[COD] Lettre ouverte à O.C.

Complément d'Objet Direct
Lettre ouverte à OC.

Marcel Duchamp, Coin sale, 1960. Poules, grillage, écriteau et lumière verte.
Bonjour à vous, Olivier Cena, dont je suis les articles avec plaisir depuis longtemps, dont je découpais pendant longtemps les articles dans Télérama pour les partager avec mes élèves d’arts appliqués, vous dont je suis volontiers les prescriptions lorsqu’il s’agit de découvrir des travaux et/ou de confirmer /infirmer des avis, dans certaines galeries ou expositions.

Je voudrais réagir à un article (Chronique Télérama 22 avril 2018 Les merveilleuses sensations colorées de Gérard Traquandi) sous la forme d’une lettre ouverte qui me permet ainsi de développer et de partager quelques réflexions pour une ré-évaluation du travail de Marcel Duchamp. Paradoxalement, alors que les références à M.D. saturent les articles et les commentaires sur l’art contemporain,  il me semble qu’il faut redonner du sens à ses productions, peut-être leur véritable sens, et ne pas continuer à l’utiliser FACILEMENT, soit comme un repoussoir, soit comme une énigme indépassable.
« Marcel n’aimait pas la « peinture rétinienne ». Par ce mot, il désignait le réalisme de son époque, s’exprimant à travers les mouvements impressionniste, pointilliste ou fauviste. Etre rétinien, pour Duchamp, signifiait se placer face à un paysage ou un personnage et le peindre, ce à quoi il tenta de réagir par des œuvres plus intellectuelles et conceptuelles, du Nu descendant l’escalier de 1912 à Etant donnés, en 1966. Mais au vu de ses quelques rares paysages (Paysage à Blainville, 1902, ou Etude pour le paradis, 1911), on comprend que la peinture rétinienne, en retour, lui rendait bien ce désamour. Duchamp n’arriva jamais à restituer ses sensations sur une toile — et on pourrait à ce sujet épiloguer longtemps sur le Paysage fautif (1946) constitué d’une tache de son sperme sur un tissu de soie…
On sait la postérité de la conception duchampienne de l’art. Elle domine notre époque, qui n’aime guère, elle non plus, la peinture rétinienne.
 (…) Parce qu’il faut pouvoir sentir, ou, pour reprendre la définition du philosophe Maurice Merleau-Ponty, percevoir « le monde avec notre corps », pour ensuite restituer cette sensation sur la toile, la « réaliser », disait Cézanne, verbe précisant que le peintre ne doit pas se laisser dominer par son sujet (le paysage), qu’il doit le sublimer, écueil que Duchamp ne parvint pas à surmonter et qu’il contourna ensuite en inventant des fictions.»
Je voudrais essayer de dissiper ce qui me semble deux contresens qui sont pourtant au cœur de votre commentaire sur Gérard Traquandi en utilisant Marcel Duchamp.

Le premier est que vous fabriquez votre propre Duchamp et ce faisant vous l’utilisez comme caution (ici à rebours, par opposition) pour développer votre idée d’une peinture de sensation, d’une peinture de paysage qu’il faut sentir, etc. Je n’ai rien à dire sur cette idée, je serais même d’accord avec elle ; c’est l’utilisation que vous faites de Duchamp qui est injuste, utilisation basée sur un fort contre-sens à propos du terme rétinien.

Le deuxième, c’est l’idée que Duchamp, par incapacité en somme d’une formulation plastique sensible se serait tourné vers des fictions intellectuelles et conceptuelles. Rien ne me semble plus contraire à ce que je connais désormais du travail de Marcel Duchamp.

Mais il est vrai que vous ne cessez de voir en Duchamp un artiste plasticien tout au long de sa vie. Or — et ça vous le savez pourtant bien —, les faits et les historiens de l’art sont quand même plutôt d’accord avec ça, Duchamp a cessé d’être un artiste en 1912, après l’histoire du « nu descendant… » et la crise personnelle qui l’a fait transiter en Allemagne et pendant laquelle il met en chantier le « Grand verre » — et si le « Grand verre » n’est pas AUSSI un paysage, vous me direz ce que c’est.

