence.

MÉLANGE IMAGÉ PLASTIQUEMENT (4)
« (…) Cette logique d’apparence sera exprimée seulement par le style (…) et n’ôtera pas au tableau son caractère de : mélange d’événements imagés plastiquement, car chacun de ses événements est une excroissance du tableau général. Comme excroissance l’événement reste bien seulement apparent et n’a pas d’autre prétention qu’une signification d’image (contre la sensibilité plastique).(…) »
Marcel Duchamp, Notes (1980), Flammarion, Paris 1999 (2008: pp. 42, 46-47)
On peut décrire plus précisément Étant donnés. On se trouve face à une porte de bois, à deux battants. Cette porte, que Duchamp fit acheminer d’Espagne, est sertie de gros clous à têtes rondes. A hauteur des yeux, deux trous rapprochés parfaitement l’un de l’autre, au point qu’on peut sans difficulté venir y placer les yeux pour mater ce qui se cache derrière la porte. Le visiteur du musée est en position de voyeur. On peut donc regarder — une seule personne à la fois —, non pas d’un œil, comme on le ferait par le trou d’une serrure, mais des deux yeux, ce qui se cache derrière la porte. On y voit un mur de briques éventré dans la pénombre (un mur de 69 briques, comme le nombre d’items de la « boite-en-valise ») . Il y a donc un premier espace quasi obscur que notre regard traverse sans s’y arrêter. Une « chambre noire ». « Tapisser derrière la porte avec du velours noir (laissant juste la place pour les deux trous du voyeur) … pour compléter une sorte de chambre complètement noire quand on regarde par les trous du voyeur » (1). Derrière ce mur, au-delà de la trouée, (…) est allongé dans des broussailles le corps d’une femme inerte, les jambes ouvertes en direction du voyeur (…). Comme bien souvent en peinture, le sexe est le moteur de l’art. Duchamp disait à Pierre Cabanne : « Je crois beaucoup à l’érotisme, parce que c’est vraiment une chose assez générale dans le monde entier, une chose que les gens comprennent. » (5). Le sexe est glabre, au centre de la vision. La peau est blanche, presque blême et le bras gauche est tendu en oblique vers notre droite. Il tient un bec auer qui éclaire faiblement d’une lumière jaune-verdâtre. Ce corps, à voir en vrai des deux yeux, est impressionnant de réalisme. On y perçoit le grain de la peau et son élasticité ; le sein, les cuisses et le ventre d’une femme, (…). On ne voit pas sa tête, mais on aperçoit juste un peu de sa chevelure blonde. Les broussailles, sans être épineuses, ne semblent pas une couche douillette. (…). L’arrière plan donne à voir un paysage de petite montagne (…), de peu de profondeur, jalonné d’arbres feuillus et de peupliers, de rocher et d’une cascade qui scintille d’un léger mouvement. Le bleu du ciel est interrompu par quelques petits nuages cotonneux. L’ensemble de ce paysage est fait d’une photographie recolorisée, comme les chromos d’antan, dont la luminosité est légèrement irradiante. Une fois encore, à y voir des deux yeux, on perçoit que ce plan de la photographie n’est pas parallèle, ni au mur de brique qui se trouve en avant, ni même à la porte contre laquelle on s’appuie pour regarder. La photographie se trouve dans un plan légèrement fuyant vers la droite, ce qui produit un petit effet troublant de profondeur. Si on n’y voyait que d’un œil, on ne verrait pas ce genre de subtilité spatiale. La cascade ne tremble dans un léger mouvement. (…) (6)
1966 Manuel d'instructions pour le montage d'Etant donnés. détail.

Présent dans ce diorama, il est un objet que le spectateur ne voit pas, et qui ne peut être connu que par les « spécialistes » de l’art, ceux qui ouvriront le Manuel d’instructions de montage : c’est, au sol, un damier semblable à ceux des échiquiers. C’est le signe que nous avons quitté « le monde des célibataires ».

Un rappel. Dans le Grand verre, deux espaces sont délimités par la ligne d’horizon :
  • en bas le monde des célibataires avec l’artiste, la création artistique et la production d’objet d’art [moulin mu par une chute d’eau, chariot au mouvement répétitif, broyeuse, et ciseaux] les regardeurs qui par leur jugement de goût élisent, sélectionnent des objets d’art [Les moules malics, « l’insémination » par le gaz d’éclairage transformé en liquide].
  • en haut, le monde de la mariée, la transformation de l’objet en œuvre d’art, [de jugement de goût en sculpture de gouttes], la consécration voie-lactée, le pendu femelle, mariée nue d’où émerge, de la boite à lettres, le discours critique.

Le symbole de l’ici-bas, du monde prosaïque, celui du travail répétitif, dans le grand verre, c’est le cube en perspective. Dans Étant donnés, c’est le carrelage noir et blanc en forme d’échiquier qui joue ce rôle. Que cet échiquier (l’incontournable compétition entre les hommes) soit présent sans être visible, nous indique bien que nous avons quitté le domaine des célibataires, en bas, pour n’être plus que dans le monde de la mariée, en haut.
« Le monde serait plus heureux si l’échange s’effectuait sans compétition. Il n’existe pas de différence entre les épiciers entrant en compétition pour la vente de leurs bananes et les soldats Allemands et Américains se battant les uns contre les autres. […] La compétition est pire que la servitude ou l’esclavage. »
Denis de Rougemont, Marcel, mine de rien in la revue annuelle Étant donnés Marcel Duchamp n°3, 2001, p. 142]
LES VOYANTS

Marcel Duchamp en fini volontairement avec la peinture vers 1912, il met huit années à concevoir et réaliser le Grand verre qui est le diagramme du programme de l’accession des objets d’art au rang d’œuvre d’art. Durant cette période, il met en œuvre l’expérience de Fontain. Puis, il met vingt années, dans le secret, pour produire une œuvre volontairement posthume dont il sait qu’elle atterrira directement au musée, du producteur au consommateur sans passer par les regardeurs, sans passer par le « couperet » du choix, sans passer par le marché de l’art.

L’œuvre est redécouverte à chaque nouveau visiteur, comme une recréation à chaque fois qu’un spectateur nouveau regarde. L’acte créatif n’est pas dévoyé par des regardeurs qui choisissent ou non d’élire l’objet au rang d’œuvre d’art. L’acte créatif est  toujours recommencé et partagé avec chaque nouveau visiteur.

(…) un seul spectateur à la fois peut regarder par les trous du voyeur l’objet du désir, excluant la suggestion immédiate ; les autres ne peuvent que le regarder voir ; quant à Marcel, il a disparu, ne permettant la divulgation de son œuvre qu’après sa mort : de médiateur interne il s’est fait délibérément médiateur externe. (7)

La transparence du Grand verre puis l’opacité d’Étant donnés sont les deux faces d’un même projet. La transparence du Grand verre renvoie à la démonstration au grand jour, pour tous, de l’expérience d’un urinoir transformé en Fountain ; l’opacité d’Étant donnés renvoie à l’intimité de la relation entre créateur et regardeur. Mais au bout du tunnel, Marcel Duchamp, avec Étant donnés, nous transforme, selon l’expression de Jean-Jacques Lebel, de voyeur en voyant.

« (…) Le maniaque de musée, l’amant des « choses vues », subit ici une mutation. Le pervers muséal, le mateur d’art, se voit obligé de penser son activité ainsi que l’objet de son désir. Il passe ainsi au stade – philosophique et/ou hallucinatoire – du schizo visionnaire. Bref, le regardeur devient artiste. Rrose Selavy a encore réussi son « coup ». (8)

Jean-Marc Bourdin relève (7) quelques citations de conférences de Marcel Duchamp effectuées à la fin de sa vie et qui révèlent « au grand jour » ses intentions : Dans une conférence prononcée en 1960 à Hofstra, Duchamp assigne à l’artiste une « mission parareligieuse » : « Maintenir allumée la flamme d’une vision intérieure dont l’oeuvre d’art semble la traduction la plus fidèle pour le profane. » On peut l’entendre comme une allusion à Étant donnés mais aussi comme l’espoir d’un nouveau départ toujours possible. Il intitule une autre conférence donnée la même année à Philadelphie : « Where do we go from here ? » Ce lieu est ainsi défini : « Le grand public recherche aujourd’hui des satisfactions esthétiques enveloppées dans un jeu de valeurs matérielles et spéculatives, et entraîne la production artistique vers une dilution massive. Cette dilution massive […] s’accompagne d’un nivellement par le bas du goût présent et aura pour conséquence un brouillard de médiocrité sur un avenir prochain. » Il attend de jeunes artistes à venir qu’ils en réchappent. En 1957 à Houston, il indiquait à propos du processus créatif : « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière. »