1/  Chez Duchamp, le terme rétinien est un concept. Pour M.D., la peinture rétinienne est une impasse non pas par manque de savoir-faire, mais parce malgré toutes les qualités sensibles que puisse mettre en œuvre un artiste, à l’époque moderne, elles ne sont pas forcément reconnues. La sensibilité artistique ne compte plus dans la réception d’une production artistique comme œuvre d’art, le statut d’œuvre d’art n’est plus basé sur les qualités sensibles éventuelles mais sur des mécanismes sociaux qui vont du phénomène rejet/réhabilitation à la distinction sociale, puis aux lois du marché de l’art.
M.D. a pris acte du phénomène et ne cessera plus de produire en fonction de cette prise de conscience. C’est en tout cas mon hypothèse sur Duchamp qui me semble être un penseur plus puissant que ce qu’on en dit généralement et un homme qui a développé plastiquement des « images » de pensée.
Ce que M.D. appelle le rétinien, c’est surtout le regard rétinien des regardeurs. C’est le type de regard porté sur les productions artistiques. L’artiste propose quelque chose et les regardeurs posent leur regard. L’ombre portée des readymades (portée par) est la formalisation de ce regard porté sur les œuvres, principalement un regard TRIVIAL.

2/  Le Grand Verre a été l’occasion pour Duchamp de déployer de très conséquents savoirs-faire plastiques dans le but explicite et VOLONTAIRE de mettre à distance les savoir-faire sensibles picturaux classiques.
Ce qui est très fort chez M.D., et c’est entre autre pourquoi il s’est très peu répété, c’est qu’il n’a cessé de chercher des combinaisons plastiques différentes pour toujours évoquer la même chose. Et cela nous amène à l’utilisation du nominalisme. A chaque fois que M.D. utilise un medium, une figure, une image, ce sont des signes. Les différents éléments signifient souvent autre chose que ce que l’on voit.
C’est toute la force de M.D en même temps que sa difficulté à être bien compris. Mais c’est bien lui qui l’a voulu. Il a crypté son travail autant par jeu intellectuel que par nécessité pour sa démonstration d’ensemble.
C’est quelque chose qui semble invraisemblable pour la plupart des critiques et historiens de l’art. C’est peut-être quelque chose que vous n’admettez pas vous-même. Effectivement, si on n’admet pas ça, on continue à penser Duchamp uniquement traversé par des affects artistico-plastiques et on adopte une grille de lecture uniquement orientée sur la picturalité.
L’ensemble des critiques et historiens de l’art pourraient tout de même faire un petit (grand ?) effort pour accéder à ce changement de paradigme.

Question : pourquoi, d’après vous, M.D. a-t-il joué systématiquement le répulsif, de la neutralité du dessin technique dans le « Grand verre » jusqu’au sanguinolent avec le portrait de Georges Washington, de l’hygiénisme de l’urinoir au sale « de « Coin sale », de  « with a tongue in my check » à « paysage fautif » jusqu’à « bouche évier », sans parler de l’attentat visuel de « Etant donnés… ». j’ai des réponses personnelles à cette question. Elles sont développées sur : https://centenaireduchamp.blogspot.com/

Voilà, je voulais juste dire ici que Marcel Duchamp a développé lui-même une pensée plus puissante que ce pour quoi on l’utilise généralement et qu’il faudrait continuer à l’expliciter pour ce qu’elle est plutôt que de faire parler la postérité, « cette belle salope », écrivait Marcel Duchamp.

Marc Vayer juillet 2018

[COD] Rendre grâce à A.B.

Complément d'Objet Direct
Rendre grâce à AB.