PENDULE ET RENVOI MIROIRIQUE

(1) moulin à aube qui fait fonctionner le chariot / chute d'eau dans le paysage. (2) Gaz d'éclairage qui passe par les stoppages et les tamis / Gaz d'éclairage dans le bec auer. (3) projections de gouttes en sculptures de gouttes / sculpture de goût. [croquis Marc Vayer]

Au tout début du XXème siècle, de très nombreux artistes, comme Marcel Duchamp, se sont intéressés à l'occultisme, à la théosophie, au spiritisme, à l'électromagnétisme, aux formes de la relation éventuelle avec l’au-delà. Dans le même temps, Marcel Duchamp se nourrit de traités sur la perspective et se passionne pour les théories sur la quatrième dimension. Le Grand Verre ou La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1923) et Étant donnés : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage (1968) découlent de ces grands questionnements.
1960 Jean Suquet - photomontage plans du Grand verre sur photographie d'Etant données.

Le titre d’Étant donnés nous renvoie directement au Grand verre qui contient déjà la chute d’eau et le gaz d’éclairage. Le lien est ouvertement revendiqué par Marcel Duchamp.
La chute d’eau qui alimente le moulin et fait tourner la roue à aube du Grand verre est l’élément qui signifie la puissance créative. Le gaz d’éclairage issu du bec auer est cette lumière qui nimbe et accompagne l’acte créatif.
On peut alors regarder le Grand verre et Étant donnés s’enchasser l’un dans l’autre. Ces deux « tableaux », à cinquante six ans d’écart décrivent le même univers, mais surtout, celui ou celle qui regarde Étant donnés regarde à travers le point de fuite du Grand verre et celui ou celle qui regarde le Grand verre regarde le point de fuite de la mort de l’artiste et son entrée dans la postérité.

La pendule

Marcel Duchamp a réuni ces deux œuvres en un seul objet conceptuel qui évoque la marche du temps, la marche de la postérité en devenir, le temps de l’aventure programmée d’un objet en œuvre d’art aux temps modernes.

De nombreux objets créés par Marcel Duchamp contiennent cette idée de double-vue, le regard en face, le regard par le revers, le regard de profil. Ils nous indiquent comment comprendre cette idée du temps de la postérité.

« Cet ensemble Grand Verre / Étant donnés » est une « pendule de profil ». A gauche le spectateur du Grand verre est face au programme que va suivre dans le temps l’urinoir et qui se terminera avec la mort de Duchamp. A droite le spectateur regarde vers le passé, posant un regard rétrospectif sur l’aventure de la vie de M.D. et donc de l’urinoir.
L’espace entre ces deux œuvre représente le temps de cette aventure historique qui court de 1917 à 1969. C’est donc bien une pendule, c’est à dire un objet qui mesure le temps, celui qu’il faut à l’urinoir pour devenir l’objet paradigmatique de l’art d’une époque. » (9)
1935 Reliure du livre d’Alfred Jarry : UBU. [avec Mary Reynolds]

1/ 1935 Reliure du livre d’Alfred Jarry : UBU. [avec Mary Reynolds] La première et la quatrième de couverture sont taillées, découpées en fome de U, le B occupant la tranche. La seule manière de lire le titre UBU, c’est à dire de voir l’œuvre dans sa totalité, est de déployer le livre, autrement dit de le voir de face, de dos et de profil dans le même temps. Duchamp nous invite à regarder de profil son œuvre pour en saisir le véritable sens.

1943 Première et quatrième de couverture de la revue VVV.

2/ 1943 Première et quatrième de couverture de la revue VVV (sur l’invitation d’André Breton). La première est une allégorie à la mort, la quatrième de couverture concerne la mécanique qui fait fonctionner le monde de l’art. Duchamp a découpé dans la quatrième de couverture cartonnée la forme d’un buste féminin et comblé le vide par un morceau de grillage à poule en invitant le lecteur à « toucher le grillage des deux côtés à la fois : Placez vos mains au sommet des deux côtés de l’écran de grillage ; puis laissez doucement vos mains descendre à plat, doigts et paumes restant en contact étroit. ». Le buste fait ici référence au buste de Étant donnés. Il est l’objet d’artiste ayant acquis son statut d’œuvre d’art. Le grillage à poule représente toujours l’œuvre. (…) La découpe au ciseaux renvoie toujours à la manière d’œuvrer de l’artiste, quant au toucher, il représente la perception juste de l’œuvre par opposition à la perception rétinienne. Ainsi, Duchamp nous invite à percevoir son œuvre entre ses deux faces, celle du grand verre et celle d’Étant donnés (9). p36.)


1947 Couverture de l’édition de luxe du catalogue de l’exposition « Le surréaliste en 1947 »

3/ 1947 Couverture de l’édition de luxe du catalogue de l’exposition « Le surréaliste en 1947 ». Le sein vaut comme métonymie du mannequin d’Étant donnés exactement comme le buste de la 4ème de couverture de la revue VVV en 1943. M.D. nous invite à ne pas avoir de son œuvre une perception rétinienne, c’est à dire trivale.

1953 L’envers de la peinture

4/ 1953 L’envers de la peinture reprend sans rien y changer la Joconde à moustache de L.H.O.O.Q. Ainsi, regardée de face ou à l’envers, l’œuvre est la même. C’est à prendre comme une indication à propos du dispositif Grand Verre / Étant donnés.

1958 Autoportrait de profil

5/ 1958 Autoportrait de profil. Profil découpé aux ciseaux en vue d’illustrer la première monographie qui lui est consacrée : Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp 1958.

1962 Coin sale (Dirty corner)

6/ 1962 Coin sale (Dirty corner). Installation lors de l’exposition "Surrealist Intrusion in the Enchanter's Domain". Elle était constituée d’un placard dont les portes avaient été ôtées et remplacées par du grillage à poule. Derrière étaient logées trois poules éclairées ostensiblement en vert. Duchamp, anticipant la qualité du regard que l’on portera sur Étant donnés, dit ici que le regardeur rétinien (représenté par le gaz d’éclairage vert), quand il regardera son œuvre (représentée par le grillage à poule), n’y verra que des « petites poulettes ». En effet, la plupart des commentateurs ne voient dans le mannequin d’Etant donnés… qu’un corps de femme nue, avec tous les sous-entendus concupiscents trivialements associés.

1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »).

1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »).


7/ 1964 La pendule de profil (créé pour illustrer le livre de Robert Lebel « La double vue »). Deux disques de carton perçés de douze ouvertures rondes à travers lesquelles on peut lire quand ils sont à plat, livre ouvert, dans le sens des aiguilles d’une montre : L.A.P.E.N.D.U.L.E.D.E.P.R.O.F.I.L. Par contre, quand ils sont pliés et relevés comme un popup les deux disques percés se font face. Ainsi les deux faces ne forment qu’un objet puisqu’elles sont jointes par le haut, et qu’elles présentent la caractéristique de laisser passer le regard. Deux particularités qu’elles partagent avec le dispositif Grand verre / Étant donnés. Mais si l’on sait qu’en plus il a été créé à l’occasion de la parution du livre de Robert Lebel intitulé Double-vue, alors cet objet prend tout son sens : en double vue, face et revers, ces deux faces jointes qui laisse passer le regard forment une pendule de profil. C’est encore la description du dispositif Grand Verre / Étant donnés (9). p35.)

Le renvoi miroirique

Ce que Marcel Duchamp appelle dans ses notes le renvoi miroirique, c’est l’opération de transubstantation, le fait de donner deux formes différentes au même objet selon qu’il est dans le domaine de la mariée ou dans le domaine des célibataires. Ainsi, dans le Grand verre, l’urinoir du domaine des célibataires se transforme en sculpture de gouttes (sculpture de goûts) dans le domaine de la mariée. C’est, pour Marcel Duchamp le moyen d’évoquer, par métaphore, la différence essentielle entre une toile peinte par exemple par Picasso, et « un Picasso ». Un des signes de ce renvoi miroirique, c’est le procédé « Lincoln/Wilson » placé sur la ligne de séparation entre les deux domaines. D’un côté on voit une image, de l’autre une autre image.
Effet Lincoln-Wilson, du nom de ce petit objet plié apparu lors de la campagne électorale de 1913 au Etats-Unis. D'un côté l'on voit l'effigie de Lincoln, de l'autre celle de Wilson.
Un autre signe de ce renvoi miroirique, c’est l’opacité. Cette opacité qui empêche de voir, c’est un véritable boomerang à vanité. La vanité est donc concrétisée plastiquement par l’opacité, en opposition à la transparence, signe de l’accession à la sincérité du geste créatif de l’artiste, au regard juste sur l’œuvre d’artiste.
Le buste féminin que l’on voit dans Etant donné est le renvoi miroirique de l’urinoir. Des explications plus détaillées sont à lire p56-57 du livre d’Alain Boton : Marcel Duchamp par lui-même ou presque.