Pendant longtemps, j’ai pensé travailler sur le sens que pouvait avoir donné Marcel Duchamp à l’ensemble de ses productions. De temps à autres, je découvrais quelques unes de celles-ci — à chaque fois différentes à mes yeux dans leurs formes plastiques —, au détour d’une revue d’art, d’un article, d’une critique d’exposition ou d’un récit d’histoire de l’art. Mais à chaque fois les informations que je pouvais glaner me paraissaient parcellaires, souvent teintées d’une conformité aux lieux communs de « l’histoire de l’art pour les nuls », souvent aussi, réduites à de longues élucubrations qui reflétaient plutôt les obsessions de leurs auteurs, trop souvent aussi empêtrées dans un verbiage scientifique, de cette science universitaire passionnante mais plutôt difficile à interpréter.

Rarement je lisais ou découvrais des éléments qui pouvaient répondre à une de mes intuitions, que Marcel Duchamp n’avait jamais produit que des objets d’art au service d’une même pensée, qu’une cohérence devait « naturellement » se dégager d’une telle variété de productions, que ce ne pouvait être un fatras informe ou une succession d’intentions disparates, que ce ne pouvait non plus être une accumulation de « n’importe quoi » au nom d’un geste « dada », vocable parfait pour tout ceux qui n’ont rien à dire.

Un jour, j’ai donc commencé sérieusement, concrètement, structurellement à me pencher sur le cas M.D. J’ai relu des coupures de presse, des documents, des articles que j’avais conservés, j’ai acheté des bouquins de référence, j’ai lu, noté, commenté. J’ai attaqué la fabrication d’une frise chronologique des œuvres, frise que je ne trouvais nulle part — en dehors du très beau tableau dans le catalogue Marcel Duchamp / Ephéméride + Opéra  - (Jennifer Cough-Cooper / Jacques Caumont - Editions Bompiani 1993) —, j’ai tenté un complément exhaustif de l’inventaire des œuvres au regard de ce que Francis M. Naumann avait réalisé dans l’ouvrage Marcel Duchamp, l'art à l'ère de la reproduction mécanisée (Editions Hazan 1999-2004). J’ai trouvé quelques lueurs dans la biographie de Marcadé, dans quelques lignes de Jean-Jacques Lebel, dans des descriptifs de Thierry de Duve, de Herbert Molderings…

Et puis un autre jour, en sortant de l’exposition consacrée à la peinture de Marcel Duchamp au Centre Pompidou à Paris en 2014, — exposition éreintante qui, par son commissariat, continuait de reproduire l’idée d’un Duchamp artiste qui serait passé par des périodes « artistiques — j’ai acheté le livre d’Alain Boton Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) (FAGE éditions 2012). J’ai lu ce livre comme l’auteur le préconisait dans son introduction, une première fois, puis une deuxième fois. Une première fois comme lorsqu’un voile se déchire et qu’on pense accéder à des vérités jusque là ignorées et une deuxième fois de façon critique et annotée pour dégager les lignes de force qui semblaient me permettre de valider mon intuition de départ : la cohérence argumentée de la production foisonnante de Marcel Duchamp. Ces lectures ont duré six mois.

Même s’il me semble désormais que A.B. a parfois dépassé la ligne rouge de la surinterprétation des signes, — tout à son désir de faire coïncider productions, faits et gestes, discours de M.D. avec un projet duchampien maîtrisé de bout en bout, du début (1912) jusqu’à la fin (1969, date posthume) — rendons lui grâce.*
Alain Boton, dans une démarche scientifique au sens d’une méthodologie des sciences humaines qui consiste à croiser un maximum de sources (œuvres, textes, expositions, discours, critiques, ITW, etc.), révèle au lecteur plusieurs fils rouges pour réfléchir à la cohérence de l’œuvre (c’est moi qui souligne) de Marcel Duchamp.