1949 Réflection à main

1949 Réflection à main dans la Boite en valise

Une production de Marcel Duchamp, un dessin, intitulé Réflection (sic) à main 1949 (une des œuvres originales des premiers 24 exemplaires de la « boite en valise », musée portatif de Duchamp) nous donne des indications précises sur le rapport entre renvoi miroirique et Étant donnés. C’est un dessin reprenant le bras du mannequin d’Étant donnés — (on le sait parce qu’il y a une variante du mannequin qui possède cette position de bras) — qui porte, à la place du bec Auer de l’installation de Philadelphie, un miroir dirigé vers l’extérieur. Ainsi, Duchamp nous dit que le regardeur qui passe l’œil au travers du petit trou de la porte d’Étant donnés se retrouve encore en situation de renvoi miroirique. L’opacité déclenche un renvoi miroirique, comme avec le readymade « Fresh widow » (sic) 1920 et ses vitres en cuir qu’il faut « astiquer tous les jours ».
« Jean-François Lyotard suit une intuition architecturale bien plausible : que les deux grandes œuvres, le Grand Verre et Étant donnés, seraient des renvois miroiriques l’une de l’autre… On posera alors la question : le Grand Verre et Étant donnés ne seraient-ils pas, l’un de l’autre, dans une parfaite réciprocité, des renvois miroiriques ? S’il était possible, au sein d’une étendue quadridimensionnelle, de rabattre le Verre sur Étant donnés, de faire coïncider l’un avec l’autre, alors la Mariée apparaîtrait telle qu’elle est enfin, identifiée, dans cet état où intérieur et extérieur, dehors et dedans, sont une seule et même chose. Le temps du Grand verre est celui d’une mise à nu qui n’est pas encore faite, le temps d’Étant donnés celui d’une mise à nu qui est déjà faite. Le Verre est le «  retard » du nu, Étant donnés son avance »
Hermann Parret. Les Transformateurs Duchamp Jean-François LYOTARD

Erotisme, mise à nu et désir

Quand Claude Cabanne questionne Marcel Duchamp sur le rôle de l’érotisme dans son œuvre, il répond : « Énorme. Visible ou sous-jacent, partout ».

« (…) Être là où on ne vous attend pas, prendre le contre-pied de ce que l'on a déjà fait, entretenir le « mystère Duchamp », « réconcilier les oppositions », comme l'indiquait le titre de son traité d'échecs sur les fins de partie. Toute sa vie, Marcel Duchamp avait fait des déclarations à l'encontre du goût, qu'il définissait comme une acclimatation au travail d'un artiste, née de la répétition. Il s'était élevé contre le côté rassurant du goût, qui permettait aux artistes de se conformer à ce qu'ils avaient déjà fait, puisque c'était l'attente de leur public. Il se devait donc, selon lui, de se contredire (plutôt ne pas se répéter ? NdA) au sein même de son œuvre. Alors que Le Grand Verre avait été une représentation du désir sous forme de machinerie faite de verre, de plomb coulé et de minium, Étant donnés fut une histoire de nudité en trois dimensions, une histoire de chair au milieu d'un paysage réaliste. » (10)

Et Marcel Duchamp expose carrément, à la vue, son concept de la mise-à-nu du regard posé sur une situation érotique dans un Interview à la BBC, vendredi 13 novembre 1959.
«…L’érotisme est une préoccupation qui m’est chère, et j’ai certainement appliqué ce goût ou cet amour à mon Grand Verre. En fait, je pensais que la seule excuse pour faire quoi que ce soit, c’est de lui donner la vie de l’érotisme, qui est totalement proche de la vie en général, et cela, plus que la philosophie ou tout ce qui lui ressemble. C’est une chose animale, qui possède de si nombreuses facettes qu’il est plaisant de s’en servir comme d’un tube de peinture, pour ainsi parler, et de l’injecter dans vos productions. C’est cela, la « mise à nu » Je veux dire qu’elle avait même une connexion perverse avec le Christ. Vous savez que le Christ fut « mis à nu », et c’était une perverse manière de présenter l’un à l’autre l’érotisme et la religion. »

Alors nous voici voyants. Etant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage, c’est Fountain en mariée nue, ce sont nos goûts onaniques, c’est notre amour-propre toujours enclin à jaillir, c’est la vanité de l’artiste confortée par les regardeurs-voyeurs qui veulent se distinguer, c’est la jouissance d’un statut qui ne s’effectue paradoxalement qu’avec la mort.

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(1) Anne d'Harnoncourt, de l'introduction au Manuel d'Instructions pour l’assemblage d’Étant Donnés ... (1987).
(2) Marcel Duchamp in lettre à Jean Crotti, depuis New York, le 17 août 1952.
(3) 1968 Gravure bec auer. Galerie Schwarz. « Gravé peu de temps avant sa mort. Nous voyons l’artiste dans les bras de son œuvre, puisque l’urinoir est le mannequin d’Étant donnés par renvoi miroirique. L’artiste forme un couple avec elle. (comme la porte d’entrée de la galerie Gravida). La boite crânienne de l’artiste, seul élément en couleur de cette gravure est bien évidemment en vert. Ainsi nous dit Duchamp, on va lui prêter des intentions triviales. « C’est à travers ma matière grise que le spectateur doit regarder mon œuvre. C’est à travers l’œuvre abstraite que j’ai conçue qu’il faut regarder les soixante ans d’art moderne qui viennent de s’écouler. » Quand on cess d’envisager la pensée de Duchamp (sa boite crânienne) de manière triviale alors elle devient transparente et donne accès à l’intelligence du processus nommé « art moderne ». » Alain Boton. Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. p106. 2012. + 1902 dessin bec auer. + Portrait du jour d’échecs dont Duchamp a dit qu’il l’avait peint à la lumière d’un bec auer.
(4) (…) Donner au texte l’allure d’une démonstration en reliant les décisions prises par des formules conventionnelles de raisonnement inductif dans certains cas, déductif dans d’autres. Chaque décision ou événement du tableau devient ou un axiome ou bien une conclusion nécessaire, selon une logique d’apparence. Cette logique d’apparence sera exprimée seulement par le style (formules mathématiques etc. *) et n’ôtera pas au tableau son caractère de : mélange d’événements imagés plastiquement, car chacun de ses événements est une excroissance du tableau général. Comme excroissance l’événement reste bien seulement apparent et n’a pas d’autre prétention qu’une signification d’image (contre la sensibilité plastique). (…) Marcel Duchamp, Notes (1980), Flammarion, Paris 1999 (2008: pp. 42, 46-47)
(5) M. Duchamp, entretien avec Pierre Cabanne, pp. 109-110
(6) Cette description est en partie issue de « Morphogenèse de la reproductibilité ». Pierre Baumann.
(7) Duchamp révélé - Jean-Marc Bourdin - cahiers de l'ARM - PETRA Editions 2016
(8) JJ Lebel. CHIMERES 1 Avec Marcel, LHOOQ
(9) Alain Boton. Marcel Duchamp par lui-même, ou presque. 2012.
(10) Marcel Duchamp Judith HOUSEZ 2007 Grasset p442.
(11) Systeme D (roman, même si…). Véridiques sont, de MARCEL DUCHAMP. La geste et les gestes contés par Jacques Caumont et Françoise le Penven. faune étique numérique 2004

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Nous avons compris avce ce Chapitre que Etant donnés... était une œuvre d'art totale, récapitulative de toutes les préoccupations de Marcel Duchamp. Lisons maintenant le chapitre #8/2 : le fil de la fabrication.

cœurs volants [1936]

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[COD] La porte interface

Complément d'Objet Direct
La porte interface
 
porte 11, rue Larrey Marcel Duchamp 1927

Le domestique, le trivial

1926 octobre. Marcel Duchamp loue un appartement à Paris, entre le Jardin des Plantes et la mosquée, au 11, rue Larrey, 7 ème étage. Man Ray l’aide à aménager l’espace.

1927 Après son mariage avec Lydie Sarazin Levassor, le couple cherche un appartement mais tout est trop cher. Alors, ils emménagent dans l’appartement-atelier de la rue Larrey. « il m’apprit à apprécier la beauté des matériaux bruts : un mur en plâtre mat et immaculé est une délicate splendeur, le bois blanc est d’un grain délicatement satiné qui n’a pas besoin d’être maquillé en chêne avec du brou de noix, un tuyau de plomb peut étinceler d’un sombre éclat et apporter un reflet lumineux là où on ne s’y attend pas. » (Lydie Sarazin Levassor). Et Lydie de décrire « le pigeonnier de la rue Larrey. ». WC à la turque sur le palier, voilà pour la jeune mariée. Un tub pour baignoire, que Duchamp surélève sur une estrade parce que l’écoulement se fait directement sur le toit, chauffage par un unique poêle en fonte, un poêle Godin, verrière souillée. (François Bon 2005)
En érigeant une cloison réduisant la surface de la chambre fut construite une salle de bain (…). Salle de bain aveugle qui se fermait par [une] porte très Système D. Fermée, d’une première manière, elle permettait d’isoler la chambre de la salle de bain. Fermée, d’une seconde manière, elle permettait de clore ce complexe chambre-salle de bain le soustrayant ainsi à la vue de tout visiteur reçu dans le salon. (Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven)
Le détail le plus insolite était donc cette porte, dans la plus grande pièce, qui fermait l’accès soit à la salle de bains soit à la chambre à coucher, l’un de ces deux espaces restant obligatoirement ouvert.
Duchamp expliqua plus tard : « J’habitais à Paris un appartement minuscule. Pour utiliser au maximum ce maigre espace, j’imaginai d’utiliser un seul battant de porte qui se rabattrait alternativement sur deux chambranles placés à angle droit. Je montrai la chose à des amis, en leur disant que le proverbe il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée se trouvait pris en flagrant délit d’inexactitude. Mais on a oublié la raison pratique qui m’avait dicté cette mesure pour ne retenir que le geste dada ». (Francis M. Naumann citant Michel Sanouillet 1954)