On peut les énumérer ici pour les retrouver plus tard :
1/ Marcel Duchamp développe une théorie approfondie sur la nature des œuvres d’art et sur les conditions sociologiques d’accession des objets d’art à ce statut d’œuvre d’art, théorie associée à une expérimentation à grande échelle pour tentative de confirmation — d’abord avec la « manipulation » autour de « Fountain », puis par la production de readymades témoins. Cette expérimentation a été mise en place patiemment, à l’échelle d’une vie. C’est cela que récusent nombre de critiques et d’historiens. Mais Alain Boton argumente de façon très solide. D’ailleurs, si on arrive ainsi à regarder les productions de Marcel Duchamp comme les moyens d’une expérimentation, on comprend alors que les catégories, les figures que M.D. utilise sont des outils au service de cette expérimentation. Elles n’ont pas de valeur esthétique et n’existent que pour alimenter et valider l’expérience qui consiste à montrer qu’une production artistique — un objet d’art — ne devient une œuvre d’art à l’époque moderne — que par un ensemble de comportements sociologiques qui n’ont plus rien à voir avec la sincérité et la puissance créatrice de l’artiste. N’importe quoi, même un objet répulsif pour le plus grand nombre, peut devenir une œuvre d’art par des jeux de rejet puis de réhabilitation, le plus souvent au nom de la distinction sociale d’un petit nombre, puis au nom de la sanctification par le marché de l’art.
Et l’œuvre intitulée « La mariée mise à nue par ses célibataires même » est le mode d’emploi de cette expérience.

La mariée mise à nue par ses célibataires même, dit aussi "Le grand verre", dit aussi "Le retard en verre". 1926, avant brisure.
2/ Marcel Duchamp développe une langue originale, qu’il nomme le nominalisme, constituée de termes et d’expressions textuelles associées à des signes plastiques (formes, couleurs, textures, compositions), langue sans cesse utilisée pour commenter et nommer ses différentes productions plastiques. Cette langue est le langage de l’expérimentation, donc nécessairement codée pour ne pas fausser le parcours de l’expérimentation de nature sociologique. Alain Boton, en véritable Champollion du « Grand verre » comme pierre de Rosette, décode cette langue et nous invite à re-regarder les productions de Marcel Duchamp avec ce décodage.
Et les notes de la « Boite verte » en constituent le dictionnaire.

1934, la Boite verte et ses notes.
3/ Dans un même discours, Marcel Duchamp développe des « figures » ouvertes, des concepts qui se superposent sous formes de métaphores et d’allégories : la sexualité et le genre, le machinisme et le mouvement, la vanité et la pesanteur, etc. Véritable mille-feuilles conceptuel, les productions de M.D. provoquent l’intelligence du regardeur. M.D.  nous élève en tant que spectateur, il nous rend curieux en tout cas et va déclencher chez certain(e)s ce sentiment de curiosité, cette tentative de compréhension. Le regardeur commence à exister en dehors du trivial et va se «  distinguer ». C’est à un phénomène de distinction sociale auquel MD nous convoque, qui fonctionne encore aujourd’hui à chaque fois qu’un(e) artiste nous provoque ou nous sollicite par l’ambiguïté, le rire, le non sens, etc.
Et « Etant donnés… » est le monument de cette sollicitation.

Etant donnés : 1 la chute d'eau 2 le gaz d'éclairage... photographie du manuel de montage 1966.

Le travail d’Alain Boton me semble donc une bonne base pour montrer et populariser la puissance de la pensée de Marcel Duchamp par delà les réapropriations, les captations, les déformations, les tronçonnages. Il ne s'agit pas pour moi de coller absolument aux déductions d’A.B., mais au contraire de vérifier le mieux possible (comme il le demande lui-même), la pertinence de son approche.

Dans ce texte « M.D. l’éveillé », je tente ainsi d’expliciter l’idée principale que Marcel Duchamp était un philosophe qui pensait par le moyen des « images », que ces pensées étaient déployées sous la forme « d’images » et que ces « images », décodées, se révèlent pour ce qu’elles sont, des pensées. Ainsi, toute sa vie, Marcel Duchamp aura opéré des aller-retour incessants entre les deux termes anglais réunis en un seul mot dans la langue française : image comme objet de l’impression visuelle et picture pour l’artefact et motifs matériels.
Marc Vayer juillet 2018

* Ce terme de grâce n’est pas anodin. A.B. en fait un des terme centraux de sa démonstration comme le synonyme du terme inframince utilisé par Marcel Duchamp.