1928. Divorce entre Marcel et Lydie. Marcel Duchamp utilise seul cet appartement-atelier.


Marcel Duchamp tenant la porte 11 rue Larrey. Photographie Denis Bellon 1937

1947. Janvier. Isabelle Waldberg, sculptrice, succède à
Marcel Duchamp dans l'appartement atelier rue Larrey qu'il occupait jusqu'alors depuis 1926.

1961. Mars. Exposition « L’art en mouvement » Stedelijk Museum Amsterdam (Sandberg, Spoerri et Pontus Hulten). Reconstitution de la porte du 11, rue Larrey et intitulée
« porte, 11, rue Larrey », réalisée par Spoerri mais détruite après l’exposition.


Reconstitution de « porte, 11, rue Larrey ».

1963. Duchamp rend visite à son ancien appartement — 11, rue Larrey — occupé depuis 1942 par la sculptrice Isabelle Waldberg. Depuis le moment où elle s’y était installée, Mme Waldberg avait toujours eu le pressentiment que Duchamp viendrait un jour reprendre la fameuse porte qu’elle n’avait jamais cessé de considéré comme une œuvre d’art malgré son usage quotidien. Lors de cette visite, Duchamp signa la porte. Une exposition se préparant à la galerie Cordier et Ekstrom, il la fit démonter, mettre en cadre et expédier à New-York. Après son démontage et son enlèvement, Il fit faire par un charpentier-ébéniste une nouvelle porte pour remplacer l’originale. (Francis M. Naumann)

1964. « porte, 11, rue Larrey » est exposée lors de l’exposition « Not Seen and / or Less Seen of / by Marcel Duchamp / Rrose Sélavy, 1904 - 1964 » Galerie Cordier & Ekstrom New-York.


Carton d'invitation exposition Cordier & Ekstrom NY 1964

1965. Une photographie de
« porte, 11, rue Larrey »  grandeur réelle est exposée à la rétrospective Marcel Duchamp du Museum of Fine Arts de Houston.

Museum Fine of Arts de Houston 1965 - "Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky"
1978. A la biennale de Venise, des ouvriers prirent par erreur « porte, 11, rue Larrey » pour un élément de l’architecture environnante, l’installèrent dans le coin d'une galerie et la badigeonnèrent de peinture.

L’œuvre d’art et la postérité

En aménageant 11, rue Larrey, en 1927, Marcel Duchamp et sa femme sont confrontés à un problème domestique. L’angle de deux pièces desservies par deux portes était mal-commode. De ces deux portes, Marcel Duchamp n’en retint qu’une et fabriqua un système où lorsqu’une pièce est fermée, l’autre est ouverte, et vice versa.

En 1963, Marcel Duchamp fit démonter cette porte, puis l’exposa dans l’exposition de la galerie Ekstrom à New-York. Il présenta cette objet comme un readymade intitulé « porte, 11, rue Larrey ».

En 1965, lors de la grande rétrospective de ses œuvres au Museum of Fine Arts à Houston, Marcel Duchamp fit exposer la reproduction photographique grandeur nature de cette porte.

Cette pièce n’a pas été conçue au départ comme une production artistique. Elle a  été « arrachée » à son contexte domestique d’origine et — sur le principe du choix d’indifférence artistique que M.D. a toujours revendiqué pour présider au choix d’un objet readymade — elle a été placée dans un contexte d’exposition artistique.

Ainsi l’objet, restant toujours le même, change d’état, de nature, de statut.

Ce déplacement de Paris à New-York, du domestique à l’exposition, par Marcel Duchamp, de la porte de l’appartement du 11 rue Larrey semble à première vue l’application primaire et désormais classique de la définition du readymade tel que l’avait énoncé André Breton en 1929, dans son célébrissime Dictionnaire abrégé du Surréalisme : « Objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste ».

Bien-sûr, VISIBLEMENT, c’est cela. Mais ce n’est pas que cela.

Comme la plupart des productions de Marcel Duchamp, l’objet lui-même est une métaphore et un élément de compréhension de « la loi de la pesanteur » que Marcel Duchamp n’a cessé de mettre en scène.

C’est la métaphore du changement d’état d’un objet d’art en œuvre d’art.

C’est la matérialisation d’un des énoncés de la loi de la pesanteur : pour passer d’un état à un autre, l’action de l’artiste ne suffit pas ; il faut une action extérieure, celle des regardeurs, celle des regardeurs qui refusent dans un premiers temps, puis qui réhabilitent dans un second temps.
En elle-même, la production artistique n’a pas de valeur. Une porte, un nouveau cadre de référence doit être ouvert pour accréditer l'œuvre, la transmuer d'objet à œuvre d'art. Et donc, non seulement cet objet est l’évocation matérielle de ce changement de cadre, mais c’est également la métaphore fermeture/ouverture de la condition d’accession du statut de l’objet d’art à celui de l’œuvre d’art.

Si une reconstitution de la porte est installée en 1961 dans une exposition sur le « mouvement » à Amsterdam, ce n’est pas pour montrer un readymade de Marcel Duchamp, c’est bien pour évoquer le mouvement qu’utilise Marcel Duchamp comme signe et un mouvement qui crée, qui dévoile un instant de changement, un instantané « inframince » du passage d’un état à un autre. Fermer un passage revient à ouvrir un autre passage, le refus par les uns conduit dans le même temps à un début d’assimilation par les autres, le refus et la réhabilitation sont concomitants ; les uns refusent pendant que les autres l’acceptent.
« Une œuvre d’art moderne, en tant que genre nouveau, est une œuvre à la fois refusée par les uns et acceptées par les autres, comme la porte 11, rue Larrey est une porte ouverte et fermée dans le même temps. Elle divise en deux camp la communauté. Ceux qui aiment l’artiste et ceux qui n’y croient pas ». [Marcel Duchamp par lui-même, Alain Boton]
Le parcours de la porte du 11 rue Larrey transformée en « porte, 11, rue Larrey », du domestique à l'artistique, offre d’autre part un joli contrepoint quasi illustratif aux remarques d'André Breton qu’il faille « transformer le monde » et « changer  la vie », sur le rapprochement de l’art et de la vie, sur la disparition des frontières entre l’art et la vie.
En 1965, Marcel Duchamp expose la photographie de « porte, 11, rue Larrey », grandeur nature. Il s'affranchit de montrer la porte d'origine ou une reproduction en 3 dimensions. Si la photographie vaut pour l'objet, c'est que l'objet vaut pour l'idée. C'est exactement la même logique qui le faisait réfléchir, dans les années 1910, et évoquer que "si les ombres sont la projection 2D (deux dimensions) d'un objet 3D (trois dimensions), les objets 3D doivent être la projection d'un univers 4D (quatre dimensions)".
Il faut bien noter que « porte, 11, rue Larrey » en tant que qu'œuvre d'art commence son existence par une reconstitution-copie détruite dans la foulée, puis par un déplacement de l'espace domestique à l'espace exposition, puis par une photographie exposée, puis par de nombreuses reconstitutions-copies exposées, non signées.
Dans un article paru dans The New York Tribune, en septembre 1915 — la première année du séjour de Marcel Duchamp en Amérique —, Marcel Duchamp précise : « Je ne peux pas donner d’éclaircissements sur mes œuvres. On pénètre simplement leur sens, ou non. Voici le conseil que je donne à chacun de ceux qui s’avouent incapables de comprendre un tel art : « Tâchez d’étudier le plus possible d’images pareilles que vous connaissez. Seule leur observation continue pourra rendre intelligible le plan selon lequel elles ont été conçues ».

 
1937. Marcel Duchamp devant la verrière de l'appartement 11 rue Larrey, 7ème étage. Photographie Denise Bellon.

Marcel Duchamp 11 rue Larrey (1963-1968 - non daté) Véra Cardot - Pierre Joly - "Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky"